L’été fut chaud, prodigue en incendies dévastateurs de nos forêts, mais aussi en foyers savamment entretenus pour de futurs brasiers.
L’officialisation tonitruante, le 15 septembre à la Maison Blanche, de l’alliance tactique conclue par Israël avec les Emirats arabes unis (EAU) et Bahreïn pourrait bien, le Gotha mondial n’étant
pas à une indécence près, valoir à Donald Trump un Nobel de la Paix… Mais ce n’est pas le plus important. Car cet accord n’est pas un accord de paix. Il traduit la consolidation d’axes
d’hostilité et de concurrence économico-militaro-idéologiques. Il s’inscrit dans un contexte hautement inflammable conjuguant l’affaiblissement aggravé de l’Europe sous les coups de boutoir turcs
impunis en Méditerranée orientale, la poursuite des opérations en Syrie et en Libye, la déstabilisation du Liban et le chantage américain exercé sur Paris pour que la France boive le calice de la
servitude jusqu’à la lie, et laisse tomber le pays du Cèdre en déniant au Hezbollah son rôle d’interlocuteur incontournable (que cela nous plaise ou non) dans l’équilibre politique libanais. Une
façon efficace de nous décrédibiliser définitivement au Levant et de nous condamner à ne plus y servir à rien. Car, si le Hezbollah reste le rempart des communautés chrétiennes locales face à une
emprise sunnite croissante, il est surtout, aux yeux de Washington, le prolongement de la capacité de nuisance Iranienne dans toute la région. Il s’agit donc de tarir son influence locale et
régionale en s’attaquant aux avoirs économiques de certains leaders économiques du Hezbollah, et de démontrer que le Liban est un « Etat failli ».
Derrière cette tragédie humaine et économique, c’est donc bien évidemment l’Iran qui est la cible ultime de Washington et de Tel-Aviv, et c’est avant tout le JCPOA (Accord sur le nucléaire
iranien) qui a été le catalyseur de la conclusion de l’accord du 15 septembre. Le Liban, comme la Syrie, la Lybie, l’Irak ou le Yémen, ne sont que des espaces de manœuvre pour atteindre
« l’effet final recherché » par les stratèges étatsuniens : affaiblir politiquement et financièrement le régime des Mollahs, pour le désolidariser de la population, couper les
ressorts de la résilience patriotique, déstabiliser l’équilibre interne entre courants réformateur et conservateur, pousser le régime à la radicalisation puis à la faute. Et avoir enfin un
prétexte pour frapper. Les salves de sanctions, les manœuvres au sein du Conseil de sécurité, les déclarations menaçantes du secrétaire d’Etat américain Pompeo et son intimidation ouverte de tous
ceux, entreprises et pouvoirs européens, qui oseraient encore « travailler ou commercer avec l’Iran » ne laissent aucun doute sur sa détermination à poursuivre la diabolisation tous
azimuts de la République islamique pour la pousser à la faute. Au point d’avoir fait du sanguinaire prince héritier saoudien MBS un parangon de démocratie et de modernité dans un assourdissant
silence occidental et notamment français. Nous sommes dans une telle schizophrénie stratégique et diplomatique que l’on n’est plus même capables de réfléchir, moins encore de réagir. C’est
l’histoire de la paille et de la poutre. Seul le Qatar, et Moscou avec prudence, semblent encore se ranger du côté de Téhéran sur qui pleuvent les sanctions unilatérales américaines (le 17
septembre contre 47 individus et entités iraniens pour détruire la capacité de nuisance cyber du régime) et désormais onusiennes, après la tragique activation le 20 septembre du mécanisme retors
de « Snap Back » (piège destiné à en finir avec ce multilatéralisme récalcitrant et à neutraliser les droits de véto russe et chinois notamment sur la question de l’embargo sur les
livraisons d’armes à Téhéran) qui vient de permettre la réimposition automatique de toutes les sanctions multilatérales contre l’Iran. La Russie grogne, la France, l’Allemagne et la Grande
Bretagne se désolent. Mais il est trop tard. Notre impuissance consentie et finalement notre indifférence sont manifestes. Vive donc l’unilatéralisme brutal !
Mais il y a un os dans ce brouet insipide qui sent le soufre et la poudre : l’Iran n’est pas, n’est plus seul. Il y a certes l’axe tactique d’Astana, qui le lie à Moscou et Ankara en Syrie
et a empêché depuis 2015 le démembrement du pays et à son abandon aux milices islamistes sous label Daech ou Al Qaeda avec notre complaisante et suicidaire bénédiction. En Libye, le jeu est plus
complexe et l’alignement aléatoire. Washington y laisse bon gré mal gré agir Ankara contre l’Egypte, la Grèce, Chypre et même contre certains intérêts israéliens dans le gazoduc East-Med, car la
Turquie joue ici utilement contre l’influence russe et gêne la convergence du « format d’Astana ». Mais, si Erdogan fait merveille en tant que nouveau proxy américain en Syrie et contre
l’Allemagne grâce au chantage migratoire – qui fragilise la chancelière Merkel et fait espérer aux néocons qu’elle renoncera à l’achèvement de Nord Stream 2 – Washington ne parvient pas à
contrôler tout à fait les ambitions néo-ottomanes de cet éminent membre de l’Otan qu’on laisse sans états d’âme menacer Paris en haute mer ou Berlin, mais qui s’appuie aussi sur la munificence
qatarie pour s’opposer à Ryad et à la bascule actuelle des EAU et de Bahreïn sous contrôle américano-saoudo-israélien.
Las ! L’Iran a désormais un nouvel « ami » officiel, un protecteur discret mais redoutable, infiniment plus gênant pour Washington que Moscou : Pékin ! La Chine en effet,
engagée dans un jeu planétaire de consolidation de ses zones d’influence, de captation de nouvelles clientèles et de marchés, mais aussi de sécurisation de ses approvisionnements notamment
énergétiques, vient de pousser un pion cardinal en volant au secours de la République islamique au moment où celle-ci se préparait à essuyer un désaveu au Conseil de sécurité de l’ONU de la part
des Européens. Car le multilatéralisme est en miettes, la loi de la jungle plus implacable que jamais et le nombre de grands animaux type « mâles dominants » augmente dangereusement…
Pékin a donc saisi l’occasion de la curée américaine sur Téhéran pour lancer une contre-offensive redoutable à la manœuvre américaine, plus puissante qu’un droit de véto…. en offrant à Téhéran
(l’accord en cours de négociations a opportunément « fuité » en juillet ) 400 milliards de dollars d’aide et d’investissements (infrastructures, télécommunications et transports)
assortis de la présence de militaires chinois sur le territoire iranien pour encadrer les projets financés par Pékin, contre une fourniture de pétrole à prix réduit pour les 25 prochaines années…
et un droit de préemption sur les opportunités liées aux projets pétroliers iraniens. Cet accord, véritable « Game changer », n’a quasiment pas fait l’objet d’analyse ni de commentaire…
Ses implications sont pourtant cardinales : à partir de maintenant, toute provocation militaire américaine orchestrée pour plonger le régime iranien dans une riposte qui lui serait fatale
reviendra à défier directement Pékin… En attaquant Téhéran, Washington attaquera désormais Pékin et son fournisseur de pétrole pour 25 ans à prix doux. Pékin qui se paie d’ailleurs aussi le luxe
de mener parallèlement des recherches avec Ryad pour l’exploitation d’uranium dans le sous-sol saoudien…. Manifeste intrusion sur les plates-bandes américaines et prolégomènes d’un équilibre
stratégique renouvelé.
Ainsi, il est en train de se passer quelque chose de très important au plan du rapport de force planétaire et des jeux d’alliances. Les grandes manœuvres vont bien au-delà du seul Moyen-Orient
qui comme le reste du globe, est réduit au statut de terrain de jeu pour le pugilat cardinal qui oppose désormais, dans une « guerre hors limites » assumée, Washington à Pékin.
Dans ce contexte, notre incapacité à désobéir et surtout à définir enfin les lignes simples d’une politique étrangère indépendante et cohérente, nous coupe les ailes, sape notre crédibilité
résiduelle et nous rend parfaitement incapables de protéger les « cibles » américaines qui ne sont pourtant pas les nôtres et ne servent en rien nos intérêts nationaux, qu’ils soient
économiques ou stratégiques. Il faut sortir, et très vite, de cet aveuglement.
* Caroline Galactéros,
Présidente de Geopragma
Chine – Comprendre le rapprochement avec l’Iran face à l’accord Israël-Émirats
...par Didier Chaudet - Le 02/10/2020.
La montée en puissance de la Chine au Moyen-Orient s’intensifie. En témoignent deux événements majeurs dans la région : le rapprochement extraordinaire entre
Téhéran et Pékin ; puis, l’accord de paix entre Israël et les Émirats arabes unis, sous l’influence d’une administration Trump qui se définit de plus en plus à l’extérieur par sa
« guerre froide » avec la Chine.
Beaucoup de publications traitent de la diplomatie chinoise au Moyen-Orient
ou Asie de l’Ouest, mais trop souvent en faisant la même erreur : toujours attendre que l’empire du Milieu se comporte comme l’hyperpuissance américaine. Ce qui entraîne au moins une
certaine incompréhension face à une diplomatie capable de tisser des liens autant avec l’Arabie saoudite qu’avec l’Iran, sans oublier Israël, ou quand les Chinois apparaissent comme peu
pressés de militariser leur présence dans la région. Parfois même des erreurs d’interprétation surgissent au moment de comprendre la nature des liens tissés en Asie de l’Ouest par la grande
puissance asiatique.
Pourtant, la logique chinoise fait sens, quand on met de côté la comparaison avec les États-Unis : le Moyen-Orient est devenu plus important pour la Chine, ces
dernières années, du fait de ses besoins énergétiques, mais aussi parce que la région est d’un grand intérêt dans le cadre de ses « Nouvelles Routes de la Soie » ou BRI (Belt and
Road Initiative). Pékin n’a pas encore totalement la capacité de projection militaire nécessaire pour nourrir son influence régionale, un outil qui d’ailleurs n’a pas forcément été des plus
positifs pour les puissances occidentales. La Chine a par contre une force de frappe économique importante, et une politique étrangère pragmatique qui refuse la logique d’alliance ou de bloc,
afin d’éviter d’être entraîné dans des conflits loin de ses intérêts. Les Chinois préfèrent les « partenariats
stratégiques » hiérarchisés. Cette hiérarchie va du « partenariat de coopération amicale » (renforcement de la coopération sur certains sujets bilatéraux, comme le
commerce) au « partenariat stratégique global » (coopération globale touchant également aux affaires régionales et internationales). À chaque fois, le rapprochement a un but
pragmatique, normalement bénéfique pour les deux parties, sans que cela lie les mains de la puissance étrangère. Ce qui est en fait plutôt raisonnable, surtout quand on souhaite développer
une influence véritablement régionale dans des zones du monde minées par de longues rivalités.
Bien entendu, le partenariat stratégique global est réservé aux États les plus importants pour les objectifs chinois. L’Iran est un de ces pays, mais n’est pas
le seul : ainsi, son ennemi juré, l’Arabie saoudite, a le même niveau de partenariat avec Pékin. De récentes révélations ont malgré tout rappeler l’importance toute particulière de Téhéran
pour Xi Jinping : en juillet dernier, le New York
Times a révélé que la Chine négociait avec la République islamique un plan sur 25 ans, offrant l’assurance de pétrole à prix réduit, mais surtout des investissements chinois en Iran
dans les infrastructures (de transport notamment), les télécommunications et la cybersécurité, à hauteur de 339 milliards d’euros (400 milliards de dollars). L’accord évoque la possibilité
d’une coopération militaire, par le biais du développement de l’armement comme de l’échange d’informations pour lutter contre le terrorisme, les groupes séparatistes, et le trafic de
drogue.
Iran–Chine :
une alliance anti-américaine ?
L’annonce a fait paniquer l’administration Trump. Le Secrétaire d’État Mike Pompeo est allé jusqu’à annoncer que ce rapprochement sino-iranien
allait « déstabiliser » le
Moyen-Orient, mettant Israël, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis en danger. En fait, à Washington, on comprend que ce rapprochement entre son principal rival à l’international avec
son principal opposant au Moyen-Orient va au moins rendre sa politique de pression maximale sur l’Iran autrement plus difficile.
Mais la réaction américaine semble disproportionnée. D’abord parce qu’un tel accord devra être accepté par le parlement iranien. Et le débat interne en Iran
prouve qu’une telle ratification ne serait pas forcément chose aisée : de nombreuses fake news se
sont vite emparées des informations données par le New York
Times, évoquant la possibilité de bases militaires chinoises en territoire iranien, ou l’idée d’un prêt d’îles iraniennes à la marine chinoise… Ces inventions ne se retrouvent pas
dans le texte de l’accord, mais expriment bien les craintes nationalistes iraniennes. C’est sans surprise que, suite aux révélations du quotidien new-yorkais et aux rumeurs qu’elles ont
déclenchées en Iran, les autorités à Téhéran comme à Pékin ont minimisé l’aspect militaire de l’accord en discussion.
Par ailleurs, la Chine a de bonnes relations avec l’Iran, mais aussi avec ses ennemis jurés dans la région, l’Arabie saoudite, les Émirats et Israël. Il est
clair, du côté chinois, que le renforcement des liens bilatéraux ne revient pas à une alliance anti-occidentale. Confirmation cet été lorsque Pékin a aidé Riyad à développer ses capacités
nucléaires. Plus précisément, des compagnies chinoises ont permis d’établir, dans une zone désertique du nord-ouest du royaume, une installation capable d’extraire le concentré solide
d’uranium appelé « yellow
cake », qui, une fois enrichi, pourrait être utilisé pour la production d’armes nucléaires.
Bien sûr, cette information,
mise en avant par le Wall Street
Journal, suite à une découverte supposée des services de renseignement occidentaux, doit être prise pour ce qu’elle est : une information impossible à vérifier indépendamment, et
qu’on peut donc choisir de croire ou non. En tout cas, elle n’est pas en contradiction avec la logique diplomatique chinoise : coopérer, commercer avec tous, refuser d’être limité par les
rivalités régionales. Si on était effectivement dans le cadre d’une alliance sino-iranienne menaçant le statu quo régional, une telle aide chinoise à l’Arabie Saoudite ne serait pas possible.
En effet, la pensée sécuritaire saoudienne est obsédée
par le supposé danger iranien. Si Riyad veut se donner les moyens d’une possible nucléarisation, cela ne peut être que dans le cadre de sa rivalité avec Téhéran.
Jusque-là, les Chinois n’ont pas donné non plus le sentiment qu’ils étaient prêts à s’opposer frontalement à Washington pour défendre Téhéran. En fait, ils ont
dû plier face aux sanctions américaines. Ils ont donc réduit leurs importations (y compris en pétrole) et leurs investissements en conséquence. Jusqu’à aujourd’hui, rien ne prouve que Xi
Jinping est prêt à se confronter directement aux États-Unis pour défendre l’Iran, ce qu’on attendrait du type d’alliance que semble craindre le Département d’État.
Un
rapprochement attendu et relatif
Loin d’une alliance de puissances « anti-statu
quo », le rapprochement sino-iranien suit plutôt une certaine continuité diplomatique qui, en fait, ne devrait surprendre personne.
C’est tout d’abord une réponse de l’Iran à l’abandon de l’accord sur le nucléaire construit avec l’administration Obama, et abandonné par le président Trump,
face à une Europe globalement suiviste et impuissante. Le message est clair : à défaut d’avoir des interlocuteurs raisonnables en Occident, la République islamique a la possibilité de se
rapprocher d’autres forces non occidentales. C’est aussi une parfaite réponse de la Chine au discours occidental, de « nouvelle Guerre froide » : soutenir le régime iranien, c’est
s’assurer qu’il reste un problème pour les Américains, que le Moyen-Orient reste au centre de leurs préoccupations plutôt que l’Asie.
Plus prosaïquement, rappelons cette idée soulignée par le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Abbas Mousavi : l’accord avec Pékin remonte
en fait à 2016, lors de la visite de Xi Jinping à Téhéran. À cette occasion, immédiatement après l’accord sur le nucléaire iranien, Chine et Iran annonçaient publiquement leur désir de
renforcer leur coopération dans un plan sur 25 ans, déjà. Et en août 2019, quand le ministre iranien des Affaires étrangères Javad Zarif vient à Pékin pour présenter une version préliminaire
de cet accord, le but
de la visite n’est en rien dissimulé au public. Si les sommes mises en avant sont sans doute exagérées, elles évoquent surtout le désir chinois, sur le plus long terme, de développer les
infrastructures iraniennes afin que ce pays soit pleinement intégré à la BRI. Et peut-être à ce que l’Iran soit une partie de la solution au grand problème chinois : la trop
grande dépendance au détroit de Malacca dans son approvisionnement énergétique.
Le fait même que l’idée d’un tel rapprochement existe depuis 2016, qu’il soit dans la continuité des relations bilatérales entre les deux pays, mais qu’il soit
aussi long à se concrétiser, prouve qu’il ne faut pas surestimer la « révélation » du New York
Times. La Chine n’est pas prête à s’opposer aux sanctions américaines contre l’Iran, et cette relation bilatérale ne se construit pas contre le statu
quo régional.
La relation sino-iranienne est importante, c’est incontestable. Mais la surestimer, ou même simplement parler d’alliance, c’est mal connaître la situation
moyen-orientale et la diplomatie chinoise.
L’accord
entre Israël et les Émirats : une action américaine pour contrer l’Iran et la Chine ?
La diplomatie chinoise a forcément été marquée, comme le reste du monde, par un autre événement cet été : l’annonce d’un traité de paix entre Émirats arabes
unis et Israël, puis, plus tard, avec Bahreïn, et formant ensemble les accords d’Abraham. L’accord a été présenté comme ciblant les intérêts de l’Iran et de la Chine. S’il est difficile de
nier le premier point, les choses ne sont pas aussi simples en ce qui concerne Pékin.
Sans grande surprise, l’Iran est bien l’une des cibles de ce rapprochement israélo-émirati. Les dirigeants de la République islamique l’ont bien compris. Ainsi
le major-général Mohammed Hussein Bagheri n’a-t-il pas hésité à faire savoir que les Émirats seraient tenus
pour responsables si les intérêts nationaux iraniens étaient attaqués dans le Golfe Persique. Les autorités iraniennes craignent une capacité d’espionnage et de sabotage renforcées pour
le Mossad. Une inquiétude à associer à l’explosion inexpliquée d’un site d’enrichissement d’uranium à Natanz le 2 juillet dernier, et d’autres incidents ciblant des centrales électriques, des
bâtiments militaires, un pipeline.
Pour certains,
Israël serait le principal responsable ici, cherchant à pousser les forces iraniennes à la confrontation. Face à une coopération israélo-arabe soutenue par Washington et associant l’État
hébreu, les Émirats, mais aussi Bahreïn et l’Arabie Saoudite (qui, à l’heure où ces lignes sont écrites, n’a pas officialisé ses relations avec Israël, mais s’en est rapproché
depuis quelques années), l’Iran pourrait avoir le sentiment d’être assiégé. Cela renforcerait les conservateurs et les faucons au sein du régime, avec une possibilité de montée des
tensions dans la région.
On pourrait penser que les difficultés de Téhéran ne seraient pas forcément gênantes pour Pékin. Pourtant, nous l’avons vu, l’Iran reste un partenaire important
pour la Chine, malgré les limites actuelles, d’autant plus que le pays n’est pas inféodé à Washington. Une République islamique mise en danger ou affaiblie, c’est la possibilité d’explosions
de violence au Moyen-Orient, ou à plus long terme, une soumission de Téhéran aux pressions des forces pro-américaines. Dans les deux cas, ce serait une évolution gênante pour les intérêts
chinois dans la région.
Plus inquiétant encore, vu de Pékin, est le sentiment que l’accord puisse cibler la Chine elle-même. L’empire du Milieu s’est montré relativement mesuré dans sa
réaction à l’annonce des accords d’Abraham. Le porte-parole du ministère des Affaires Étrangères, Zhao Lijian, a bien sûr mis en avant la satisfaction chinoise face à ce qui représente un
effort pour réduire les tensions au Moyen-Orient. Mais toujours dans un esprit d’équilibre entre les différents acteurs, la diplomatie chinoise a rappelé le soutien de Pékin à
l’autodétermination des Palestiniens, et au désir de la Chine de jouer un rôle constructif dans la construction d’un État pour ce peuple. Façon indirecte de rappeler un acteur-clé de la
question israélo-palestinienne, sans lequel la paix risque d’être un leurre. Plus généralement, on doute, dans l’analyse chinoise, que cet accord de paix (comme celui avec Bahreïn par
ailleurs) puisse
apporter la stabilité nécessaire aux « Nouvelles Routes de la Soie ». Cet accord pourrait donc indirectement heurter les intérêts chinois dans la région.
Mais on peut voir l’accord Israël–Émirats, et plus largement les accords d’Abraham, comme ciblant directement la Chine. C’est en tout cas la lecture qui est
largement faite du côté des Américains. Bien entendu, l’accord ne contient pas spécifiquement des clauses anti-chinoises. Mais certains signes ne trompent pas : le jour de l’annonce de
l’accord entre Israéliens et Émiratis, les Américains disaient être proches d’un autre accord avec Israël, visant à exclure
la Chine du développement de la 5G dans ce pays. Ce qui cadre bien avec la diplomatie américaine de ces derniers mois, qui insiste ouvertement auprès des pays du Golfe, afin qu’ils
fassent un choix entre Pékin et Washington.
Par ailleurs, à l’accord de paix annoncé est associé un projet d’alliance entre Américains, Israéliens et Émiratis se concentrant sur la sécurité maritime.
Soi-disant pour contrer l’Iran, cette alliance protégerait la libre circulation du détroit d’Hormuz, essentiel pour le commerce international d’hydrocarbures, et le détroit de Bab-el-Mandeb,
faisant le lien entre le canal de Suez et l’océan Indien. Récemment, une rumeur
persistante parle d’ailleurs d’une base pour les services de renseignement israéliens et émiratis sur l’île de Socotra, permettant de surveiller les activités chinoises,
pakistanaises et iraniennes dans le détroit de Bab-el-Mandeb.
Un accord de
paix à la fois positif et négatif pour les intérêts chinois
Il faut cependant nuancer. Car les Émiratis veulent éviter la montée des tensions avec Téhéran. Ils soutiennent également le projet de « Nouvelles Routes
de la Soie chinoises ». Dubaï aurait dû accueillir le Sommet BRI de cette année, et n’en a été empêché que par le Covid-19. Et les Émirats restent un des membres-fondateurs de la Banque
asiatique d’investissement dans les infrastructures lancée par Pékin. Ils sont le lieu de résidence de pas moins de 200 000 Chinois et de 4 000 entreprises de l’empire du Milieu, et il n’est
pas rare d’entendre Dubaï présentée comme une autre Hong Kong.
Pour ce qui est d’Israël, au moins à court terme, le pays n’a pas le sentiment que la Chine soit une menace. Bien sûr, mise au pied du mur, s’il faut choisir
entre le vieil allié américain et le partenaire économique chinois, le choix sera fait sans difficulté. Mais pour l’instant, l’État hébreu ne voit pas de danger spécifique pour ses intérêts
nationaux. Si les Israéliens n’ont pas besoin de l’argent chinois pour développer leurs infrastructures, les compagnies chinoises ont la réputation d’être sérieuses et compétitives, et sont
donc attractives dans le cadre de projets d’infrastructures dans le pays. Surtout, la Chine est un investisseur conséquent, notamment dans le secteur technologique. Pékin reste donc un
partenaire économique important, et la logique israélienne se veut pragmatique : céder aux demandes américaines quand c’est nécessaire, et autrement, continuer à profiter de relations
économiques et diplomatiques bénéfiques avec l’empire du milieu. L’accord entre Israël et les Émirats n’est donc pas forcément une mauvaise chose pour les Chinois : ces deux pays semblent
toujours considérer leurs relations avec la Chine comme une source d’opportunités, pour l’instant.
Deux points peuvent malgré tout être une source d’inquiétude pour Pékin. D’une part, Téhéran reste une pièce importante dans le jeu chinois au Moyen-Orient : le
voir basculer ou affaibli à cause de rivalités régionales serait forcément problématique. Or cela reste l’une des principales raisons des rapprochements concrétisés par les accords d’Abraham.
D’autre part, l’hostilité des Américains à la présence chinoise au Moyen-Orient, autour de cet accord comme dans la relation à l’Iran évoquée plus haut, est transparente. Même si le président
Trump n’est pas reconduit dans ses fonctions pour un second mandat, il est probable que la diplomatie américaine au Moyen-Orient reste opposée à l’influence chinoise sur place. Et elle risque
de soutenir et nourrir les guerres froides qui consument la zone, et empêche, de fait, sa stabilisation… Ce qui confirme également le besoin constant de la protection américaine, pour
certains pays.
La Chine, à bien des égards, s’impose comme un acteur incontournable au Moyen-Orient. Et elle a la possibilité de devenir bien plus présente sans forcément
attiser les tensions : son désir de travailler avec tous, d’Israël à l’Iran en passant par la péninsule arabique, son refus des alliances exclusives également, sa force de frappe économique
enfin, en fait un partenaire prisé par les pays de la région. Globalement, dans les États arabes du Moyen-Orient, en Iran et en Israël, on accepte, on souhaite même la présence de la Chine.
Mais ce souhait d’un investissement chinois substantiel dans la région ne cadre pas avec l’attitude des principaux acteurs locaux : leurs propres « guerres froides » (entre l’Arabie
Saoudite et l’Iran, la Turquie et l’Arabie Saoudite, l’Iran et Israël, etc.) et la dépendance de certains d’entre eux aux États-Unis ne peuvent qu’amener la supposée seconde « guerre
froide » au cœur des relations interrégionales.
Et en tant qu’État totalement indépendant des États-Unis, et cible des forces pro-américaines dans la région comme de Washington même, l’Iran pourrait bien être
la nation dont l’avenir va définir l’influence chinoise au Moyen-Orient. Si la « guerre froide » moyen-orientale contre l’Iran devient de moins en moins froide, les possibilités
chinoises vont forcément en souffrir. À bien des égards, la stabilité de Téhéran et la montée en puissance de Pékin sont donc liées dans les années à venir.