Aujourd’hui, on y voit un peu plus clair dans la confrontation États-Unis/Iran. De manière générale et générique, on peut d’ores et déjà constater que
l’assassinat-ciblé du général iranien Qassem Soleimani ne résout rien – absolument rien -, qu’il ne change aucunement la donne des rapports de force bilatéraux Washington/Téhéran et ne fait
qu’aggraver l’intensité de l’arc de crise proche et moyen-oriental.
À la décharge des États-Unis, on peut comprendre qu’ils ne pouvaient rester les bras croisés après la destruction de l’un de leurs drones, mais surtout après
l’attaque très destructrice des sites de raffinage de l’ARAMCO en Arabie Saoudite – allié historique de Washington depuis la signature du Pacte du
Quincy en février 1945. Cela dit, on pouvait imaginer que les experts du Pentagone envisageraient des formats de riposte allant, justement, dans le sens d’une modification, sinon d’une
transformation de la guerre sous-jacente qui oppose les deux pays depuis la révolution islamique de 1979.
Malheureusement, l’imagination créatrice ne caractérise pas vraiment l’actuelle équipe gouvernementale américaine qui a privilégié le plus mauvais modus operandi : l’assassinat-ciblé, tactique généralisée par la soldatesque israélienne à partir du début des années 1980. Dans tous les cas de figures, et à
ce stade, on peut proposer cinq leçons à tirer de l’assassinat-ciblé du général iranien.
1) SENTIMENT NATIONAL ET ANTI-AMERICAIN RAFFERMIS
La première conséquence immédiate de l’assassinat du chef des Gardiens de la révolution est une puissante mobilisation populaire exprimant un raffermissement du
sentiment national iranien. L’identité iranienne puise mémoires, racines et repères dans 5000 ans d’histoire. Poussé par les dirigeants occidentaux à faire la guerre à la jeune République
islamique d’Iran, Saddam Hussein avait appris à ses dépens l’oubli de l’invariant anthropologique perse !
Cette incompressible donnée explique l’ampleur des funérailles de Qassem Soleimani, qui ont eu lieu du 4 au 7 janvier derniers en Irak et en Iran,
à Bagdad, Kerbala, Nadjaf, Ahvaz, Mechhed, Téhéran, Qom et Kerman, sa ville natale. A Téhéran, la cérémonie a été décrite comme « la plus
importante en Iran depuis les funérailles de l’ayatollah Khomeiny, le fondateur de la République islamique, qui avaient réuni plus de 10 millions de personnes en juin 1989 ». Le 14
janvier 2020, le porte-parole du Corps des Gardiens de la révolution, le général de brigade Ramezan Sharif, déclare qu’environ 15 millions de personnes ont pris part aux obsèques. Sur plus
de dix kilomètres dans les rues de Téhéran, la foule a dit adieu lundi passé à son « héros », en criant « Mort à l’Amérique, Mort à l’Amérique ! ».
Entouré des principales figures de la République islamique à l’université de Téhéran, le numéro un du régime, l’ayatollah Ali Khamenei, visiblement ému, a prononcé
une courte prière en arabe devant les cercueils contenant les restes du Gal al Soleimani, de l’Irakien Abou Mahdi al-Mohandes, chef d’une milice pro-iranienne à Bagdad et de quatre autres
militaires iraniens.
Ils ont ensuite quitté les lieux avant que les cercueils des « martyrs » ne commencent à se frayer un passage parmi la foule. Au milieu de celle-ci, la
fille de Soleimani – Zeinab -, a juré que « le martyre de son père entraînera un regain de résistance et fera trembler l’Amérique et Israël ». Parmi les portraits des leaders vilipendés par
la foule, celui d’Emmanuel Macron dont les derniers propos ont affiché « une entière solidarité » avec Washington et passent plutôt mal auprès de nombreux Iraniens.
Sur les réseaux numériques, depuis que des centaines de milliers de personnes se sont massées dimanche à Ahvaz – ville où la contestation du régime est pourtant
régulière -, des opposants reconnaissent que cette foule immense n’était pas, loin de là, uniquement composée d’affidés ou de fonctionnaires payés pour participer aux commémorations… Pourtant, ni
les problèmes économiques qui assaillent la population, ni les griefs portés contre un pouvoir qui malmène ses opposants n’ont disparu.
En venant si nombreux, les Iraniens ont d’abord rendu hommage au chef militaire, qui réussit à sanctuariser leur pays face aux attaques des jihadistes
de Dae’ch, depuis l’Irak voisin. Ils lui savent gré également de ne pas avoir eu d’ambitions politiques. Les diatribes de Donald Trump – se disant prêt
à attaquer des sites culturels iraniens – ont réveillé un puissant nationalisme doublé d’un tout aussi profond ressentiment anti-américain.
À quarante jours des élections législatives, la disparition du général Soleimani devrait favoriser une victoire des conservateurs hostiles à tout rapprochement avec
l’Occident. Son assassinat risque aussi de renforcer dans le futur l’emprise des forces de sécurité sur les manifestants, qui seront accusés d’être des « agents du grand Satan américain ».
Bravo Donald Trump !
2) RIPOSTE IDEOLOGIQUE ET GUERRE DE COMMUNICATION
D’ordinaire, les réponses iraniennes en matière de relations internationales ne sont pas immédiates et directes. Néanmoins, envers et contre toute attente, le 8
janvier dernier, le Boeing 737-800 – effectuant le vol 752 d’Ukraine International Airlines devant relier Téhéran à Kiev
– est abattu après son décollage de Téhéran. Les 176 personnes à bord, dont 138 se rendant au Canada, périssent. C’est le premier accident mortel de l’histoire de la compagnie
UIA et le plus meurtrier survenu en Iran depuis l’accident d’un Iliouchine Il-76 en 2003, ayant provoqué la mort de 275 Gardiens de la révolution. Dès le lendemain de l’accident, le
Premier ministre canadien Justin Trudeau déclare que le Boeing a été abattu par un missile sol-air Tor-M15, se basant sur des informations des services de renseignement
américains. Le 11 janvier, Téhéran finit par reconnaître avoir abattu l’avion par erreur. Le crash a eu lieu alors que la défense aérienne était en état d’alerte en raison de
la tension croissante entre Washington et Téhéran.
Selon les informations de prochetmoyen-orient.ch,
le tir fatal a été effectué par une batterie des Gardiens, en dehors de toute chaîne de commandement de la lutte anti-aérienne de l’armée nationale. Le président de la République Hassan Rohani a
aussitôt appelé à la création d’un « tribunal spécial avec des juges de haut niveau et des experts triés sur le volet (…) Le monde entier va regarder », a-t-il ajouté. Profitant de
cette opportunité malheureuse, le président Rohani cherche à affaiblir ses opposants conservateurs. Cependant, le Président n’a que peu de légitimité pour tenter de mettre au pas les Gardiens,
d’autant que celui qui est à la manœuvre n’est autre que le juge Ebrahim Raissi, pressenti comme un successeur potentiel du guide Khamenei.
Le 6 janvier dernier, le président iranien lance sur Twitter un message en réponse aux déclarations martiales de
Donald Trump, qui a menacé de viser 52 cibles iraniennes : « ne menacez jamais la nation iranienne », écrit-il. Il ajoute : « ceux qui font référence au nombre 52 devraient
également se souvenir du nombre 290. #IR655 ». Evoquant le « nombre 290 » et le mot-clé « IR655 », le président iranien fait référence à la tragédie de l’Airbus du vol Iran Air 655, abattu en
juillet 1988 par un missile tiré par un navire de guerre américain au-dessus du Golfe et ayant coûté la vie à 290 personnes.
Ce 3 juillet 1988, dans le cadre de la guerre Iran-Irak, le croiseur américain lance-missiles Vincennes, opère dans le golfe
Persique, échangeant des tirs avec des vedettes iraniennes. Alors que les navires commencent à s’accrocher, le vol Iran Air 655 décolle de l’aéroport Bandar Abbas International tout proche, à destination de Dubaï. La catastrophe fait 290 victimes, dont 66 enfants.
Les États-Unis nient aussitôt toute responsabilité.
Le président Reagan finit par exprimer ses « regrets » pour cette « terrible tragédie humaine », tout en justifiant une
« action défensive appropriée ». Les États-Unis mettront plusieurs jours à reconnaître la bavure. Le président Ronald Reagan et le vice-président, George H. W. Bush, soutiennent d’abord
la version du commandant du croiseur américain, qui affirme que le vol est sorti de son couloir aérien, puis finissent par admettre que l’équipage a été trompé par la basse altitude de l’avion.
Mais Téhéran reste convaincu que ces tirs de missiles étaient un acte de guerre.
L’Iran n’a jamais cru à la version d’un avion abattu par erreur. « Qui peut accepter que vous ayez confondu un avion de ligne Airbus en phase d’ascension avec
la trajectoire d’un F-14 », avait déclaré bien plus tard Hassan Rohani en avril 2019. « Vous vouliez dire à la nation iranienne : nous n’avons aucune ligne rouge (…) nous tuons aussi des
enfants (…) nous tuons aussi des femmes (…) nous réduisons aussi en miettes des passagers innocents. Votre message est un message terroriste adressé au monde entier », avait alors martelé le
président iranien au lendemain de la décision prise par Washington de classer les Gardiens de la Révolution comme une « organisation terroriste ».
En 1996, Téhéran obtiendra plus de 100 millions de dollars de dédommagement de Washington. Mais plus de trente ans après les faits, Téhéran attend toujours des
excuses officielles des États-Unis – Georges H. W Bush avait déclaré qu’il ne s’excuserait « jamais ». Aujourd’hui, la tragédie hante encore la mémoire collective iranienne, tout comme
aux États-Unis la prise d’otages de 1979 à l’ambassade de Téhéran, pendant laquelle « 52 » diplomates avaient été retenus captifs pendant 444 jours.
Soi-disant, aucun Américain n’avait été blessé lors de la l’opération « Martyr Soleimani » – le 8 janvier dernier. Au total, 22 missiles sol-sol se sont
abattus sur les bases de Aïn al-Assad et Erbil, où sont stationnés certains des 5 200 soldats américains officiellement déployés en Irak. Un peu plus tôt, le guide Khamenei, avait salué
une « gifle à la face » des Etats-Unis, prévenant toutefois que ce n’était « pas suffisant ». Il faut, avait-il dit, que « la présence corrompue des Etats-Unis dans la région
prenne fin ». Le chef de la diplomatie iranienne – Mohammad Javad Zarif – ajoutait : « nous ne cherchons pas l’escalade ou la guerre, mais nous nous défendrons ». Selon différentes sources
de prochetmoyen-orient.ch,
plusieurs dizaines de blessés américains ont été héliportés d’urgence à destination des hôpitaux israéliens les plus proches…
Sur fond de cette guerre de communication, la riposte idéologique des Gardiens occulte une réalité tactique intangible beaucoup plus large. En effet, la vraie
riposte iranienne n’a pas encore commencé. Du reste, celle-ci ne sera pas stricto sensu « iranienne » ni symétrique par sa cible et son mode opératoire.
3) LES APPAREILS D’ETAT IRANIENS NE SE REDUISENT PAS AU « REGIME DES MOLLAHS »
Il y a quelques années déjà, le quotidien L’Orient-le-Jour (devenu le bulletin paroissial de la droite et de
l’extrême-droite libanaise) croyait faire preuve d’esprit en barrant sa une d’un gros titre : « Mollo les mollahs ». Depuis, l’eau de la novlangue médiatique a coulé sous les ponts
et nos médias ne parlent plus que du « régime de Bachar al-Assad » et du « régime des mollahs ». Pourquoi ne parle-t-on pas aussi du « régime de Donald Trump », du
« régime de Benjamin Netanyahou » et même du « régime d’Emmanuel Macron » ? Cette personnalisation proprement idéaliste – au sens d’une philosophie politique idéaliste –
qui prétend encore que seuls les « sujets » font l’histoire sans leur peuple, mais selon leur libre arbitre ou leur bon plaisir, dénie toute espèce de réalité au processus historique,
d’où sa dimension « idéaliste » !
Comme toutes les révolutions – songeons aux exemples français, russe, chinois et nicaraguayen notamment – la révolution iranienne s’est transformée, voire
« thermidorisée » en aménageant progressivement certaines de ses outrances idéologiques. Sans décrire l’ensemble des structures constitutionnelles et institutionnelles iraniennes, il
faut dire et redire que les appareils d’Etat iraniens ne se réduisent pas au « régime des mollahs ». Malheureusement, la « bavure » de l’avion de ligne ukrainien –
officiellement reconnue par les autorités du plus haut niveau – illustre cette évolution de manière symptômale. L’agence de presse officielle des Gardiens a même évoqué ouvertement des
« tiraillements » avec l’amiral Ali Shamkhani – le président du Conseil suprême de la sécurité nationale.
De son côté, le très influent président du Parlement Ali Larijani en a profité pour adresser quelques critiques ouvertes au président de la République Rohani,
tandis que les services spéciaux – dont certaines agences sont aux mains des Gardiens, tandis que d’autres restent davantage liées à l’armée conventionnelle – se rejetaient mutuellement la
responsabilité de la destruction de l’avion de ligne. A la faveur de cette crise, on peut mesurer la diversité, sinon la complexité des appareils d’Etat d’un pays qui – contrairement à tous les
alliés des Américains dans la région – organise régulièrement des élections générales (présidentielles et législatives). L’auteur de ces lignes a vécu certaines campagnes électorales en Iran,
marquées par la liberté des débats, l’ouverture des grands médias et des meetings publics organisés aussi bien dans les grandes villes que les campagnes les plus reculées.
Oui en définitive, et c’est notre troisième leçon : les derniers épisodes de la tension Etats-Unis/Iran nous permettent de mieux mesurer l’évolution des
institutions iraniennes qui ne se réduisent pas à un « régime des mollahs » – ce dernier n’ayant rien à voir avec le « régime wahhabite de Mohamed Ben Salmane/MBS ». Espérons
qu’on puisse enfin sortir de cette haine liquide de l’Iran1,
posture essentialiste – nourrie depuis 1979 – par un cortège d’idéologues néo-conservateurs américains, européens et français au mépris de l’Histoire, de ses régressions, de ses progrès et de ses
ruses.
4) UNE NOUVELLE GUERRE CIVILO-GLOBALE EN IRAK
Notre quatrième leçon nous ramène sur le terrain militaire. Il faut commencer par rappeler que depuis l’invasion anglo-américaine de l’Irak au printemps 2003
(agression lancée sans l’aval du conseil de sécurité des Nations unies), l’Etat irakien n’existe plus, ayant proprement implosé en une multitude de fiefs aux mains de milices et mafias qui vivent
sur la bête ! Dix-sept ans plus tard, la majorité de la population des grandes villes irakiennes reste privée d’eau et d’électricité. Pour une guerre qui devait amener la démocratie, les
droits de l’homme et la prospérité, c’est réussi !
A cet égard, il faut aussi rappeler que le nombre de morts et de blessés de cette « guerre prétendument humanitaire » demeure toujours classifié
« confidentiel-défense » par le Pentagone. Autrement dit, encore au jour d’aujourd’hui, on ne sait toujours pas combien de victimes civiles et militaires ont été causées par cette
guerre aussi illégale qu’inutile, comme s’était efforcé de le prédire notre ministre des Affaires étrangères de l’époque Dominique de Villepin dans son discours historique prononcé devant le
Conseil de sécurité le 14 février 2003.
Aux dernières nouvelles et selon plusieurs sources de prochetmoyen-orient.ch,
les conseillers du Premier ministre irakien Adel Abdel Mahdi estiment que « les Américains refusent d’entendre raison et de coopérer avec les autorités irakiennes, manifestant l’intention
d’alimenter une nouvelle guerre dans le pays en refusant de respecter la loi qui leur demande de retirer leurs forces armées. « Ils seront confrontés à une résistance armée populaire forte
et légitime, même si certains Irakiens (au Kurdistan) entendent violer la loi et accepter la présence américaine dans leur région. Mais ils vont le payer cher ».
Le Parlement a, en effet appelé les Etats-Unis à quitter le pays, mettant fin à l’accord conclu entre l’Irak et les forces américaines pour lutter contre le
terrorisme. Lors d’une conversation téléphonique avec le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, Abdel Mahdi a demandé la venue d’une délégation chargée d’organiser le retrait
total de toutes les forces américaines du pays. La réponse de Pompeo ne s’est pas faite attendre, mais de manière parfaitement contradictoire : « les Etats-Unis ne vont pas se
retirer d’Irak, tout en respectant sa souveraineté et ses décisions ». Parfaitement clair !
Le président Donald Trump a adopté une position plus dure en demandant aux Irakiens de payer des milliards de dollars en compensation de l’établissement des bases
irakiennes où ses forces sont logées. Sans quoi, il a dit qu’il allait « imposer aux Irakiens des sanctions comme ils n’en ont jamais vu » et que « le compte de la banque
centrale de l’Irak à la Réserve fédérale de New York – dont le solde s’élève à 35 milliards de dollars – pourrait être bloqué ».
Les groupes irakiens qui ont combattu la Qaïda et Dae’ch en Syrie
et en Irak viennent de rencontrer le général iranien Ismaïl Qaani, qui vient d’être nommé à la tête de la Force al-Qods des Gardiens de la révolution, en remplacement de Qassem Soleimani. Ils ont
demandé un soutien militaire et financier pour lutter contre les « forces d’occupation américaines ». Dans la même perspective, l’influent chef chi’ite Moktada Sadr a réactivé son
« armée du Madhi ». Le général iranien a promis de les aider à faire respecter la décision du parlement irakien et à combattre les forces d’occupation américaines. Ismaïl Qaani doit se
rendre prochainement en Irak, où une centaine de conseillers iraniens travaillent au centre de commandement et de contrôle de la sécurité à Bagdad avec leurs homologues syriens et russes,
affectés à la lutte contre Dae’ch.
En définitive, Téhéran ne fera pas à Washington le cadeau d’une riposte symétrique à l’assassinat-ciblé du général Soleimani. Les vraies ripostes – qui, on l’a dit,
n’ont pas commencé -, vont se manifester de manière asymétrique, polymorphe, sinon clandestine, non seulement en Irak et en Syrie, mais aussi au Yémen et en Afghanistan. Donald Trump aura aussi
réussi à provoquer une réconciliation (impensable il y a quelques mois encore) entre les très extrémistes sunnites Taliban et les différents groupes armés chi’ites engagés dans la région. Les
Iraniens, qui jouent toujours admirablement des calendriers électoraux des pays occidentaux, devraient mettre tout en œuvre pour perturber la réélection de Donald Trump !
Après la guerre civilo-globale de Syrie – perdue par les Etats-Unis et leurs alliés israéliens, européens et des pays du Golfe -, une confrontation de même type
engageant les Etats-Unis, la Russie, dans une moindre mesure la Chine et les Etats de la région, a commencé en Irak.
5) LA PRIVATISATION DES GUERRES AMERICAINES
L’évolution de la guerre civilo-globale d’Irak constitue un nouvel exemple emblématique de la privatisation des guerres américaines. Ce n’est pas un scoop :
Donald Trump est littéralement obsédé par sa réélection de novembre 2020. Pour ce faire, trois matrices principales l’inspirent : 1) se démarquer de son prédécesseur Barack Obama en
défaisant tout ce qu’il a pu faire ; 2) dans la plus fidèle tradition du western, brandir à la face de son électorat les scalps de quelques « méchants » – en l’occurrence Baghdadi,
l’ancien chef de l’organisation « Etat islamique » et le général iranien Souleimani -, comme Obama l’avait fait d’Oussama Ben Laden en mai 2011 ; 3) dans cette logique de chasseur
de primes, Donald Trump peut affirmer aujourd’hui – comme George W. Bush l’avait annoncé un peu prématurément à la fin de son règne : « mission accomplie » dans la « guerre
contre le terrorisme. Par conséquent, Donald Trump veut pouvoir brandir aussi le retour des Boys sains et saufs à la maison, étant entendu que son
crédo populo-sophiste a toujours été de dire que les Etats-Unis ne devaient plus jouer les gendarmes du monde, la Maison blanche devant privilégier les problèmes domestiques quotidiens des
Américains de la rue…
Voilà pour le côté « communication », la réalité du terrain est tout autre. Même s’il a beaucoup médiatisé le retrait de quelques unités d’Afghanistan, de
Syrie et d’ailleurs, le président américain sait parfaitement qu’il ne peut abandonner le premier théâtre aux Taliban et le second à l’armée syrienne. Après des désastres à répétition et des
milliards de dollars investis en pure perte en Afghanistan, le Pentagone fait assurer la relève par des « contractors », des « sous-traitants » (comme répètent en bons
perroquets les journalistes parisiens), autrement dit des mercenaires, des « chiens de guerre » comme on les appelait du temps de feu Bob Denard !
En Irak, cette substitution est d’autant plus stratégique que les généraux américains savent pertinemment qu’ils ne peuvent pas partir, ce qui ouvrirait la
perspective, tant redoutée des pays sunnites alliés – au premier rang desquels la Jordanie -, de la formation d’un « couloir chi’ite » reliant la perse éternelle au Liban méditerranéen
par l’Irak, justement. Alors, vu de Washington, que faire pour satisfaire l’opinion publique américaine? Effectivement, sonner la trompette du retour des quelques 5 à 6000 soldats de
l’armée officielle pour laisser toute la place aux quelques 15 à 20 000 mercenaires déjà présents des sociétés militaires privées américaines, genre Blackwater et consort. Ce tour de passe-passe n’est pas une nouveauté, mais tend à se généraliser pour les différentes raisons que le livre définitif d’Alain
Joxe – Les Guerres de l’empire global2 –
expliquait dès 2012.
Dans cet essai aussi ambitieux que prémonitoire, Alain Joxe analysait très précisément toutes les dimensions de l’empire global du néolibéralisme – qui déborde
l’empire américain. La mondialisation de l’économie et de la finance vise à accumuler des profits sans limites, à enrichir les riches et appauvrir les pauvres. Une nouvelle noblesse rentière
dénationalisée consacre ainsi la souveraineté des entreprises, au détriment de la fonction protectrice des États. Cette profonde mutation politique conduit à transformer les missions militaires
en doctrines policières. Et un nouvel arsenal informatisé surgit (drones et munitions spéciales), utilisable contre les soulèvements populaires dans les pays du Sud comme du Nord. Alain Joxe
montrait ainsi comment la « révolution électronique » a entraîné à la fois la gestion informatisée des « marchés », la robotisation et la privatisation des guerres. Mutations économiques,
militaires et technologiques se combinent dans une accélération des décisions qui efface le temps long du politique et fabrique un système incapable de réguler aussi bien la finance que la
violence.
En son temps Proudhon affirmait : « la propriété, c’est le vol ». On peut dire aujourd’hui : « la privatisation, c’est le vol ». Et la
privatisation de la guerre reduplique cette logique à l’infini à travers tous les rhizomes d’un capitalisme militarisé qui fixe désormais les règles de notre Léviathan contemporain : « la guerre de tous contre tous » et par tous les moyens, une « guerre hors limites », tout aussi bien décrite
par le manuel de deux colonels de l’armée de l’air chinoise en 19973.
Le complexe militaro-industriel américain qui emploie des millions de salariés et sous-traitants a besoin – en permanence – de nouvelles guerres « hors limites » pour assurer sa survie
et sa reproduction.
La privatisation de la guerre civilo-globale d’Irak, ainsi que celles d’Afghanistan, de Syrie, du Yémen, du Sahel et de Libye, doit – selon l’équipe Trump –
s’imposer à l’ensemble des Proche et Moyen-Orient. Devenus autonomes sur le plan énergétique, les Etats-Unis ont commencé un désengagement militaire officiel afin de faire sous-traiter ses
propres interventions dans la zone à l’OTAN, qui deviendrait une Alliance Atlantique-Moyen-Orient (NATOME) ! Nouvelle manifestation de privatisation d’un capitalisme militarisé sachant que
la fonction de l’OTAN est, avant tout, d’imposer les matériels américains aux armées supplétives des pays européens, Turquie comprise.
La reproduction de cette machinerie diabolique ne peut s’effectuer et se justifier par ses seules rationalités technologiques, marchandes et géopolitiques. Elle
nécessite aussi une dimension religieuse proprement messianique, telle que l’esquissait déjà avec brio Max Weber dans son essai L’Ethique protestante et
l’esprit du capitalisme dès 1904/19054.
Ce qui est bon pour les Etats-Unis l’est pour l’humanité toute entière !
AVEC SAINT TRUMP, PRIONS POUR LE RETOUR DU MESSIE
La dimension religieuse et messianique des guerres américaines est bien là, bel et bien là ! On se souvient de George W. Bush se faisant filmer en train de
prier dans le bureau ovale au milieu de son staff. Aujourd’hui, c’est bien plus grave. Cette folie religieuse ne se montre plus forcément devant les caméras ! Mais les principaux décideurs
de l’équipe Trump ne cachent plus leur appartenance aux courant « évangéliste ». Des fous furieux ! Des culs bénis qui sont capables de justifier toutes espèces de guerres au nom
de motifs religieux, sinon messianiques. A ce sujet, on doit lire les excellentes et indispensables publications de John V. Whitbeck et les articles qu’il diffuse5.
Qui sont ces « évangélistes » ? Une secte qui trouve ses origines dans la réforme protestante du XVIème siècle et les mouvements dits du
« Réveil » qui ont suivi. Les chrétiens évangéliques partagent l’importance qu’ils accordent à la conversion individuelle relevant d’un choix personnel à la suite d’une
« rencontre avec le Christ ». La plupart d’entre eux sont pro, sinon ultra-sionistes, persuadés qu’ils réussiront une conversion globale des Juifs afin de favoriser le retour du
Messie.
A partir des années 1960 et 1970, une tendance très puissante aux Etats-Unis s’affirme à travers le courant dit du « judaïsme messianique ». Ses fidèles
se présentent comme des Juifs affirmant la messianité de Yechoua (Jésus). Le groupe le plus connu se nomme Jews
for Jesus. La plupart des communautés messianiques sont regroupées au sein de l’IMJA (International Messianic Jewish Alliance), dont le siège est aux États-Unis. La branche française de
l’IMJA est l’AFJM (Alliance francophone des Juifs messianiques). Aujourd’hui, ces braves gens représentent 24% de l’électorat de Donald Trump.
De Reagan à Bush fils, les évangélistes ont voté massivement pour les Républicains. En 2016, grâce à Jerry Falwell Jr. – président de l’Université
évangélique Liberty et
proche de Donald Trump -, se forge l’alliance entre le candidat républicain et les chrétiens évangélistes. Ces électeurs blancs votent majoritairement pour Donald Trump (à 81%, contre
16% à Hillary Clinton). En janvier 2019, au Caire, dans le cadre de sa tournée au Proche-Orient et dans le Golfe, Mike Pompeo – le secrétaire d’État qui a été désigné
le 13 mars 2018 en remplacement de Rex Tillerson – se déclare publiquement « chrétien évangéliste ». Comme le vice-président Mike Pence, Mike Pompeo considère
l’idéologie évangéliste comme une source d’inspiration essentielle.
À mi-mandat, la question de l’influence des Evangélistes ultra-conservateurs prend une importance croissante, dans la mesure où la survie politique de Donald Trump
semble en dépendre de plus en plus. En octobre 2018, à l’approche des élections à mi-parcours, le soutien des Evangélistes à Donald Trump s’est confirmé, bien que ce soit amorcée une certaine
érosion parmi les femmes. Un sondage publié début octobre 2019 par le Public Religion Research Institute révèle que 72% des protestants
évangélistes avaient une opinion favorable de Donald Trump. Au Brésil, ces mêmes évangélistes ont soutenu l’élection du fasciste Jair Bolsonaro, justifiant publiquement une alliance de «
l’extrémisme religieux avec une vision autoritaire et totalitaire du monde ».
Bref, pour hâter le retour du Messie, prions Saint Trump. En attendant, bonne lecture et à la semaine prochaine.
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1Richard
Labévière : « Iran, pourquoi tant de haine ? » – Afrique-Asie, 18 février 2019.
2Alain
Joxe : Les Guerres de l’empire global – Spéculations financières, guerres robotiques et résistances démocratiques. Editions de La Découverte,
2012.
3Wang
Xiangsui, Qiao Liang : La Guerre hors limites. Publié en Chine en 1997 et par les Editions Payot et Rivages en 2003.
4Max
Weber : L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Editions Gallimard, 2004.
5Notamment :
https://washingtonmonthly.com/2020/01/07/pompeo-aligns-u-s-foreign-policy-with-the-christian-zionists/?fbclid=IwAR3Qpxv21dxjELRn_1oYhXU5-P8D4n991McEX_du7_IgY9sFKungQBr6w8A#.XhjWrqHBEu8.facebook