La "Revue stratégique de défense" éclaire les incohérences entre les objectifs, les déclarations d'intention et les moyens
réels alloués aux armées.
Pour avoir affirmé que la France était en guerre et multiplié les engagements militaires tout en
conservant les moyens du temps de paix, François Hollande a laissé la défense exsangue. La Revue stratégique, rendue publique
le 13 octobre, a été conçue comme une première étape pour rétablir la cohérence entre ses objectifs, ses missions et ses moyens. Elle dresse un constat exact de la dangerosité du
monde. Notre pays, compte tenu de son histoire, de sa population et de ses engagements, est une cible prioritaire pour le terrorisme islamiste. La Chine et la Russie – auxquelles il faut ajouter la Turquie, dont il n'est curieusement pas
fait mention – affichent leurs ambitions de puissance, soutenues par un effort d'armement qui mobilise 4 % de
leur PIB. Les armes de destruction massive prolifèrent, ainsi que l'illustre la course à l'atome de la Corée du Nord, tout comme les missiles balistiques et de
croisière. De nouveaux domaines de confrontation s'ouvrent dans l'espace et le cyber, créant un
double risque de décrochage technologique et de nivellement opérationnel.
La montée des risques va de pair avec l'affaiblissement des institutions et des cadres qui permettaient de les gérer. La solidarité atlantique, adossée à la
garantie de sécurité américaine, est mise à mal par Donald Trump. L'Union européenne se
déchire autour des migrants et de ses priorités économiques et stratégiques, entre riposte au djihadisme et réponse à l'expansionnisme russe. Le Brexit la prive du tiers de son
potentiel militaire et fait de la France le seul pays de l'Union à disposer d'un siège de membre permanent au conseil de sécurité de l'ONU, d'une dissuasion nucléaire autonome et d'un modèle
complet d'armée.
Rupture
La méthode retenue, qui s'organise en trois temps - revue stratégique, définition des contrats opérationnels, puis loi de programmation - laisse pendants
cinq dilemmes.
La Revue stratégique adopte un prisme strictement militaire. Diplomatie et aide au développement ne sont que marginalement abordées ; économie et société civile sont ignorées. Dès
lors, la fonction de prévention de la violence se trouve privée de portée et la protection du territoire n'est appréhendée que sous l'angle militaire, nécessairement accessoire.
La coopération européenne est définie par défaut, comme pouvant
porter sur tout ce qui ne relève pas de l'autonomie, soit dissuasion, renseignement et protection du territoire. Rien n'est dit sur les missions d'une Europe de la défense – lutte contre le
terrorisme, protection des infrastructures vitales, contrôle des frontières – ni sur nos partenaires – les Britanniques avec lesquels a été développée une coopération opérationnelle lors des
accords de Lancaster House ou les Allemands qui disposent d'un budget significatif mais non d'une armée apte au combat.
La France déploie 30 000 hommes en opérations, soit une activité supérieure de 30 % à leurs contrats opérationnels. Les armées sont au bord de la rupture. Les compétences rares (pilotes, atomiciens,
spécialistes de la cybersécurité) sont difficiles à recruter. Pis, un militaire sur deux envisage de quitter
l'armée faute de pouvoir concilier vies professionnelle et personnelle.
Impasse
La pérennité de l'autonomie stratégique et d'un modèle complet
d'armée est réaffirmée mais demeure à l'état de principe. La liste des aptitudes requises de nos forces demeure la plupart du temps tout aussi théorique. En l'état, la modernisation de la
dissuasion nucléaire et l'impératif de la protection du territoire imposeraient une forte réduction de la capacité d'intervention.
Toutes ces tensions convergent vers une impasse financière. La hausse
de 1,8 milliard d'euros du budget pour 2018 ne couvre pas l'intégration du coût des opérations extérieures (1,3 milliard) et le financement des mesures décidées en 2016. Le budget de la
défense s'élèvera à 42 milliards d'euros en 2022, ce qui interdit de remplir l'objectif de lui
affecter 2 % du PIB en 2025. Il reste par ailleurs surplombé par la promesse inutile d'un service national universel d'un mois dont le coût s'élève
entre 12 et 17 milliards en investissement et 2,5 et 3 milliards en fonctionnement.
Les conclusions de la Revue stratégique ont été présentées au président de la République. Ce document figure ci-dessous en pièce jointe. C’est à partir de celui-ci
que sera préparée la prochaine loi de programmation militaire(LPM). Cette loi de programmation pluriannuelle ne recouvre pas forcément le temps d’un
quinquennat présidentiel ; ce sera le cas pour la prochaine loi 2019-2025)
Cette Revue stratégique propose une analyse du contexte géostratégique actuel et à moyen terme, des tendances
fortes qui le caractérisent, des menaces auxquelles la France et l’Europe sont et seront confrontées (cette analyse est habituellement l’objet du Livre
Blancsur la Défense et la Sécurité nationales). De cette analyse découlent les choix et décisions du Président sur « nos ambitions en matière de défense et les aptitudes requises de nos forces » sur « la base de nos
intérêts de défense et de sécurité nationales ».
C’est sur cette base des « aptitudes et capacités à détenir » par la France que sera établie la prochaine loi de programmation militaire 2019-2025 qui
sera votée par le Parlement et que l’exécutif sera chargé de mettre en œuvre.
Que faut-il donc retenir de ce document en le replaçant dans cette perspective ?
Par rapport au dernier Libre Blanc dont les analyses ont été régulièrement complétées, amendées, actualisées,
rien de fondamentalement changé. L’analyse est fouillée. C’est un recensement clair, bien écrit des documents régulièrement publiés par les organismes d’analyse dont c’est la vocation. Il ne
reste qu’à….
Le plus important reste en effet à venir : la prochaine loi de programmation va définir les moyens que la France est prête à consentir au regard de ses ambitions et des capacités qu’elle estime devoir détenir, telles qu’elles sont
définies dans la revue stratégique. Y aura-t-il cohérence ou pas ? Les moyens seront-ils à la hauteur des impératifs de sécurité ? Ce sera le premier test de crédibilité.
Ensuite, il faudra examiner de près si chaque année, les budgets effectivement votés sont respectueux de cette loi de programmation. La trajectoire est-elle
suivie ? La cohérence entre loi pluriannuelle et loi annuelle est-elle au rendez-vous ? Déjà pour le budget exécuté en 2017 et celui prévu en 2018, nous constatons une dangereuse
inflexion par rapport aux objectifs budgétaires 2025 annoncés par le président de la République. Or, plus on s’éloigne de la trajectoire aujourd’hui, plus il faudra en rajouter demain pour
revenir au niveau. De nombreux analystes émettent des doutes sur la capacité à rattraper ce retard. D’autant que certaines habitudes sont tenaces.
Et enfin, au terme de chaque année budgétaire, au 31 décembre, il faudra regarder si les budgets votés en début d’année ont été effectivement exécutés tels que
prévus. Si les crédits ont été effectivement mis en place au moment voulu et en quantité voulue. Si « glissements, gels, reports de crédits, crédits
de pension inclus ou non inclus» et autres artifices de ce type (quand ce n’est pas annulation pure et simple des crédits) n’ont
pas dénaturé ces budgets prévisionnels. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il sera possible de dire si oui ou non la France se donne effectivement les moyens de sa politique de défense, de ce qui
est affiché et énoncé. Ce n’est qu’à ce moment qu’il sera possible de dire si oui ou non la remontée en puissance que tout le monde
s’accorde aujourd’hui à reconnaitre comme indispensable et urgente est effective ou si elle n’est restée que parole.
Rappelons que pour les cinq dernières lois de programmation, suite aux artifices budgétaires indiqués plus haut, environ une annuité a été perdue tous les cinq ans.
Au bilan, sur 25 ans, se seront évaporés vers d’autres finalités des milliards d’euros initialement prévus - par le législateur, rappelons-le - être investis dans la Défense et en
particulier dans les équipements. On peut comprendre que la méfiance soit de mise. Sécurité des Français, influence et place de la France dans le monde, remontée en puissance, indépendance
stratégique ? Le dire est une chose. S’attacher à y parvenir en est une autre.
Général (2s) Pierre ZAMMIT Délégué de l’ASAF pour
la Haute-Garonne.
Que retirer de cette revue stratégique sur la défense et la sécurité nationale ? Un satisfecit
par le Gal. François Chauvancy - le 22/10/2017.
Finalement ce document attendu – et on peut remercier la commission Danjean pour ce travail efficace – a suscité peu de commentaires sinon peu de débats. Nous
sommes déjà dans la loi de programmation militaire qui organisera les dépenses des armées sur plusieurs années.
Pourtant, ce document aurait mérité une lecture attentive car il est loin d’être anodin mais il fallait peut-être être un expert ou simplement avoir lu les
précédents « Livre blanc » de 2008 et de 2013. Cette revue stratégique est bien éloignée des presque centaines de pages lénifiantes, lissant les aspérités, évitant de choquer, noyant la
réflexion et confondant sécurité et défense sans doute dans un but inavoué de faire disparaitre la composante militaire du paysage régalien. Suis-je trop sévère ? je ne le pense pas mais je
vous invite à relire au moins le Livre blanc de 2013.
Que nous apporte cette revue ? Une grande satisfaction
Il faut effectivement l’écrire. Ce document d’environ 80 pages est clair, pragmatique, lucide. Le monde sera de plus en plus dangereux et les impasses ne sont pas
envisageables afin de protéger dans le temps la France et les Français. On ne conçoit pas des capacités militaires sans stratégie, sans respect des orientations dans la durée, sans moyens qui
doivent être disponibles le jour où la guerre ou la crise sont là, donc anticipés.
A la différence des précédents « Livre blanc », cette revue stratégique exprime donc une réelle stratégie militaire où les forces armées retrouvent la
place qui leur est due en temps d’insécurité, loin de tous les mélanges de genre que nous avons connus avec nos stratèges en chambre ou idéologues passés dans l’utopie de la paix universelle et
la seule connaissance des savoir livresques.
La diplomatie retrouve aussi une place normale dans la stratégie de l’Etat (voir P57) et la revue stratégique souligne le besoin de cette approche globale dans la
résolution des crises où chaque acteur étatique a un rôle égal. Ceci est aussi un grand changement dans la vision française. Retenu par les médias, le concept d’approche globale est mis en avant
notamment au titre de la prévention. Il existe cependant depuis le sommet de l’OTAN à Bucarest d’avril 2008 et a été largement développé dans le Livre blanc de 2013. Les militaires pratiquent ce
concept dans l’OTAN.
Autre point positif, toutes les menaces sont abordées
Cette revue stratégique désigne clairement les menaces en cours ou à venir. Du point de vue géopolitique, un retour des stratégies de puissance est constaté dans la
zone méditerranéenne, avec la présence permanente de moyens aériens et navals russes, l’arrivée de la Chine et l’acquisition par plusieurs Etats riverains de moyens militaires avancés, qui
placent le sol européen à portée de capacités conventionnelles modernes.
Eu Europe, la menace à l’Est existe avec la Russie. En Afrique, la France a un intérêt sécuritaire et économique à la stabilité du continent africain et des espaces
adjacents avec le constat d’une radicalisation islamiste visible. Premier partenaire économique du continent, les appétits chinois sont mis en évidence. L’Asie est aussi une source de
préoccupation et les prétentions chinoises en mer de Chine méridionales dénoncées.
Dans le domaine sociétal, la revue rappelle la menace démographique avec 8,6 milliards d’habitants en 2030, 9,8 milliards en 2050, les crises migratoires et les
réfugiés, le dérèglement climatique, la criminalité organisée pour laquelle l’ONU estime « les ressources pour le seul blanchiment d’argent, entre 2 et 5 % du PIB mondial (soit entre 715
milliards et 1870 milliards d’euros) » sans oublier les menaces cybernétiques.
Le risque de la diffusion de certaines maladies conduit à rappeler le rôle du service de santé des armées. Cela me permet d’attirer l’attention, sinon de mettre en
garde sur les réformes en cours et les arrière-pensées qui pourraient conduire à l’affaiblissement de ce service pour des raisons économiques. Or, son savoir-faire s’est révélé incontournable
depuis les attentats du bataclan. Les actions terroristes impliquent aujourd’hui une chirurgie de guerre notamment dans la gestion des blessés de masse, ce que le civil ne sait plus faire.
Bien que la priorité soit accordée à la lutte contre le terrorisme, elle ne doit pas pour autant obérer le développement des autres menaces plus traditionnelles
mais aussi réelles (suivi des capacités militaires des grandes puissances, contre-prolifération, contre-ingérence, contre-espionnage…). Cependant, la menace djihadiste qu’elle soit de courant
wahhabite ou salafiste est dénoncée sans ambiguïté. Cela nous change. Je répéterai à nouveau que, notamment, la gouvernance Hollande avait ignoré l’ennemi islamiste dans le Livre blanc de
2013 (Cf. Mon billet du 08 octobre 2017) … comme d’ailleurs le gouvernement
Maurois en 1981 qui, cette fois avait ignoré un autre ennemi terroriste en libérant les terroristes du groupe d’extrême-gauche « action directe » … pour qu’une partie d’entre eux puisse
renouveler de fait leurs attentats.
Enfin, la découverte française de ces dernières années est la prise en compte des menaces informationnelles (Internet, réseaux sociaux, propagande numérique) qui
permettent « d’agir à distance en s’affranchissant des frontières entre «
l’intérieur » et « l’extérieur » des Etats, ainsi que des séparations traditionnelles entre temps de paix, de crise et de guerre ». Où en sont les moyens pour le champ des
perceptions qui ne limite pas à donner des capacités « cyber » ?
Quelle est la réponse finale ?
Elle est exprimée par le président de la République qui déclare en avant-propos de ce document : « Cette ambition ne peut se passer d’une diplomatie et d’une défense de premier plan, soutenues
par une grande armée, forte et crédible, capable d’agir face à toutes les menaces et dans tous les espaces ».
L’évocation d’une « grande armée » pourrait bien faire rêver comme en 1805 qui a vu le génie militaire de l’empereur avec cette victoire à Austerlitz le 2
décembre. Il sera sans doute difficile d’atteindre la masse de la Grande Armée mais le président veut que l’armée française soit la première armée d’Europe … après le Brexit. Bel objectif auquel
je peux adhérer comme beaucoup de militaires. L’armée française sera alors un moteur pour l’Europe dans le domaine de la défense et la sécurité avec le risque cependant que cette volonté
française, comme la Grande Armée à son époque, soit mal comprise. Tout sera dans l’art du politique de rassurer nos alliés.
Je note aussi au niveau stratégique que la France préserverait ses forces prépositionnées et ses trois bases opérationnelles (Abu Dhabi, Abidjan, Djibouti) et ses
deux pôles de coopération (Dakar, Libreville), pourtant situation partiellement remise en cause dans le Livre blanc de 2008.
Les grandes lignes cependant des différents « Livre blanc » restent maintenues : les armées françaises doivent être en mesure d’agir de façon
autonome, ce qui ne veut pas dire de façon indépendante. Elles doivent représenter un modèle complet pour agir sur tout le spectre des opérations. Enfin, pour assurer la défense de l’Europe, les
coopérations opérationnelles notamment avec l’Allemagne et le Royaume-Uni doivent être maîtrisées.
Pour conclure
L’engagement des militaires est mis à l’honneur par Emmanuel Macron : « Cet effort collectif (dans la sécurité et la défense de la Nation), nous le devons également à nos
militaires, aux femmes et aux hommes du ministère des Armées. Cette Revue stratégique est la reconnaissance de leur rôle central dans la vie de la Nation aujourd’hui et demain ». La «
condition » des militaires et de leurs familles doit être garantie aussi bien par une juste reconnaissance par la Nation (Cf. Le 11e rapport du haut comité de l‘évaluation de la condition
militaire) que par des conditions de vie adaptées.
La capacité à durer pour un conflit dépend en grande partie de la résilience de la communauté militaire. La revue stratégique ose rappeler qu’un conflit
aujourd’hui dure de dix à quinze ans, donc deux à trois mandats présidentiels aux orientations politiques parfois divergentes, y compris dans la stratégie militaire. La classe politique comme au
moins les futures élites du pays devront être informées sinon formées aux questions de défense.
Revue stratégique : Une « France forte » mais avec quels moyens ?
...par Jean-Sylvestre MONGRENIER - octobre 2017.
Docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII
Vincennes-Saint-Denis).
Il est membre de l'Institut Thomas More.
Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016).
La Revue stratégique, qui vient d’être rendue publique, fait un état des lieux globalement lucide du contexte stratégique et des menaces qui montent. Si
elle manque sans doute d’âme, elle paraît consciente des périls qui pèsent sur l’ordre international. Elle esquisse les ambitions de la France en évoquant la nécessité d’une autonomie stratégique
servie par une armée complète et équilibrée ainsi qui le rôle de leader à jouer en Europe. Pour autant, des silences et des absences symptomatiques nous rappellent que les bonnes intentions
doivent être suivies par des actes et servies par des moyens.
« Point d’argent, point de Suisse ; et ma porte était close. »
Jean Racine, Les Plaideurs, I-1
Député du parti Les Républicains au Parlement européen, Arnaud Danjean a remis au chef de l’État la Revue
stratégique de Défense et de Sécurité nationale. Le contenu en a été rendu public le 13 octobre dernier. Ce document s’inscrit dans le prolongement du Livre Blanc de 2013 qu’il actualise en une centaine de pages et trois grandes parties : un contexte stratégique en dégradation rapide et durable ; de nouvelles
formes de guerre et de conflictualité ; notre stratégie de défense : autonomie stratégique et ambition européenne.
Si le texte manque d’âme – on se souvient d’un ancien président qui en appelait aux « forces de l’esprit » –, il faut souligner la clarté du propos et la lucidité de l’analyse. A bien des égards,
les raisons d’agir et les objectifs assignés à la France, en matière de défense et de coopération au cœur des alliances, sont justes. Le président de la République en appelle à
une « France forte, maîtresse de son destin ». Il reste à inscrire ces vues et ces objectifs dans une « grande stratégie » pour la
mettre en œuvre et poser des actes de souveraineté.
La convergence de différentes lignes dramaturgiques
De prime abord, cette Revue stratégique constitue une solide étude stratégique et géopolitique du monde dans lequel nous sommes plongés. Risques et
menaces sont exposés selon une méthode d’analyse multiscalaire qui distingue différents espaces et ordres de grandeur. Outre les menaces directes sur le territoire national, celles qui viennent
de plus loin, ou dont les effets ne sont pas directement visibles par le quidam, sont traitées. Ainsi la première partie distingue-t-elle trois grandes zones dans le voisinage de l’Europe, autant
d’espaces de confrontation ou subissant les pressions d’acteurs étatiques ou autres (mouvements terroristes jihadistes, « forces de procuration » agissant pour le compte de puissances
étrangères). Il s’agit des frontières septentrionales et orientales de l’Europe, du Proche et Moyen-Orient, de l’espace sahélo-saharien. Au-delà de ces théâtres sur lesquels les armées françaises
et occidentales sont engagées ou postées, d’autres espaces apparaissent tels les Balkans, ce que l’on devrait appeler la « plus grande Méditerranée », selon la formule d’Yves Lacoste
ainsi que l’Afrique subsaharienne où les risques se concentrent. Quant à l’Asie orientale, elle n’est pas considérée comme un lointain Extrême-Orient dont les défis reposeraient sur les seules
épaules des États-Unis.
Sur le plan des menaces, on ne retrouve pas dans ce texte les pudeurs de langage du Livre Blanc de 2013 qui ne se référait qu’à un terrorisme
abstrait, sans mentionner ses racines idéologico-religieuses. D’emblée, la préface du président de la République mentionne explicitement l’islamisme et le corps du texte abonde en référence au
jihadisme. D’aucuns expliqueront qu’en 2013 l’État islamique n’avait pas encore surgi, mais Al Qaida sévissait déjà et, dans la bande sahélo-saharienne, les armes françaises étaient
confrontées à ses versions africaines. Par ailleurs, le rattachement manu militari de l’Ukraine à la Russie et le déclenchement d’une guerre
hybride dans le Donbass sont pris en compte, nonobstant quelques hésitations sur la désignation précise de cette menace. Les rédacteurs sont conscients que l’ordre international public européen
est en péril. Peut-être le texte est-il excessivement prudent à l’égard du régime iranien, dont l’expansionnisme menace le Moyen-Orient d’une déflagration régionale. Le souci de conserver intact
l’accord du 14 juillet 2015 semble avoir dominé la plume. A tout le moins, le programme balistique iranien et la volonté de ce régime d’étendre sa zone d’influence dans la région (« zone de
domination » serait plus juste) sont cités. Enfin, si les effets induits par la montée en puissance de la Chine populaire et ses intentions stratégiques ne sont pas ignorés, là encore le
texte est-il excessivement prudent sur toutes les conséquences.
Ce tableau d’ensemble provoque une grande inquiétude sur le sort du monde et ses conséquences pour le petit nombre des libres nations. Alors même que des énergies titanesques hypothèquent
l’avenir des sociétés occidentales, une partie des opinions publiques se complait dans le « narcissisme des petites
différences » (Sigmund Freud) ou rêve de constituer des écosystèmes « végan-compatibles », à l’abri du fracas du monde. Si les rédacteurs de cette Revue stratégique sont au fait des choses – leurs analyses le démontrent –, ils peinent toutefois à en donner la pleine mesure. Par sérieux technocratique ou par
perte du sens de l’eschatologie, composante intégrante de l’esprit européen selon Georges Steiner ? Le chef de l’État lui-même se limite à l’évocation d’une « nouvelle ère de
turbulences ». Dans les faits, de multiples lignes dramaturgiques convergent et nous mènent au seuil d’une rupture d’équilibre. Sur ce point, l’expression de « monde
multipolaire », posée comme une évidence, est inadéquate. La multipolarité implique un certain ordre et un semblant d’équilibre, alors que le chaos menace d’engloutir un monde toujours plus
hétérogène et déséquilibré – vers une « guerre civile mondiale » ?
Penser de manière globale et se porter aux avant-postes
A la différence du Livre Blanc de 2013, le lecteur de cette Revue stratégique est frappé par
l’insistance mise sur la dimension mondiale des risques, des menaces et des enjeux. Bien qu’édulcorés par rapport à l’ampleur du défi, les passages relatifs aux ambitions politiques chinoises et
à leurs prolongements diplomatico-militaires sont à mettre en rapport avec ceux qui insistent sur la présence, les responsabilités et les intérêts de la France en Asie-Pacifique comme dans
l’océan Indien. Au-delà des alliances stricto sensu, les « partenariats stratégiques » avec l’Inde, l’Australie et le Japon sont mis en
exergue (1). Si l’on se fie à ce qui est esquissé dans ces analyses, il n’est pas question pour la France d’entériner le rétrécissement stratégique des dernières années et
le recentrage sur l’ancien « pré carré » africain. De longue date sur la scène de l’Histoire, la France est campée comme une puissance devant non seulement conserver son autonomie
stratégique, mais aussi être capable de tenir le rôle de « nation-cadre » au cœur des alliances et des coalitions auxquelles elle participe, et de se porter au-devant des défis.
Le projet militaire européen dont il est question n’est donc pas celui d’une Europe provincialisée, à l’abri d’illusoires parapets. A rebours du caractère constructiviste des plans de relance de
l’Eurozone, c’est une Europe des capacités dont on parle ici et de « formats » à géométrie variable visant l’efficience. Bref, une Europe qui fonctionne comme un incubateur de puissance
et, sous l’impulsion de la France, qui soit capable de prendre sur ses épaules une partie du « fardeau » de la puissance, dans son environnement immédiat, mais aussi dans l’océan Indien
et dans le Pacifique, en bonne alliance avec les États-Unis que menace l’hyperextension impériale (le « strategic overstretching » de Paul
Kennedy). En toute logique, l’accent est mis sur la prévention, qu’il ne faut pas confondre avec une sorte de diplomatie à caractère thérapeutique, et la capacité à entrer en premier sur un
théâtre d’opérations. La prévention signifie la possibilité, par une présence diplomatique et militaire au plus près des zones de crise, d’empêcher que des situations ne dégénèrent et requièrent
une intervention. Le cas échéant, la France doit pouvoir compter sur le renseignement, son groupe aéronaval et des capacités de frappe adéquates pour intervenir de vive force, en national ou dans
un cadre interallié.
On regrettera que le tour d’horizon géopolitique opéré par les rédacteurs, le souci d’expliquer le vocabulaire stratégique et la volonté affirmée de placer la France au cœur de ses alliances ne
soit pas englobés dans une vision plus large qui confèrerait un supplément d’âme à cette revue d’ensemble. Une telle exigence relèverait-elle donc d’un spiritualisme éthéré ? En dernière
analyse, la pensée et la conception d’une grande stratégie visent à répondre à deux questions centrales : qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? En guise de réponse, un appel isolé
aux « valeurs de la République » : l’imaginaire de la IIIe République, sans le devoir de civilisation, l’Empire et les missionnaires
(« L’anticléricalisme, disait Gambetta, n’est pas un article d’exportation »). Significative à cet égard est l’absence de référence positive à l’Occident, notion jugée trop polémogène
et assertive. Pourtant, les puissances révisionnistes et les États perturbateurs ne s’y trompent pas, qui tendent à former un front commun contre la longue hégémonie occidentale qu’ils entendent
mettre à bas (le fait n’est évoqué qu’en filigrane). Pas de référence non plus à cette « civilisation de la personne » portée par les puissances occidentales, aux menaces qui pèsent sur
le sens de la vérité et des libertés. Au total, il ne s’agirait donc pour les Occidentaux que d’assurer leur survie biologique et leur bien-être matériel, sans valeur ajoutée aucune sur le plan
moral et civilisationnel.
In fine, la question des moyens
L’ensemble du document est traversé par l’exigence d’une remontée en puissance des pays européens sur le plan militaire, avec la France comme moteur et aiguillon. Afin de renouveler son autonomie
stratégique et de pouvoir tenir son rôle de « nation-cadre », celle-ci se devrait de conserver un modèle d’armée complet et de soutenir les initiatives prises dans divers formats
européens et occidentaux. Cette puissance militaire reconstituée aurait pour socle une BITD (Base industrielle et technologique de défense) non moins puissante, à la pointe de l’innovation. Cet
effort collectif reposerait sur des coopérations européennes, sans exclusive à l’égard des alliés et partenaires extérieurs, l’augmentation significative des dépenses militaires soutenant la
dynamique globale. Ministre des Armées, Florence Parly a justement rappelé ces exigences lors d’un long entretien accordé au Monde (2), encore que le titre fasse porter l’accent sur la dimension nationale. On peut
aussi considérer que les instruments mis en avant par la Revue stratégique, notamment le FED (Fonds européen de Défense) et la CSP (Coopération
structurée permanente), sont susceptibles de contribuer au renforcement de l’Europe de manière plus crédible et décisive que le projet d’un gouvernement économique, doté d’un budget
contra-cyclique, à la tête de l’Eurozone.
Dans l’ensemble, donc, les lignes d’action sont bonnes et le projet global d’une Europe militaire est clairement esquissé. Il reste à traduire tout cela en actes, à dissiper la crainte d’un
décalage entre le discours sur le monde et la réalité des décisions, crainte avivée par la crise de l’été dernier et la démission du chef d’état-major des armées. L’écueil premier, celui du
budget de la défense, illustre ce décalage. Oui, l’intention d’augmenter le budget de 1,8 milliards d’euros en 2018 et de 1,7 milliard d’euros pour les années qui suivent, est à saluer. Mais dans
les faits, quelles seront les retombées de celle-ci quand on apprend que le surcoût des OPEX (Opérations extérieures) reposera de façon croissante sur le ministère des Armées, en lieu et place
d’un financement interministériel ? Sans vouloir douter systématiquement des bonnes intentions de la Revue stratégique, rappelons tout de même que 200
millions d’euros ne sont toujours pas trouvés – au moins officiellement – pour financer le surcoût des OPEX 2017 (un total de 1,3 milliard d’euros). Aussi la question budgétaire devra-t-elle être
clarifiée, d’autant plus que l’effort financier à produire est appelé à s’inscrire dans la durée : le futur commence ici et maintenant.
Pour aller plus loin, le « renouvellement du groupe aéronaval » annoncé dans la Revue témoigne, certes, d’un réalisme qui rassure :
le Charles de Gaulle aura bien un successeur. Cela dit, si cette phrase laisse entendre que le projet d’un porte-avions complémentaire
au Charles de Gaulle est entériné, rien n’est assuré et le principe de la « permanence à la mer » (permanence technique à tout le moins)
reste en suspens. Est-ce une inconséquence au regard des ambitions mondiales affirmées par les rédacteurs ou une volonté de ne pas aviver les inévitables querelles budgétaires entre les
armées ? Pour sortir des « ambiguïtés constructives », il importe de rappeler que si le chef de l’État ne prenait pas la décision de construire un deuxième porte-avions et de
prévoir le successeur du Charles-de-Gaulle, la France serait déclassée sur les plans diplomatique et militaire. Sa voix ne porterait plus. Il en va de
l’autonomie politique et stratégique de notre pays, mais aussi du rôle de l’Europe et de l’Occident dans le monde. En dernière instance, l’ambition du grand large que signifierait la permanence à
la mer d’un groupe aéronaval français est aussi un impératif de civilisation : la liberté et la prospérité des sociétés occidentales reposent sur la maîtrise de l’élément marin. Et, en dépit
de l’effet produit dans l’esprit du citoyen-contribuable par le lancement d’un tel programme, l’argument financier ne tient pas. Le coût d’un porte-avions peut être évalué à 4,5 milliards d’euros
environ. Cela représente 450 millions d’euros par an pendant dix ans : soit 1,5 % du budget de la Défense en volume annuel et 0,02 % du PIB. Bien moins que la construction
d’une énième ligne de TGV, déficitaire de surcroît (3).
Conclusion
En conclusion, on ne peut que louer la volonté affichée par les autorités françaises d’édifier un pilier européen de défense, complément indispensable d’une Alliance atlantique au sein de
laquelle les États-Unis assurent désormais près des trois quarts des dépenses, contre la moitié au cours de la Guerre Froide. Indubitablement, l’Europe a baissé sa garde : les États du Vieux
Continent consacrent en moyenne 1,2% du PIB à leur défense ; il leur faudrait dépenser 98 milliards d’euros par an pour atteindre les 2% recommandés par l’OTAN. Ils ont aussi perdu près du
quart de leurs soldats en dix ans (4). Nul besoin d’aller plus avant pour démontrer ce qu’il faut bien appeler l’effondrement des budgets et des capacités militaires, les puissances les plus allantes
peinant à atteindre ou à se maintenir au ratio fixé au sein de l’OTAN, pour s’en tenir à cet indicateur quantitatif.
Sur la hausse des dépenses militaires en Europe, il est possible que la Revue stratégique pèche par optimisme en confondant un tressaillement avec
une reprise durable. Quoiqu’il en soit, il appartient au chef de l’État de se tenir au niveau des ambitions affichées, ce qui n’implique pas seulement des arbitrages budgétaires en faveur du
ministère des Armées. Un effort durable ne pourra être soutenu sans de solides réformes économiques et une vigoureuse croissance, seules à même de redresser les finances publiques et d’accroître
les dépenses militaires. Ces exigences soulèvent d’autres questions qui ne sont pas l’objet de cette note, mais elles interfèreront avec le redressement militaire. En résumé, pour que ce
bréviaire stratégique et géopolitique devienne un vade mecum, il faudra une Loi de programmation militaire (prévue pour le premier semestre 2018) et des
financements à la mesure des objectifs posés dans le texte. Autrement dit, « point d’argent, point de Suisse ».
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