Ci joint deux textes intéressants d'Alain Corvez qui concernent une actualité brûlante.
Le premier date d'hier et évoque le problème coréen (2 pages)
Le second plus ancien (Oct 2015) évoque le nucléaire (6 pages)
Ils donnent matière à réflexion et devraient rassurer les plus inquiets d'entre nous.
COREE: NE PAS CONFONDRE COERCITION ET DISSUASION
La crise coréenne ne peut plus être résolue par une intervention militaire, qui ne pourrait être
que nucléaire et donc apocalyptique, mais uniquement par la négociation.
Le niveau de technologie nucléaire atteint par la Corée du Nord ne permet plus de l’attaquer
militairement sans qu’elle déclenche le feu nucléaire sur son assaillant ou son voisin du Sud, même si les arguties sur
ce niveau-puissance de ses bombes, leur miniaturisation, précision des porteurs balistiques-cherchent à occulter le fait que la dissuasion nucléaire «du
faible au fort» s’applique désormais inéluctablement. Kim Jong Un a parfaitement intégré ce concept que, encore aujourd’hui, certains
stratèges ne semblent pas avoir assimilé.
Alain Peyrefitte dans son œuvre magistrale «C’était de Gaulle» rapporte comment le Général lui
explique après l’explosion de la première bombe atomique française, qui n’était encore qu’une bombe A, le principe de la
dissuasion:
«J’allais lui demander: ça ne vous fait rien de penser que vous pourriez... (Tuer vingt
millions d’hommes deux heures après le déclenchement d’une agression)
Il me répond tranquillement : "Précisément, nous ne les tuerons pas, parce qu’on saura que
nous pourrions le faire. Et, à cause de ça, personne n’osera plus nous attaquer. Il ne s’agit plus de
faire la guerre, comme depuis que l’homme est homme, mais de la rendre impossible comme on
n’avait jamais réussi à le faire. Nous allons devenir un des quatre pays invulnérables. Qui s’y
frotterait s’y piquerait mortellement. La force de frappe n’est pas faite pour frapper mais pour ne
pas être frappé"
Les généraux et les stratèges américains le savent très bien, ou alors ils ne sont pas à la
hauteur de leurs fonctions, mais les dirigeants et diplomates qui profèrent des menaces militaires
l’ignorent ou font semblant de l’ignorer.
Les Etats-Unis auraient pu facilement soumettre à leur volonté la Corée du Nord par la
coercition militaire en raison de l’immense différence de puissance en leur faveur avant que la
dynastie des Kim n’atteigne pour leur pays le niveau nucléaire-si toutefois l’URSS puis la Russie,
ainsi que la Chine les avaient laissé faire- mais désormais détenteur de l’arme fatale, même si loin
de la parité, le petit pays ne peut plus être détruit sans déclencher des représailles insupportables
pour la superpuissance.
C’est le principe de la dissuasion «du faible au fort» qui s’impose dont je rappelle la
définition par le général Pierre-Marie Gallois, un des grands stratèges du vingtième siècle:
«Aussi, soudainement plongée dans l’ère de l’atome, l’opinion y a-t-elle raisonné ainsi qu’elle
aurait pu rationnellement continuer de le faire dans le cycle classique. Elle pensait coercition, alors qu’il s’agissait
de dissuasion. Elle comparait numériquement les forces en présence alors qu’il eût fallu qu’elle évaluât les dommages dont aurait souffert le plus fort,
quelle que fût sa puissance, s’il s’en était pris à l’existence du plus faible.»
Le Président Donald Trump avait montré au cours de sa campagne électorale une
compréhension très grande des nouveaux équilibres mondiaux et annoncé qu’il voulait mettre fin à l’idée que les
Etats-Unis devaient dicter leurs conduites à tous les états du monde, au prix de
guerres coûtant trop cher en vies humaines et en argent, reprochant à l’administration précédente
d’avoir jeté la Russie dans les bras de la Chine par une politique stupidement hostile, allant même
jusqu’à dire au début de son mandat qu’il était prêt à parler avec Kim Jong Un. Mais on a vu que
sur ce sujet comme sur bien d’autres, Russie, Afghanistan, Syrie, Chine, repris en main par le
puissant complexe militaro-industriel dont le Président Eisenhower disait le 17 janvier 1961 au
moment de quitter sa présidence qu’il était un danger mortel, il a dû rentrer dans le rang pour mener la politique que «
l’état profond» américain considère comme indispensable à la suprématie de la première puissance militaire mondiale, dont l’économie est maintenant
défiée par des puissances asiatiques. Il serait intéressant de savoir comment ces pressions s’exercent sur la
direction de ce grand pays ami de la France depuis sa naissance, surtout dans les moments de
crise, pour empêcher son gouvernement de mener une politique clairvoyante et raisonnable pour le monde et bénéfique «in fine» aux États-Unis eux-mêmes.
La Corée du Nord a atteint le niveau d’invulnérabilité que lui confère la détention de l’arme
absolue, affirmant même sa maîtrise de la bombe à hydrogène comme le montre son dernier essai souterrain. Les sanctions
ne l’ont pas empêché de progresser technologiquement, et même
économiquement de façon modérée.
Ce n’est donc pas par ce moyen que quiconque pourra amener le pays à renoncer à l’arme de
la souveraineté et de l’invulnérabilité, Kim Jong Un ayant en mémoire, en outre, le sort que les
États-Unis ont réservé à Saddam Hussein et Kadhafi qui ne pouvaient résister à l’immense
supériorité militaire américaine qui a pu exercer la coercition en l’absence de toute dissuasion. Le
chef emblématique de la Corée du Nord ne correspond sans doute pas à la caricature qu’en font les journalistes
occidentaux : loin d’être imprévisible, il applique une politique obstinée de souveraineté nationale dans laquelle il a grandi et s’est formé à
l’imitation de son grand-père et de son père, intégrant maintenant la nouvelle puissance que ses aïeux ne possédaient pas mais ont travaillé
à obtenir, et manie avec efficacité le concept de la dissuasion. Il cherche à préserver son pays d’un sort
qui lui serait imposé de l’extérieur mais n’envisage pas de détruire la Corée du Sud et les milliers d’Américains qui s’y trouvent et ne présente donc
pas une menace existentielle pour les États-Unis.
Pourtant une négociation est possible avec le gouvernement du Nord qui ne fait qu’assurer
sa survie et n’entend pas convertir le Sud au communisme. Le nouveau Président Moon avait
d’ailleurs indiqué sitôt après son élection qu’il était prêt à discuter avec Kim Jong Un pour avancer
dans la normalisation de leurs relations. L’avenir de la péninsule est évidemment d’être un jour
réunie : la question est de savoir par quelles modalités et sous quelle forme entre les deux entités si différentes
politiquement mais si proches humainement. Une chose est certaine, c’est par le
dialogue et la diplomatie que l’objectif doit être poursuivi, et non par une action militaire qui serait
catastrophique pour la région et même pour la planète entière.
La Chine, au premier rang, peut et a intérêt à aider à ce règlement diplomatique, de même
que la Russie. Les liens de ces deux grands pays avec la Corée du Nord sont anciens et connus des spécialistes qui
peuvent disserter longtemps sur les aides qu’ils lui ont apporté autrefois dans les domaines scientifique et économique, directement ou par
l’intermédiaire de pays tiers comme le Pakistan ou l’Ukraine, en d’autres circonstances, mais tous les deux ont intérêt à ramener le
calme dans la région. Ce calme doit évidemment s’accompagner d’une diminution de la présence militaire américaine qui présente une menace toute proche pour plusieurs pays de la région, en tout premier lieu pour la Chine.
L’avenir n’est pas dans la résolution des différends par la coercition militaire mais par le
dialogue prenant en compte les intérêts stratégiques et économiques raisonnables des acteurs
régionaux. Les BRICS, avec les projets de développement inclus dans la nouvelle route de la soie
proposent une participation «gagnant-gagnant» à ceux qui le souhaitent, sans domination de l’un ou de
l’autre mais en proportion de l’investissement apporté. Ce projet économique mondial ne peut aboutir si certains pays se trouvent soumis à une menace
militaire à ses frontières.
LE DELUGE ET L’ARCHE DE NOE du 26 Oct 2015
Supprimer la guerre
La problématique présentée par le général Paris pour ce colloque suscite des réflexions fondamentales pour l’avenir de l’humanité, auxquelles il est
difficile de répondre en un quart d’heure, aussi ne citerai-je que peu de chiffres qui seront sans doute exposés par les experts éminents qui interviendront aujourd’hui, et
commencerai-je par citer non pas un stratège mais un philosophe contemporain à la pensée s’enracinant dans une immense connaissance anthropologique.
René Girard a en effet étudié les relations des hommes entre eux et avec le surnaturel, depuis l’origine de l’humanité, bâtissant la théorie mimétique qui
explique comment, dès les civilisations archaïques, la violence s’est manifestée entre les hommes, obligeant les sociétés à régler leurs rivalités
internes et externes par des moyens sacrificiels pour extirper le mal quand il atteignait l’insupportable. Dans « La voix méconnue du réel », se référant à Nietzsche il écrit : «
La véritable vengeance (au sens du ressentiment nietzschéen, Ndr) est de retour parmi nous sous la forme de l’arme absolue du nucléaire qui réduit notre
planète à la taille d’un village primitif, terrifié une fois de plus par l’éventualité d’une guerre à mort. La véritable vengeance est si terrifiante que ses partisans les
plus acharnés n’osent la déchaîner, parce qu’ils savent parfaitement que toutes les atrocités qu’ils peuvent
infliger à leurs ennemis, ceux-ci peuvent aussi les leur infliger»(1)
A priori, le caractère immoral de la dissuasion nucléaire, qui a cependant évité à l’humanité une nouvelle guerre
mondiale depuis l’apparition, et l’utilisation en août 1945 de l’arme nouvelle sur deux villes japonaises,
arme jugée absolue, est à considérer « a posteriori » en comparaison des atrocités des bombardements classiques sur Dresde, Rouen ou Le Havre peu de temps auparavant. En réalité, c’est la guerre qui est immorale puisqu’elle consiste pour un état à
utiliser
un pouvoir de coercition militaire pour imposer ses vues à un adversaire. Et la question fondamentale est : comment
supprimer la guerre comme moyen de résoudre les rivalités entre les nations ?
La bombe et le microscope électronique
Dans « Les chênes qu’on abat », Malraux nous rapporte ce propos du Général : «
... On ne dira pas longtemps que la bombe atomique n’est pas autre chose qu’une bombe plus puissante que les autres.... Je ne
crois pas, voyez-vous, que le microscope électronique ne soit qu’une énorme paire de lunettes : ce qu’il nous
fait découvrir n’est pas ce que nous cherchions. Il résout quelques-uns de nos problèmes ; il apporte aussi
les siens. Nous n’en avons pas fini avec la bombe atomique. Le plus puissant moyen de guerre a commencé par apporter la paix.
Une paix étrange, la paix tout de même. Attendez la suite. » (2)
Ce « Attendez la suite » est lourd d’une pensée humaniste qui n’a cessé d’appeler les hommes et les nations à se
respecter, et à bâtir ensemble un monde plus uni pour la cause de la paix. Plus loin nous verrons qu’il
entrevoyait l’avenir de l’humanité comme une marche vers le progrès dans une coopération pacifique de tous les pays.
Coercition et dissuasion
L’arme nucléaire a la vertu de dissuader tout ennemi potentiel de déclencher des hostilités classiques par la menace des
dommages insupportables qu’elle représente pour tout attaquant. Elle a un autre avantage qu’a tout de suite
compris le général de Gaulle, celui de permettre aux petits états, au sens militaire du terme, de faire autant peur aux grands que s’ils avaient une armée puissante, par une menace de représailles insupportables. Je ne m’étendrai pas sur
ce
principe de dissuasion qu’on a appelé « du faible au fort » et qui reste aujourd’hui valable, ni sur l’évolution du
concept depuis la stupide et dangereuse « riposte graduée » de Mac Namara qui faisait suite aux «
représailles massives ». L’œuvre magistrale du général Gallois publiée en 1960, « Stratégie de l’âge nucléaire », avait pour
but d’expliquer le caractère totalement novateur du fait nucléaire qu’il aura fallu plusieurs années aux
divers responsables et à l’opinion publique pour comprendre, des politiques, des savants, des Prix Nobel parlant encore de « bombinette »pour l’arme de la France, avant qu’un consensus apparaisse enfin sur son efficacité politique autant
que stratégique. Lors d’un colloque organisé en septembre 1984 à Arc-et- Senans par l’Institut Charles de
Gaulle et l’Université de Franche-Comté, il précisera de façon pédagogique une différence essentielle entre la
coercition et la dissuasion : «Au cours des siècles, l’histoire des guerres a toujours démontré, et avec
éclat, le pouvoir de la coercition lorsque celle-ci était servie par la supériorité des forces. Dans le cycle classique, ladissuasion, au contraire, était ignorée parce que, lorsqu’elle faisait son office, elle était le non-évènement.
Aussi, soudainement plongée dans l’ère de l’atome, l’opinion y a-t-elle raisonné ainsi qu’elle aurait pu rationnellement
continuer de le faire dans le cycle classique. Elle pensait coercition, alors qu’il
s’agissait de dissuasion. Elle comparait numériquement les forces en présence alors qu’il eût fallu qu’elle évaluât les
dommages dont aurait souffert le plus fort, quelle que fût sa puissance, s’il s’en était pris à l’existence
du plus faible. »
Et plus loin : «Mais ces armes, dès qu’elles furent crées, la raison commandait qu’elles fussent réservées à l’ultime protection de la nation qui les détient, les ravages dont elles seraient
potentiellement capables étant proportionnels à la valeur de l’enjeu qu’elles protègent. »
Il termina son intervention par une citation du général de Gaulle du 16 avril 1964 : « S’interdire les moyens propres à dissuader l’adversaire...alors (que la France) est en mesure de les avoir, ce serait attirer la
foudre tout en se privant du paratonnerre... Ce serait s’en remettre entièrement de sa défense, par là de son
existence, et en fin de compte de sa politique, à un protectorat étranger et, au demeurant, incertain. Non !
Nous valons mieux que cela. »
Quelques années plus tard le général Gallois, qui m’avait fait l’honneur de m’inclure dans son cercle de réflexion,
m’avait raconté sa fameuse entrevue du 2 mai 1956 avec le général de Gaulle à l’hôtel La Pérouse au cours de
laquelle il lui avait exposé que tôt ou tard l’arme américaine ne servirait qu’à défendre le territoire américain et non plus le continent européen. Il en fixait l’échéance à 1960, d’où la nécessité pour la France de s’en doter.
Le raisonnement du général Gallois allait plus loin puisqu’il envisageait que l’arme fatale puisse un jour débarrasser le
monde de la guerre.
Je cite le biographe de PMG, Christian Malis, dans sa conclusion d’une conférence à l’Ecole de Guerre
: «Moyen ultime de l’autodestruction, le nucléaire peut, aux yeux du général Gallois, se muer en vaccin
définitif contre la guerre générale. Pour l’humanité du 20e siècle, embarquée pour la
première fois dans une aventure unique, l’Atome est à la fois Déluge et Arche de Noé. L’évangile nucléaire
est alors évangile de la paix.»
Arme impossible à utiliser
Cette arme, par ses capacités illimitées de destruction, est devenue une arme de non-emploi. C’était la première fois que
se produisait un tel évènement, révolutionnant les raisonnements habituels à l’art de la guerre et à la
pensée stratégique. L’arbalète inventée en Italie parut un
temps donner une telle suprématie meurtrière qu’elle fut interdite par le Concile de Latran en 1139, mais elle n’a jamais
eu le caractère absolu de l’arme nucléaire.
Evidemment, la dissuasion nucléaire interdisant la guerre entre grandes puissances, elles ont alors développé d’autres
stratégies pour atteindre leurs objectifs et l’on voit se multiplier les conflits dits « asymétriques »,
qu’on pourrait aussi appeler par procuration, qui les opposent au travers d’alliés ou d’affidés. L’Ukraine et la Syrie sont des exemples ou des peuples souffrent et meurent des rivalités des grands.
Dans un monde désormais multi polarisé, la dissuasion ne peut être que nationale et tous azimuts. Elle est une arme
stratégique qui ne peut dépendre que du peuple qui la possède, c’est-à-dire en France du Président de la
République dont elle constitue en outre un outil politique incomparable.
A cet égard, une confidence du général François Maurin, CEMA de 1971 à 1975, dans un article qu’il écrivit dans le numéro
93 de la revue Espoir de la Fondation Charles de Gaulle en septembre 1993 nous révèle les préoccupations dont
lui avait fait part le Président Pompidou, en 1971, quand il lui avait présenté les choix d’objectifs, quant
aux destructions qu’il pourrait provoquer s’il déclenchait le feu nucléaire : « Je lui répondis que même si
je comprenais très bien ce qu’il
me disait, ces forces, à mon sens, représentaient avant tout un atout important pour les responsables politiques français
sur l’échiquier international par leur existence même, à condition qu’elles fussent considérées comme
crédible par les autres. J’ajoutais que si les raisons «d’appuyer sur le bouton » paraissaient effectivement difficiles à réunir, par contre, l’utilisation de cet atout pouvait intervenir tous les jours. Bien qu’il me parut sceptique sur
cette affirmation, quelques jours après il me prit à part lors d’une réunion et me dit : « Tiens,
aujourd’hui, je me suis servi de vos bombes nucléaires ». Je lui fis remarquer que c’étaient les siennes et non les
miennes et lui demandai dans quelles circonstances, si ce n’était pas indiscret. Il me répondit : «Nous avions des
discussions sur le Fonds Monétaire International avec d’autres hauts responsables de différents pays, et
comme certains d’entre eux paraissaient peu compréhensifs à notre égard, j’ai dit « moi aussi j’ai des forces nucléaires ! » et cette simple affirmation régla le problème à notre convenance. »
Un peu plus loin dans le même article, le général Maurin rapporte les propos du maréchal Gretchko, Ministre de la
défense soviétique lors d’une visite en France, invité par le Ministre de la
Défense Michel Debré. A brûle pourpoint le Maréchal lui dit : « Vos fusées françaises sont braquées contre l’URSS ?
»
A ce moment, nous avions, outre les Mirage IV, neuf missiles au plateau d’Albion. Je lui répondis qu’il y avait sans
doute plus de fusées soviétiques braquées contre la France que l’inverse. Après
qu’il m’eut demandé comment je savais cela, lui ayant simplement indiqué que je savais compter, il me reposa la question,
je lui répondis « Oui, certaines fusées sont braquées sur Leningrad et sur Moscou parce que ni Napoléon, ni
Hitler n’ont pu détruire Moscou, nous, il suffit d’appuyer sur un bouton et il n’y en a plus... ! » Il me donna une violente bourrade dans le dos et me dit « Otchen Korocho » et ajouta : « C’est moi qui ai défendu Moscou pendant la
dernière guerre et cela nous a coûté la destruction de deux armées entières. »
Je lui ai dit « Vous voyez, maintenant Monsieur le Maréchal, ces armées pour défendre Moscou sont inutiles. »(3)
On ne peut aborder ce sujet sans se référer à la pensée du général de Gaulle que je trouve fort bien résumée dans cet
échange rapporté par Alain Peyrefitte : « J’allais lui demander : ça ne vous fait rien de penser que
vous pourriez... (Tuer vingt millions d’hommes deux heures après le
déclenchement d’une agression) Il me répond tranquillement : Précisément, nous ne les tuerons
pas, parce qu’on saura que nous pourrions le faire. Et, à cause de ça, personne n’osera plus nous attaquer.
Il ne s’agit plus de faire la guerre, comme depuis que l’homme est homme, mais de la rendre impossible comme
on n’avait jamais réussi à le faire. Nous allons devenir un des quatre pays invulnérables. Qui s’y frotterait s’y piquerait mortellement. La force de frappe n’est pas faite pour frapper mais pour ne pas être frappé »
Alain Peyrefitte : Mais la bombe a bel et bien frappé, à Hiroshima et Nagasaki.
Général de Gaulle : Elle n’aurait pas frappé si les Japonais en avaient possédé une. Et il fallait bien qu’elle frappe la
première fois. Pour mettre le Japon à genoux, il fallait bien lui fournir la preuve que cette bombe était une
réalité terrifiante et imparable. Et il fallait que ce soit cette bombe qui mette fin à la seconde guerre mondiale, pour que la perspective de son emploi dissuade d’en entreprendre une troisième. Sans quoi on n’y aurait jamais cru » (4)
Le Président Valéry Giscard d’Estaing a révélé dans ses mémoires qu’il n’aurait jamais déclenché l’arme nucléaire :
c’était son affaire d’homme qu’il aurait dû garder pour lui, car c’est une faute
politique grave de créer ainsi un doute sur la volonté du Chef de l’Etat d’assumer la dissuasion française. Même s’il ne
l’a pas dit pendant son mandat, il a montré ainsi que, malgré son intelligence, il n’avait pas compris le
principe de la dissuasion, ou que par dépit de ne pas
avoir été réélu par les Français, il voulait saper le rôle de ses successeurs.
Arme de souveraineté
Après l’outil stratégique et l’outil politique, l’arme est aussi, et peut-être surtout un outil identitaire, un outil de
souveraineté qui implique que la France ne devrait pas entrer dans des organisations
internationales qui aliènent cette souveraineté. C’est le cas de l’OTAN dont nous n’aurions jamais dû rejoindre
l’organisation militaire. Celle-ci a été décidée par le Président Sarkozy à mon avis sans réflexion stratégique,
au prétexte de faire avancer la construction d’une armée européenne qui reste un mythe : les membres de l’UE également membres de l’OTAN, se contentent du bouclier américain et renâclent à augmenter leurs budgets de défense, encore plus à consacrer
des moyens à une défense européenne sans stratégie et sans doctrine, préférant utiliser les ressources de
leur PIB à leur développement économique. On voit aujourd’hui l’absurde d’une posture militaire antirusse de
l’OTAN, décidée à Washington, à laquelle nous n’osons pas nous opposer alors qu’elle dessert les intérêts économiques et même stratégiques des pays européens, en premier lieu de la France.
De plus, l’organisation militaire de l’Alliance est dangereuse par la multiplication sur le territoire européen des
engins nucléaires prêts à l’emploi répartis dans cinq pays membres. D’après une étude de la Fédération des
scientifiques américains (FAS) citée par Manlio Dinucci dans « il manifesto » : Allemagne (20), Belgique (20), Pays Bas (20), Italie (70), et la Turquie (50), soit 180 engins actuellement en cours de modernisation avec les bombes B 61-12 guidées
par satellite d’une puissance de 50 KT qui les fait passer du statut d’armes tactiques à celui de
stratégiques. (6) Sans compter les armes britanniques et françaises, ajoutées à l’arsenal nucléaire américain en Europe, et au déploiement dans les pays de l’est européen comme la Roumanie, la Pologne et la Tchéquie des missiles du
bouclier antimissiles, il y a là de quoi justifier une réplique russe à cette menace directe. Il faut
d’ailleurs rappeler l’hypocrisie initiale qui avait présenté ce déploiement comme visant l’Iran.
Dans son discours devant l’Assemblée Générale de l’ONU le 23 septembre 2013, le Président Rouhani a proposé au nom de
l’Iran de créer un monde contre la violence et le terrorisme qui règlerait les conflits d’intérêt par le
dialogue et la concertation, proposition qui a été reprise et est devenue la résolution N° 127 du 18 décembre
2013 (Acronyme anglais WAVE) .Cette aspiration à la paix entre les nations est ressentie par de plus en plus de pays et constitue un espoir pour l’humanité.
Israël, en s’opposant de manière frénétique à l’accord du 14 juillet dernier sur le nucléaire avec l’Iran qui a pour but,
en principe, d’empêcher ce pays de construire la bombe, ne menait qu’un combat retardateur géopolitique,
sachant bien que tout détenteur est condamné à ne jamais l’employer. L’arme qui rend invulnérable est aussi l’arme de non emploi.
Selon le général Gallois, «tout assaillant doit d’abord détruire les missiles adverses avant que la victime ne les lance
sur son territoire», ce qui est irréalisable en toute certitude.
Le 26 juin dernier, en propos introductif d’un colloque sur ce sujet ici-même, Claude Bartolone, Président de l’Assemblée
Nationale a dit des choses pertinentes dont j’extrais ceci : «En tout cas il est sûr, et je crois que cela
fait consensus, c’est qu’elle (l’arme nucléaire, Ndr) a servi à quelque chose : Qu’est-ce qui a retenu les
55.000 chars du Pacte de Varsovie face aux 7000 péniblement rassemblés par les pays de l’OTAN en Europe occidentale ?
Pourquoi la Chine et l’Inde ont-ils été au bord de la guerre sans franchir le pas ?
Pourquoi l’Inde et le Pakistan se limitent-ils maintenant à quelques escarmouches dans les montagnes du Cachemire
?
Pourquoi les pays arabes n’attaquent-ils plus Israël et ont même signé des accords avec lui ?
Il n’est pas contestable que la dissuasion a fonctionné.
Les commissions spécialisées du Congrès des Etats-Unis n’ont-elles pas considéré elles-mêmes la défense antimissiles comme
un leurre technologiquement inefficace, coûteux et politiquement contre-performant ?
Dans la zone Pacifique, qu’est-ce qui peut nous faire penser que l’Amérique et la Chine ne se feront pas la guerre, sinon
l’existence d’armes stratégiques qui la rende impossible »
Nouvelles menaces
Le monde dans lequel nous sommes désormais est multi polarisé et l’affrontement entre des blocs rivaux doit
nécessairement disparaître, même si l’on assiste encore à des réminiscences de guerre froide qui devraient
finir par s’estomper, tant elles ne correspondent plus à la variété des menaces.
Nous sommes en présence d’une nouvelle politique de la violence aux contours indéterminés : terrorisme irrationnel
utilisé parfois de façon irraisonnable par nos démocraties occidentales, cybercriminalité devenue une menace
majeure pour nos états par ses possibilités de destruction de toutes les infrastructures, dangers de prolifération des armes de destruction massive, «bombes sales » à la portée d’organisations terroristes.
(Conscients des dangers de la guerre cybernétique, les Etats-Unis et la Chine viennent de s’entendre pour renoncer
mutuellement à l’utiliser lors du récent voyage du Président Xi Jing Ping aux Etats-Unis.)
A nouveau René Girard : «Qui aurait pu imaginer que l’on soit passé, en l’espace de dix ans,
du souci de la guerre froide au souci de l’islam radical, c’est-à-dire d’un relatif immobilisme historique à une telle
accélération, à un tel dérèglement de l’histoire ?» s’interroge-t-il en 2005 dans son discours de réception,
enfin, à l’Académie Française.
Quels que soient les progrès technologiques, notamment dans l’espace avec les satellites tueurs, les lasers, les
faisceaux dirigés et les inventions en optronique, aucun bouclier ne peut garantir à son détenteur qu’il est
totalement à l’abri d’un engin qui aurait traversé les défenses. Les neuf états détenteurs de l’arme aujourd’hui se dissuadent de l’employer en maintenant opérationnel un arsenal terrible.
Comme l’a indiqué le général Paris, l’absolu n’existe pas sur terre, en matière d’attaque comme de défense. Et il faut
raisonnablement mettre un terme à cette menace qui pèse sur la planète. L’humanité a mieux à faire que
d’envisager de se détruire par un acte de folie collective.
Le créateur de l’arme nucléaire française, s’adressant aux universitaires mexicains lors de son voyage en Amérique Latine
en mars 1964 leur a dit : «En effet, par-dessus les distances qui se rétrécissent,
les idéologies qui s’atténuent, les politiques qui s’essoufflent, et à moins que l’humanité s’anéantisse
elle-même un jour dans de monstrueuses destructions, le fait qui dominera le futur c’est l’unité de notre univers ; une cause, celle de l’homme ; une nécessité, celle du progrès mondial, et, par conséquent, de l’aide à tous les pays qui le
souhaitent pour leur développement ; un devoir, celui de la paix, sont, pour notre espèce, les conditions
mêmes de sa vie. »
En d’autres circonstances, il avait clairement indiqué que la France serait prête à s’engager dans un processus
d’éradication de l’arme nucléaire, à condition que les deux Grands de l’époque fissent les premiers pas,
compte tenu des énormes décalages de puissances.
Un monde sans guerre
En conclusion, les efforts vers la paix mentionnés plus haut sont un espoir mais mettront du temps à être couronnés de
succès. Il ne faut pas rêver et la raison me persuade que l’arme nucléaire française est notre garantie
ultime de sécurité et de souveraineté, qu’il faut non
seulement la conserver mais la maintenir en permanence au niveau technologique nécessaire à la permanence de la
dissuasion. On peut souhaiter qu’un jour elle soit inutile, mais en matière de sécurité on ne peut faire de
doux rêves et il importe de faire la différence entre les utopies et la réalité, Sun Tsu nous le rappelle dans l’incipit de son
«Art de la guerre», « Ping Fa » en chinois :
«La guerre est d’une importance vitale pour l’Etat. C’est le domaine de la vie et de la mort ; la conservation ou la
perte de l’empire en dépendent ; il est impérieux de le bien régler. Ne pas faire de sérieuses réflexions sur
ce qui le concerne, c’est faire preuve d’une coupable indifférence pour la conservation ou pour la perte de
ce qu’on a de plus cher, et c’est ce qu’on ne doit pas trouver parmi nous.» (5)
L’existence de la force de frappe entraîne des économies de forces conventionnelles, à l’excès, car les gouvernements
français successifs depuis 40 ans en ont profité pour diminuer le budget de la Défense Nationale, sans
toucher trop à celui de la dissuasion au point qu’on l’a déclaré » sanctuarisé ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des responsables militaires sont également partisans de sa suppression, désespéré de voir l’état de nos forces
conventionnelles et pensant naïvement récupérer des lignes budgétaires pour elles. Car la France est une
puissance aux responsabilités mondiales, avec des territoires ultramarins immenses que personne ne défendra à sa place.
(Les dernières extensions de nos plateaux continentaux sous-marins sont en train de nous faire devenir la première
puissance mondiale à cet égard avec plus de 11 millions de km2)
Il lui faut pour cela assurer la permanence de sa souveraineté sur ces plus de 11 millions de km2, et donc disposer d’une
force d’intervention terrestre, maritime et aérienne capable d’agir immédiatement en cas de menace
caractérisée.
Dans la période dangereuse que nous traversons, quelles que soient les difficultés économiques que nous connaissons, il
est évident à mes yeux qu’il faut augmenter le budget de notre défense en le portant progressivement au moins
à 3% du PIB, ce qui provoquera, on le sait, des retombées importantes sur notre activité industrielle qui compenseront l’effort financier consenti et, dans cette enveloppe budgétaire, maintenir le budget de la dissuasion pour permettre
sa modernisation permanente au rythme des avancées techniques.
Quand on connaît le nombre de ces armes fatales dans le monde, parmi lesquelles environ 5000 ogives américaines et 5000
russes, dont environ 2000 de chaque côté déployées et opérationnelles instantanément, il est vital que
l’humanité s’engage dans la destruction de cette menace permanente de destruction de la planète.
Il est clair que ce n’est pas à la France de commencer le désarmement nucléaire, elle qui a déjà supprimé l’une de ses
composantes sans aucune contrepartie. Mais elle peut et doit proposer ou accompagner les propositions que
feraient les plus grosses puissances en la matière pour s’engager dans la voie de son éradication. Et mener une politique extérieure inspirée par les principes traditionnels de notre diplomatie, de respect des différences de cultures et de civilisations,
avec réalisme et sans ingérence dans les affaires intérieures des états. Elle serait
alors fidèle à son génie que Malraux nous rappelle dans son dernier dialogue avec de Gaulle à Colombey qui lui dit
: « Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté des autres. » (2, page
134)
Alain Corvez - le 26/10/2015
1) René Girard, « Nietzsche contre le crucifié », in La voix méconnue
du réel ; Une théorie des mythes archaïques et modernes. Grasset.
2002
2) André Malraux. Les chênes qu’on abat. Gallimard 1971.
3) Revue Espoir n° 93. Septembre 1993
4) Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Gallimard, coll. « quarto »,
2002.
5) L’art de la guerre. Sun Tse. Traduction du père Amiot de 1772. Les
classiques du Point 2003.
6) "Il Manifesto" de Manlio Dinucci, édition du 30 septembre 2015.
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