L’Onu, l’UE et la schizophrénie Daesh

par Thierry Meyssan - le 06/06/2016.


 

Thierry Meyssan

Consultant politique, président-fondateur du Réseau Voltaire et de la conférence Axis for Peace.

Dernier ouvrage en français : L’Effroyable imposture : Tome 2, Manipulations et désinformations (éd. JP Bertand, 2007). 

 


Les organisations intergouvernementales sont censées joindre les efforts des États-membres pour parvenir à des résultats qu’ils ne pourraient atteindre seuls. On devrait pouvoir en conclure que l’Onu et l’UE coordonnent la lutte contre Daesh.

Au lieu de quoi, ces deux organisations mettent les bâtons dans les roues aux acteurs de terrain et masquent les soutiens étatiques au terrorisme international.


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Jeffrey Feltman, le directeur des Affaires politiques de l’Onu, et Federica Mogherini, la Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Ces hauts-fonctionnaires servent-ils la paix ou mentent-ils au profit de l’impérialisme US ?

 

Si durant la Guerre froide, les crédits de recherche en sciences sociales et politiques étaient orientés vers des études du « totalitarisme » —c’est-à-dire vers l’assimilation du nazisme et du stalinisme—, ils ont été réorientés vers le « terrorisme » après les attentats du 11 septembre 2001. Soudain, des milliers d’experts ont surgi, financés pour justifier a posteriori la version officielle des attentats, les guerres en Afghanistan et contre l’Irak, et la proclamation du Patriot Act.

Treize ans plus tard, le phénomène s’est répété à l’occasion de la proclamation du califat par Daesh. Il s’agit désormais moins de lutter contre une menace terroriste diffuse que de combattre un État bien réel quoique non reconnu, et de prévenir les transferts d’armes, d’argent et de combattants qu’il génère.

Deux organisations intergouvernementales, l’Onu et l’Union européenne, ont accompli un travail gigantesque pour définir une stratégie de « prévention de l’extrémisme violent » et lutter contre Daesh. L’Assemblée générale des Nations unies examinera ces travaux le 30 juin et le 1er juillet. On peut évidemment craindre que la « prévention de l’extrémisme violent » ne soit jamais qu’une justification de la répression de toute opposition.

À lire les documents disponibles —ceux (1) du secrétaire général de l’Onu [1], (2) du Comité 1373 de lutte anti-terroriste, (3) de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions [2], et (4) du Service d’action extérieure de l’Union européenne [3]—, on est pris d’un vertige devant ce qui s’apparente non pas à un plan de bataille, mais à l’élaboration d’une rhétorique politiquement correcte.

L’Onu et l’UE se fondent exclusivement sur des sources occidentales éloignées du terrain et ne mentionnent jamais non seulement les informations transmises par l’Irak, la Syrie et la Russie, mais leur existence même. Pourtant celles-ci ont été remises au Conseil de sécurité par les ambassadeurs Mohamed Ali Alhakim, Bachar Ja’afari et Vitali Tchourkine. Elles sont librement consultables.

La Syrie, et dans une bien moindre mesure l’Irak, ont fourni au jour le jour des informations sur les transferts d’argent, d’armes et de jihadistes, tandis que la Russie a distribué cinq rapports thématiques sur 

 1. le commerce illégal d’hydrocarbures [4] ; 

 2. le recrutement de combattants terroristes étrangers [5] ; 

 3. le trafic d’antiquités [6] ; 

 4. les livraisons d’armes et de munitions [7] ; 

 5. les composantes destinées à la fabrication d’engins explosifs improvisés [8].

L’ensemble de ces documents met en cause directement l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie. Ces trois États —alliés de Washington— y ont répondu par des dénégations globales sans jamais discuter la moindre imputation.

Daesh est fonctionnel aux quatre objectifs de la stratégie des États-Unis que ce soit en ce qui concerne la création de la guerre civile sunnites/chiites en Irak, puis le projet de partition de l’Irak en trois parties fédérées, celui de la coupure de la route reliant l’Iran au Liban, ou encore le projet de renversement de la République arabe syrienne. De sorte que l’on peut se demander : si Daesh n’existait pas, Washington devrait-il l’inventer ?

Il serait faux de croire que la mise à l’écart des documents sus-cités serait le fait d’un préjugé anti-irakien, anti-syrien et anti-russe. En effet, les sources occidentales publiques et privées qui abondent dans leur sens sont également ignorées. Par exemple, les documents déclassifiés de l’U.S. Defense Intelligence Agency [9] ou les articles de Jane’s la revue fétiche des officiers de l’Otan [10]. Non, l’Onu et l’UE abordent la question de Daesh avec un a priori simple et clair : cet État aurait surgi de manière spontanée, sans bénéficier d’aucune aide.

L’aveuglement de l’Onu est tel que son secrétaire général, Ban Ki-moon, attribue à la Coalition internationale conduite par Washington les victoires obtenues par les sacrifices des armées irakienne et arabe syrienne, de la Résistance libanaise, ainsi que par l’engagement massif de l’armée russe.

Le « résultat » de quinze années de « guerre contre la terreur », nous assure-t-on, serait d’avoir tué plus d’un million et demi de civils pour 65 à 90 000 présumés terroristes, et d’être passé d’une attaque terroriste diffuse (Al-Qaïda) directement à un État terroriste (Daesh) ! Après nous avoir expliqué qu’une quinzaine d’États membres de l’Onu ont « failli » (Failled States) malgré des années d’aide internationale, nous sommes censés croire qu’en quelques mois un groupe de combattants incultes est parvenu, seul, à créer un État et à menacer la paix mondiale.

Al-Qaïda est passé subtilement du statut de « menace » à celui d’« allié » selon les cas. Il a pu financer l’AKP en Turquie [11], aider l’Otan à renverser Mouamar el-Kadhafi en Libye et faire du « bon boulot » en Syrie, tout en restant sur la liste onusienne des organisations terroristes. Personne n’a jugé utile de nous expliquer cette évolution et cette contradiction. Peu importe puisque le statut d’« ennemi » est désormais dévolu à Daesh.

Au cours des quinze dernières années, nous avons vu le camp occidental développer sa théorie du 11-Septembre et de la menace Al-Qaïda. Après la publication de ma critique de ce conte à dormir debout [12] et malgré les attentats qui se sont multipliés, nous avons vu les opinions publiques douter de la sincérité de leurs gouvernements, puis se détacher lentement de leurs déclarations officielles au point de ne plus y croire aujourd’hui. Ceci bien que certains chefs d’État —à Cuba, en Iran [13], au Venezuela— aient publiquement déclarés ne pas être dupes.

Sachant que cette fois, le point de vue contestataire est défendu dès le départ par plusieurs États, dont deux membres permanents du Conseil de sécurité —la Russie et la Chine—, allons-nous passer les quinze prochaines années à devenir également schizophrènes à propos de la « menace Daesh » ?

Thierry Meyssan


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