« Il vient une heure où protester ne suffit plus : après la philosophie, il faut l’action » (Victor Hugo). Nul autre homme
d’Etat n’a été autant fasciné par l’Histoire que le général de Gaulle. Sa très sûre et immense connaissance du passé européen, de la culture de l’Europe et de ses mythes, et la relation intense
entre la France et la Russie étaient chacune partie intégrante de son univers mental et de son imaginaire. Le général de Gaulle voyait la Russie comme cet « allié de revers »
indispensable à sa sécurité, mais plus encore parce qu’elle participait à sa conception de l’équilibre de l’Europe et de la place de l’Europe dans le monde1. Emmanuel Macron désire mettre ses pas dans ceux du général de Gaulle au moment où il aborde l’acte II de son quinquennat. La rencontre avec
Vladimir Poutine au Fort de Brégançon (19 août 2019)2 et le discours devant la conférence des ambassadeurs et des
ambassadrices3 marquent les deux temps forts de ce retour (salutaire et ô combien
indispensable) à une diplomatie gaullo-mitterrandienne4 qui avait été perdue de vue au profit d’une diplomatie
atlantiste prônée par « l’État profond »5. Il faudra plusieurs jours à notre clergé médiatique pour comprendre la signification réelle de cette (r)évolution, de cette nouvelle grammaire des relations
internationales. Nous en avons un exemple éclairant avec la présentation relativement exhaustive que consacre le quotidien de référence, Le Monde à cette mue diplomatique
jupitérienne sur le dossier russe à la veille de la rencontre 2+2 (ministre des Armées et des Affaires étrangères français et russe) du 9 septembre 2019 à Moscou (structure mise en sommeil il y a
cinq ans déjà avec l’invasion de la Crimée).
Nos folliculaires préférés découvrent, divine surprise, que nous passons, insensiblement, de manière chaotique du monde d’hier6 au monde de demain et que nous sommes dans une période de transition qui suppose maints ajustements pour ne pas passer du rôle d’acteur sur
la scène internationale à celui de spectateur hors la scène et hors les murs du théâtre. Pour illustrer ce changement de cap diplomatico-militaire rien de tel que de prendre connaissance de la
volte-face de notre sympathique ministre des Armées, Florence Parly qui joue le rôle de perroquet d’Emmanuel Macron. Ce panorama du monde contemporain7 par le quotidien Le Monde ne serait pas complet sans faire référence aux opposants à ce rapprochement avec la Russie, à
cette nouvelle alliance franco-russe. C’est que les atlantistes de tout poil et autres néocon n’ont pas dit leur dernier mot et se tiennent en embuscade pour tenter de démonétiser, avant de
torpiller cette nouvelle idylle entre l’Élysée et le Kremlin8, d‘abord dans les dîners en ville, puis dans les allées du pouvoir.
LA MÉTAMORPHOSE DU MONDE
Pour une fois, la lecture fastidieuse du quotidien Le Monde nous semble agréable, distrayante, voire comique tant les mouches ont changé
d’âne9.
C’est avec une certaine délectation que nous découvrons nos russophobes traditionnels enfourcher le cheval de la diplomatie réaliste qui passe par le fil du
dialogue renoué avec Moscou après une interruption volontaire de cinq longues années durant lesquelles Vladimir Poutine s’est imposé en Syrie, en RCA et ailleurs. Et cela sans que nous gagnions
en influence dans ces régions. Bien au contraire, notre célèbre diplomatie d’influence (« soft power ») en a pris un sacré coup sur la tête à tel point que la voix de la France y
est inaudible et pas attendue et entendue. Le rapprochement avec Donald Trump à coups de grandes tapes dans le dos a amplement démontré ses limites sur deux dossiers emblématiques :
climat/environnement et nucléaire iranien. Les relations avec la chancelière allemande ne sont pas très cordiales.
C’est avec une certaine délectation que nous découvrons nos russophobes traditionnels se souvenir que la relation bilatérale franco-russe a un passé, une histoire
dont il est regrettable qu’elle n’ait pas été prise en compte lors de notre décision de punir la Russie pour avoir envahi la Crimée en 2014. Toutes choses que le général de Gaulle avait compris
depuis longtemps, ayant eu à subir les humiliations américaines durant la Seconde Guerre mondiale. Des multiples inconvénients d’une diplomatie alignée sur les États-Unis (celle de Nicolas
Sarkozy et de François Hollande) par rapport à une diplomatie alliée (celle du général de Gaulle, de François Mitterrand) donc indépendante et qui accroit nos marges de manœuvre diplomatique au
lieu de les rétrécir comme c’est le cas en 2019.
C’est avec une certaine délectation que nous découvrons nos russophobes traditionnels comprendre les vertus du dialogue. Aujourd’hui, les gestes d’Emmanuel Macron
(mission de Jean-Pierre Chevènement, représentant spécial du Président à Moscou en mai 2019 porteur d’une lettre de Jupiter10, appui à la réintégration de la délégation parlementaire russe à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en juin 2019, invitation de Vladimir Poutine
à Brégançon en août 2019, évocation d’un éventuel retour russe au sein du G7, reprise du dialogue en format 2+2 soit Allemagne, France, Russie, Ukraine, invitation lancée à Emmanuel Macron à
participer aux cérémonies commémoratives de la fin de la Seconde guerre mondiale…), sont payés de retour par une lent dégel des relations russo-ukrainiennes (échange de prisonniers11, perspective d’une réunion en format « Normandie »,
espoir de normalisation des relations bilatérales à terme12). C’est ce que l’on qualifie de vertus du dialogue qui sont l’essence de la coopération qui a pour nom diplomatie. Toutes choses qu’une majorité de
journalistes incultes ignorent.
C’est avec une certaine délectation que nous découvrons nos russophobes traditionnels tomber en pamoison devant la proposition française d’architecture européenne
de confiance et de sécurité, vieille revendication russe que nous avions jusqu’à présent écarté d’un revers de main tant elle semblait incongrue. Ce n’est que la conséquence d’une démarche
intellectuelle en deux temps que connaissent les vieux diplomates. Il y a d’abord le temps du diagnostic (l’architecture européenne de sécurité modèle guerre froide et chute du mur de Berlin est
morte) et ensuite le temps du remède (imaginons-en une autre adaptée aux nouvelles réalités géopolitiques du monde de ce début de XXIe siècle)13. Il est, une fois encore, regrettable que nous ayons mis autant de temps à comprendre ce qui relève de l’évidence pour celui qui dispose d’un minimum de
connaissance des relations internationales et d’un minimum de bon sens.
La conclusion du morceau de bravoure de l’expert des relations internationales, Marc Semo est d’une candeur rafraichissante : « La Russie est aussi une
clé pour pouvoir peser sur d’autres dossiers cruciaux comme celui du nucléaire iranien ». Alléluia ! Il a au moins compris cela à moins qu’il ne se borne à répéter ce que lui disent
les communicants du château et du Quai d’Orsay. Après la glose des perroquets à carte de presse, il est indispensable de se tourner vers celles et ceux qui détiennent les nouvelles écritures
saintes sur la Russie, à savoir la ministre des Armées, Florence Parly.
LA VOLTE-FACE DE LA MINISTRE DES ARMÉES
C’est avec le plus vif intérêt que nous avons pris connaissance du long entretien accordé par la ministre des Armées, Florence Parly à une très sérieuse journaliste
du quotidien Le Monde, Nathalie Guibert14. Le prétexte tout trouvé est la réunion du 2+2 le 9 septembre 2019 à Moscou après un divorce de plus de cinq ans. Pour la cohérence du propos, il aurait été
opportun de disposer d’un entretien conjoint de nos deux ministres : Armées et Affaires étrangères. Mais, nous ne vivons pas dans un monde parfait. La présentation de la ministre peut
s’organiser autour de quelques idées simples qui sont les suivantes.
Au titre des raisons de cette évolution du président de la République, Florence Parly évoque la nécessité de reprendre du champ, de replacer la relation
bilatérale dans un contexte plus global, l’existence d’une distorsion entre la faiblesse des échanges avec la Russie alors que cette dernière joue un rôle sur des crises ayant des répercussions
directes sur les Européens, nécessité de ne pas rester spectateur de la nouvelle donne sécuritaire alors que le processus de désarmement est au point mort, de dialoguer – travailler au
rétablissement de la confiance pour une meilleure compréhension – pour tenter de s’accorder sur une nouvelle architecture de sécurité en Europe, nécessité de parler de la RCA (sur laquelle la
ministre oublie de dire que nous avons grand ouvert le chemin à la Russie par notre politique erratique dans ce pays), de la Syrie en poussant à des solutions politiques (lesquelles ?). La
ministre des Armées oublie de mentionner que, c’est par le fait des rodomontades de Jupiter, que la France se retrouve totalement isolée sur la scène internationale. Ceci explique cela. En outre,
nous sommes ravis de constater que Florence Parly découvre le concept cardinal sur toutes les questions de sécurité, à savoir la confiance. Il lui aura fallu deux ans pour le découvrir, pas très
brillant lorsque l’on est une ancienne élève de l’ENA…
Tout en sautant comme un cabri sur sa chaise, la ministre des Armées insiste sur l’importance des mécanismes multilatéraux (Union européenne, OTAN, OSCE) tout en
pratiquant la politique du en même temps : « il faut que les mécanismes multilatéraux soient bien actifs, mais il faut aussi en mettre en place de façon bilatérale ». Et de
décliner par la suite tous les domaines dans lesquels militaires français et russes peuvent travailler ensemble en bilatéral, et ils ne manquent pas. En outre, nous sommes ravis de constater que
Florence Parly découvre le concept incontournable de diplomatie bilatérale surtout lorsque la voie multilatérale est obstruée pour de longues années dans cette période de transition que connaît
le monde d’aujourd’hui. C’est une évidence pour les experts des relations internationales qui lui font manifestement défaut au sein même de son cabinet. Il lui aura fallu deux ans pour le
découvrir, pas très brillant lorsque l’on est une ancienne élève de l’ENA…
Florence Parly n’en oublie pas moins son catéchisme atlantiste qui la nourrit depuis son arrivée à l’hôtel de Brienne. Que nous dit-elle ? Que la France
participe aux dispositifs de l’OTAN dans les pays baltes depuis plusieurs années au titre de la solidarité entre alliés (article V du traité de Washington) et qu’elle ira personnellement informer
le secrétaire général de l’OTAN du contenu de ses discussions à Moscou. Elle nous rappelle ainsi que nous sommes dans une posture de servitude volontaire, de pays aligné sur les États-Unis par
notre participation à l’OTAN et non d’autonomie stratégique comme on veut bien nous le marteler. Ce qu’elle confirme en évoquant sa rencontre avec son homologue américain, Mark Esper (Paris, 7
septembre 2019) : « notre relation de défense est exceptionnellement dense ». Elle mentionne expressément le Sahel où « le soutien américain à nos opérations est
robuste et utile », manière de dire que nous n’avons pas les moyens de nos ambitions pour l’opération Barkane. Sur la Syrie, nous comprenons que nous voyons les trains passer. Ce qui
s’appelle jouer les idiots utiles en dépit de notre participation à la coalition au sein de laquelle les Américains tirent les ficelles et l’Union européenne brille par son absence, comme sur
toutes les questions de sécurité.
Permettez-nous de nous étonner, Madame la ministre, des concepts que vous employez à tort et à travers quelques termes en dépit de la présence dans votre cabinet de
deux diplomates de haut vol (le directeur de cabinet civil et militaire, Martin Briens et le conseiller diplomatique, Xavier Chatel de Brancion)15, en principe au fait de quelques données sémantiques ! Vous confondez allégrement les concepts de maîtrise des armements, de contrôle des armements
(« arms control » en anglais), de limitation des armements (trois termes qui désignent la même réalité) et de désarmement (« disarmament » en anglais). Le
premier signifie une autolimitation de ses matériels militaires classiques ou armes de destruction massive. Le deuxième signifie une réduction contractuelle de certaines catégories d’armements.
Les experts de la sécurité internationale évoquaient une trilogie : maîtrise des armements, désarmement et non-prolifération, chacun de ces trois termes ayant une signification précise. Par
ailleurs, votre propos est très confus sur ce sujet lorsque vous dites : « Historiquement, les traités de maîtrise des armements ont été pour l’essentiel conclus entre les États-Unis
et l’URSS ». S’il y a bien eu des traités de maîtrise des armements conclus entre les deux Grands (SALT I et II), ils ont été remplacés par des traités de désarmement (START I, II, III
puis SORT). De plus, le document sur les MDCS, les traités FCE et cieux ouverts ont été conclus par les membres de l’OTAN et du Pacte de Varsovie. Ils portent à la fois sur la confiance et sur le
désarmement. Votre présentation est à tout le moins imprécise et incomplète. Votre texte a donc été mal relu par vos collaborateurs. Permettez-nous de vous rappeler, Madame la ministre, la
célèbre formule du prix Nobel de littérature français, Albert Camus « mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde » ! Formule que vous gagneriez à méditer
ainsi que votre collègue des Affaires étrangères souvent flou dans son vocabulaire d’élu des territoires.
En marge du 2+2 à Moscou, sept ans après le dernier, le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian a salué le 9 septembre 2019 des avancées et un
« état d’esprit nouveau » à même de favoriser un apaisement entre Moscou et Kiev dans le dossier ukrainien tout en jugeant prématuré de lever des sanctions à ce stade. Paris
propose à Moscou un « agenda de confiance » pour réduire la défiance. Si Jean-Yves. Le Drian reconnaît beaucoup de « désaccords profonds », il souhaite conformément au
vœu d’Emmanuel. Macron « qu’on puisse passer d’un climat de défiance à des éléments de confiance », par exemple sur la lutte contre le terrorisme ». Pour
lui, « le moment est propice pour travailler à réduire la défiance ». Notre breton armé reste d’une prudence de gazelle toute diplomatique. Il est tout à fait
dans son rôle afin de ne pas insulter l’avenir. Il est heureux qu’il découvre les fondamentaux de la diplomatie, à savoir l’importance du carburant que constitue la confiance dans les relations
internationales. Son homologue, Serguei Lavrov, plus professionnel et plus roué est resté plus vague sur la suite, se contenant de reprendre quelques extraits choisis du discours d’Emmanuel
Macron lors de la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices (27 août 2019)16. C’est l’un des meilleurs, pour ne pas dire le meilleur sur le circuit des ministres des Affaires étrangères dans le monde. C’est pourquoi, aucun des grands
médias occidentaux ne pensent à s’entretenir avec lui. Il aurait beaucoup de choses à dire sur la décennie écoulée.
L’ANTIENNE DES ATLANTISTES
Pour faire bonne mesure, Le Monde s’attache à faire le point des États européens favorables mais surtout défavorables à l’initiative du président
de la République et donne la parole à deux opposants directs à cette dernière.
Les réactions des États de l’Union européenne nous sont présentées comme étant majoritairement hostiles au projet français. En effet, hormis celles des Italiens,
des Grecs et des Finlandais, les remarques de nos autres partenaires européens ne semblent pas très amènes. Ancien représentant de l’Union européenne à Ankara recyclé dans le centre de recherche
Carnegie Europe, président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag, ministre polonais des Affaires étrangères tirent à boulets rouges contre ce cavalier seul d’Emmanuel Macron.
Certains exigent prudence et fermeté vis-à-vis de Vladimir Poutine. D’autres exigent que Paris et Berlin soient unis pour éviter que les Russes n’enfoncent un coin entre Européens. La Pologne est
la plus virulente dans le réquisitoire contre cette ouverture à l’Est, allant même jusqu’à comparer les annexions russes en Ukraine et en Géorgie avec l’annexion par les troupes d’Hitler de la
Tchécoslovaquie et de l’Autriche17. Il est vrai que lorsque l’on (Emmanuel Macron) donne à longueur
d’année des leçons de bon élève européen, on encourt le risque de pratiquer la duplicité quand on fait cavalier seul et que l’on ne prend pas la peine d’informer au préalable ses
partenaires. La diplomatie est une grande leçon d’humilité et de cohérence surtout lorsque que l’on souhaite mener de front diplomatie bilatérale et européenne. Toutes choses que
notre Caste arrogante a trop tendance à perdre de vue lorsqu’elle agit sur la scène internationale. Il faudra bien que nous fassions, un jour pas trop éloigné, des choix
douloureux pour éviter de tomber dans le ridicule. On peut avoir raison sur la substance mais être pris en défaut sur la forme, les procédures qui sont particulièrement sensibles sur le terrain
diplomatique, qu’on le veuille ou non !
Deux opposants farouches au rapprochement franco-russe (Michel Eltchaninoff et Bruno Tertrais, atlantiste viscéral) détaillent les raisons de leur hostilité à la
démarche jupitérienne dans une pleine page du quotidien Le Monde (sous la rubrique « Idées »). Le philosophe et le politiste détaillent, dans une première partie
particulièrement bien documentée, la genèse de toutes les initiatives ayant conduit à la mise au point de l’architecture européenne de sécurité au travers des rapprochements avec l’URSS, édifice
qui s’effondre aujourd’hui sous nos yeux : initiatives allemandes de Willy Brandt et de son conseiller Egon Bahr (très apprécié par Vladimir Poutine) ayant débouché
sur l’Ostpolitik et sur le concept de « système de sécurité européenne » devant conduire à la réunification entre les deux Allemagnes tout en évitant que
l’OTAN ne s’élargisse à l’est ; processus de la CSCE ; proposition de « Maison commune européenne » de Mikhaïl Gorbatchev ayant séduit François Mitterrand, Charte de Paris….
Dans une seconde partie, après avoir donné leur aval au principe d’une nouvelle « architecture de sécurité » et d’un nouveau « partenariat stratégique » proposé
par Emmanuel Macron à l’occasion de la dernière conférence des ambassadeurs et des ambassadrices18,
les deux penseurs démontent la démarche du président de la République à l’égard de la Russie. Ils estiment que les propositions de Vladimir Poutine d’une « Russie pour le
peuple » ayant échoué, le nouveau tsar entend séduire l’Europe. Mais la vision russe serait contraire aux intérêts français et européens et cela pour plusieurs raisons. La première est
que celle-ci voudrait revenir à la géopolitique des XIX et XXe siècle et à la définition de sphères d’influence en Europe. Les deux auteurs ne veulent ni d’une neutralité de l’Ukraine, ni d’un
droit de veto russe sur les décisions de l’OTAN et de l’Union européenne. La deuxième est que la réalisation même d’un rapprochement entre la France et la Russie est
« illusoire ». Michel Eltchaninoff et Bruno Tertrais contestent le principe de la démarche du chef de l’État qui veut réarrimer la Russie au continent européen. La troisième est
que le récit de la prétendue « humiliation » de la Russie est infondé dans la mesure où ce pays a été corédacteur de la Charte de Paris, a été invité à se joindre à l’OMC, au G7,
a été associé à l’OTAN via l Conseil OTAN/Russie… Nos duettistes demandent à Moscou de ne plus humilier ses anciens satellites. Il est vrai que les États-Unis
n’humilient jamais leurs alliés de l’OTAN. Leur conclusion est tout simplement délirante :
« M. Macron a raison de vouloir multiplier les canaux de dialogue avec Moscou. Et sans doute la France peut-elle faire savoir à ses interlocuteurs qu’elle
s’opposerait aujourd’hui à une relance américaine de l’idée d’une intégration rapide de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Alliance atlantique. Mais le projet d’une nouvelle architecture
européenne de sécurité est aujourd’hui une chimère au sens propre (un hybride d’obsession soviétique et d’angélisme occidental) et figuré (un objectif hors d’atteinte). Au lieu de la poursuivre,
un autre chantier pourrait être plus fécond : la stabilité stratégique sur le continent, au vu des nouveaux déploiements de missiles russes et des réponses occidentales »19.
Imagine-t-on un seul instant la France s’opposer seule à l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN si Washington en décidait ainsi ? Le penser c’est
ne rien connaître à l’histoire de la relation transatlantiques ? Seul le général de Gaulle aurait pu le faire mais pas Emmanuel Macron. Pourquoi la voie
d’une nouvelle architecture européenne de sécurité (elle a fonctionné durant plus d’un demi-siècle) serait-elle moins prometteuse que celle de la « stabilité stratégique »,
concept flou ? Si négociations il doit y avoir sur les armes nucléaires et sur les missiles, elles se dérouleront entre Américains, Russes et Chinois sans la présence de la France. Quel
serait donc l’intérêt pour Paris de devoir se plier à des exigences que nous n’aurions pas définies. À tout choisir, la voie d’une nouvelle architecture européenne
de sécurité nous paraît plus protectrice de nos intérêts bien compris que la démarche de notre duo de choc.
Tout ce qui est excessif est insignifiant disait Talleyrand. À trop solliciter les faits, on verse dans la caricature idéologique. Malheureusement, ces thèses
reflètent une pensée très répandue dans les milieux néocon et atlantistes du Quai d’Orsay, des Armées et de l’Élysée qui sont encore très
puissants, y compris après ce virage jupitérien. « Au Quai d’Orsay, au ministère des Armées et ‘au sein de l’appareil d’État en général’, affirme un diplomate, le virage russe de Macron
est souvent contesté et mal digéré’ Au Quai d’Orsay ? les plus hostiles sont ceux que l’on qualifie à juste titre de ‘néoconservateurs’. Ces diplomates sont opposés à tout réchauffement des
relations avec la Russie ou avec l’Iran, mais ils refusent de se déclarer ‘atlantistes et alignés sur les États-Unis’, comme s’en défend l’un d’eux, qui, en revanche, admet que tous soutiennent ‘le plus souvent la politique israélienne’ Faucons en diable, ils occupent au ministère des postes à haute responsabilité, et
les diplomates qui ne les aiment guère les ont baptisé ‘la secte’ » … »20.
Très prochainement, nous pourrons mesurer la réalité de ce rapprochement franco-russe sur deux dossiers : les sanctions de l’Union européenne (la France va-t-elle continuer à les
approuver ?) et la Syrie (la France va-t-elle continuer sa politique de la chaise vide à l’égard du régime qui reprend possession de son territoire ?). Affaires à suivre …
La diplomatie s’inscrit dans l’art du possible, du réaliste, et non du fantasmatique et de l’outrance. Pour sa part et de manière équilibrée, le
quotidien La Croix donne la parole à un opposant à la démarche du président de la République21 et à un défenseur de ce même projet22.
« Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis » nous rappelle fort à propos l’adage populaire. Nous ne saurions jeter la
première pierre à Emmanuel Macron pour cette conversion tardive à la Realpolitik et ce retour à une vieille tradition diplomatique française qui a porté ses fruits dans le passé. Mais,
qu’il nous soit permis de regretter que cette évolution arrive à très peu de chose près à mi-mandat présidentiel. Que de temps perdu durant lequel la diplomatie française a subi moultes
revers sur maints théâtres extérieurs ! Et souvent, le temps perdu ne se rattrape pas. Que de temps perdu à inutilement installer un climat de défiance avec un partenaire incontournable
qu’est la Russie éternelle. Or, la confiance ne se décrète pas. Elle se construit sur le temps et cela risque d’être long.
Heureusement, l’experte autoproclamée du Figaro, Isabelle Lasserre ne dédaigne pas les superlatifs dont l’emploi est souvent problématique dans la pratique des
relations internationales. Elle écrit : « Avec la Russie de Vladimir Poutine, les présidents français ont connu des hauts et des bas, des espoirs et des déceptions, des mains
tendues puis tordues par le Kremlin. Mais jamais aucun d’entre eux n’avait poussé aussi loin qu’Emmanuel Macron le flirt avec la Russie, jusqu’à imaginer pour les deux pays un avenir commun.
Jean-Yves Le Drian parle d’une ‘inflexion manifeste’. Il s’agit plutôt d’un véritable tournant, préparé, mûri et réfléchi »23.
Si l’on comprend bien, il aura fallu plus de deux ans au président pressé pour amorcer ce virage imposé par son isolement croissant sur la scène internationale.
Tout ceci n’est ni très cohérent, ni très logique. L’action diplomatique est rarement cohérente. Mais la cohérence est souvent gage de son succès. Rappelons que si la diplomatie est l’art de la
surprise et des volte-face, elle nécessite un peu de retenue pour ne pas perdre et de sa dignité et de sa crédibilité.
Et, c’est peut-être là que le bât blesse dans la démarche d’Emmanuel Macron. Comme le relève justement Renaud Girard : « La diplomatie est
l’art du sang-froid et de la patience. Cela exige de laisser du temps au temps, de faire preuve de discrétion et de se libérer de la dictature de l’émotion, nécessairement court-termiste et
nourrie par la pression médiatique». Surtout dès qu’il s’agit de dialoguer avec la Russie, domaine dans lequel les préjugés on la vie dure.
Guillaume Berlat 16 septembre 2019
1Résumé de l’ouvrage
d’Hélène Carrère d’Encausse, Le général de Gaulle et la Russie, Fayard, 2017, httpss://www.babelio.com/livres/Carrere-dEncausse-Le-general-de-Gaulle-et-la-Russie/1004828 2Guillaume
Berlat, Que restera-t-il du sommet de Brégançon ?,www.prochetmoyen-orient.ch , 26 août 2019. 3Jean Daspry, Cru
2019 du raout des ambassadeurs/ambassadrices : much ado about nothing, www.prochetmoyen-orient.ch , 2 septembre 2019. 4Ali
Baba, Russie : la brusque conversion de Jupiter, www.prochetmoyen-orient.ch , 2 septembre 2019. 5Marc
Semo, « État profond », Le Monde, 12 septembre 2019, p. 29. 6Stefan Zweig, Le
monde d’hier. Souvenir d’un Européen, Albin Michel, 1941. 7https://www.afri-ct.org/2006/panorama-du-monde-contemporain/ , Centre Thucydide, 2005. 8Guillaume
Berlat, L’atlantisme : une passion française, www.prochetmoyen-orient.ch , 11 décembre 2017. 9Marc
Semo, Pourquoi Macron veut se rapprocher de Poutine. Macron assume son virage russe, Le Monde, 8-9 septembre 2019, pp. 1-2-3. 10Jean-Pierre Chevènement,
« La stratégie internationale de Macron : du grand jeu ! », Marianne, 6-12 septembre 2019, pp. 32-33. 11Nicolas
Ruisseau, Russie et Ukraine engagent un échange de prisonniers, Le Monde, 8-9 septembre 2019, p. 4. 12Nicolas Ruisseau/Benoît
Vitkine, Ukraine-Russie : espoir ténu de « normalisation », Le Monde, 10 septembre 2019, p. 3. 13Guillaume
Berlat, Quelle architecture européenne de sécurité pour le XXIe siècle ?,www.prochetmoyen-orient.ch , 9 septembre 2019. 14Nathalie Guibert (propos
recueillis par), Parly : « La maîtrise des armements concerne tous les Européens », Le Monde, 8-9 septembre 2019, p. 3. 15httpss://www.defense.gouv.fr/ministre/cabinet/organisation-du-cabinet-de-la-ministre 16Nicolas
Ruisseau, À Moscou, Le Drian et Parly en quête de confiance, Le Monde, 11 septembre 2019, p. 3. 17Service
international, L’initiative française suscite interrogations et doutes en Europe, Le Monde, 8-9 septembre 2019, p. 2. 18Jean Daspry, Cru
2019 du raout des ambassadeurs/ambassadrices : much ado about nothing, www.prochetmoyen-orient.ch , 2 septembre 2019. 19Michel
Eltchaninoff/Bruno Tertrais, Poutine propose un plan stratégique soviétique à l’Europe, Le Monde, 8-9 septembre 2019, p. 26. 20Claude Angeli, Le
virage russe de Macron fait grincer des dents, Le Canard enchaîné, 11 septembre 2019, p. 3. 21François
Heisbourg, Qu’attendre du rapprochement franco-russe ?, Macron sera déçu s’il pense contrarier l’axe Chine-Russie, La Croix, 10 septembre 2019, p. 4. 22Tatiana
Kastouéva-Jean, Qu’attendre du rapprochement franco-russe ?, Macron est le seul en Occident à pouvoir faire bouger les choses, La Croix, 10 septembre 2019, p. 4. 23Isabelle
Lasserre, Les raisons qui ont guidé le tournant prorusse de Macron, www.lefigaro.fr , 8 septembre 2019.