Les Russes étaient ravis de la victoire de Trump. Ils l’ont toujours aimé. La Russie est le seul pays européen («blanc») à avoir préféré Trump à Clinton et
Harris.
En vain, les maîtres de la propagande avaient rabâché que Trump serait pire pour la Russie. Mais les gens ont continué à remarquer que les États-Unis se
trouvaient sur la même page historique que la Russie : ils rejetaient l’idéologie woke, étaient dirigés par un homme sérieux, étaient contre les guerres, pour l’emploi, la paix et le
christianisme. À bas les transsexuels et les pédés, à bas le politiquement correct et les micro-agressions ! La guerre en Ukraine continue, mais sous la direction du nouveau ministre de
la Défense Andreï Beloussov, elle tourne au franc succès. Chaque jour apporte une nouvelle victoire modeste, libérant quelques villages supplémentaires de l’interminable Donbass. C’est
une lutte au ralenti, car la Russie est en train de l’emporter contre 32 États de l’OTAN – un fardeau incroyablement lourd pour une guerre contre la sécession, au point où on en
est.
Voyons comment nous en sommes arrivés là.
L’URSS avait été démantelée et dépossédée par l’autorité de l’ancien président Gorbatchev et du premier président de la Russie, Eltsine. À l’époque,
l’Ukraine avait déclaré sa neutralité et son amitié avec la Russie. Avec sa part d’infrastructures soviétiques, son industrie lourde et ses 50 millions de travailleurs assidus, l’Ukraine
avait plus que suffisamment de ressources pour prospérer. Cependant, les néoconservateurs américains pugnaces ne se satisfaisaient pas de cette solution. Ils voulaient du sang, une
domination totale, la victoire dans un jeu à somme nulle. Ils ont délibérément transformé l’Ukraine en une menace mortelle pour les Russes, un couteau constamment pointé sur la gorge de
la Russie. Ils ont installé des laboratoires d’armes biologiques et construit des bases militaires pour l’OTAN. Puis ils ont commencé à étrangler économiquement et à harceler violemment
le Donbass, la partie de l’Ukraine peuplée de Russes. Le Donbass avait été arbitrairement incorporé à l’Ukraine par décision des autorités soviétiques vers 1920, mais il est resté
solidement russe par sa population et sa langue. Une telle diversité n’était pas un problème pour une URSS forte, mais le faible État ukrainien ne pouvait tolérer aucune voix
dissidente.
Le président russe Vladimir Poutine héritait de cette situation et il était prêt à laisser l’Ukraine conserver son indépendance. Il a signé l’accord de
Minsk, garanti par l’Allemagne et la France, selon lequel Kiev autoriserait l’autonomie du Donbass. Une fois de plus, les mêmes néoconservateurs ont renié l’accord. Ils ont admis plus
tard qu’ils l’avaient signé juste pour avoir le temps de réarmer l’Ukraine. Kiev a également renié sa propre déclaration de neutralité et d’amitié avec la Russie, qui faisait partie
intégrante de la reconnaissance par la Russie de l’indépendance de l’Ukraine. Ils ont ignoré l’appel de Vladimir Poutine de décembre 2021 à conclure une paix permanente.
En février 2022, quelques semaines seulement avant l’invasion conjointe prévue par l’Ukraine et l’OTAN en Russie, la Russie lançait son opération militaire
spéciale en Ukraine. Ses forces se sont rapidement déplacées vers Kiev, ont pris le contrôle de l’aéroport et ont avancé jusqu’à Kharkov, une grande ville à prédominance russe. À ce
moment, l’Ukraine a demandé la paix et le nouveau traité de paix russo-ukrainien a été rapidement paraphé à Istanbul. Il spécifiait à nouveau l’autonomie du Donbass, la neutralité de
l’Ukraine et la reconnaissance de la langue russe partout où elle était parlée, mais le Premier ministre britannique Boris Johnson est ensuite venu à Kiev et a convaincu les dirigeants
ukrainiens de revenir sur cet accord et de reprendre la guerre. La guerre s’est poursuivie avec de petits changements frontaliers, tandis que l’Ukraine se vidait de centaines de milliers
de combattants. Finalement (certains pourraient dire inévitablement) l’initiative de la guerre est passée aux mains des Russes, et désormais elle leur appartient, fermement.
La Russie, quant à elle, est restée un pays paisible, à l’exception des zones peu peuplées de Koursk, à la frontière avec l’Ukraine ; le gros des combats a
été mené par l’armée professionnelle russe, c’est-à-dire des guerriers bien payés, et non par des conscrits réguliers ou mobilisés. Les magasins russes sont bien approvisionnés, les
théâtres russes sont pleins, le peuple russe est content. Et ceux qui ne sont pas contents ne se plaignent pas.
Les Russes acceptent généralement la formule stoïque : «le clou qui dépasse attire le marteau». Protestations comme approbations passionnées de l’effort de
guerre peuvent se voir toutes deux sévèrement punies. Le héros de guerre Strelkov et le pacifiste Kagarlitzky, Mme Berkovich (une dramaturge juive) et Mlle Kevorkova (une écrivaine
pro-palestinienne), tous se retrouvent à ce jour en prison. L’ampleur des arrestations n’est pas particulièrement alarmante : selon les ONG pro-occidentales, environ 1300 hommes et femmes
ont été traduits en justice pour avoir exprimé une forme de dissidence. À titre de comparaison, c’est dix fois moins que les 13 000 prisonniers politiques actuels en Ukraine. Cela n’en
inquiète pas moins les journalistes, qui font de leur mieux pour ne pas devenir le prochain clou à enfoncer.
Cette statistique a été améliorée par une vague de migrations hors de Russie en 2022 : les personnes qui se sont senties en désaccord avec la guerre ont
voté avec leurs pieds. À l’étranger, certaines d’entre elles ont publié des opinions anti-guerre et ont ensuite hésité à rentrer chez elles. Beaucoup d’émigrants se sont installés en
Israël et ont pris la nationalité israélienne. Lorsque la guerre a éclaté entre Israël et ses voisins arabes, ces réfugiés russes ont majoritairement soutenu le génocide de Gaza, prouvant
ainsi qu’ils n’étaient pas des pacifistes, mais simplement des ennemis pro-israéliens et pro-occidentaux de la Russie. L’expulsion de ces personnes a bien aidé la Russie lorsque les
autorités russes ont exprimé leur soutien prudent à la Palestine : cette décision s’est imposée sans controverse publique.
Comme tous les pays développés, la Russie est affligée d’un lobby israélien puissant, bien implanté dans la sphère culturelle ; mais au moins, en Russie il
est moins puissant qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni. Au fil des ans, les membres les plus actifs du lobby juif sont partis en Israël, décimant ainsi les effectifs de celui-ci.
Pourtant, ceux qui restent sont suffisamment forts pour bloquer toute publication d’opinions pro-palestiniennes. Sans surprise, le lobby israélien domine l’Ukraine. Presque tous les
oligarques et personnalités médiatiques ukrainiens sont d’origine juive. Ils sont également farouchement opposés à Trump.
Beaucoup de gens dans le monde s’étonnent que les juifs d’Amérique votent pour les démocrates, même si Trump était clairement préférable pour Israël. Il y a
un gros secret là-dessous. Toutes les nations trouvent naturellement les juifs dérangeants, et les juifs, comme les vrais judokas, ont appris à canaliser ce sentiment en leur faveur. Vous
êtes contre les juifs ? Alors soutenez Israël, disent-ils. Les défilés gays de Tel-Aviv sont visiblement antijuifs, puisqu’ils sont basés sur le déni des valeurs juives traditionnelles
(shlilat ha-golah, en hébreu). Vous êtes contre Israël ? Alors soutenez les juifs ! Les rabbins conservateurs vous chanteront de douces mélopées sur leur haine du sionisme. Cette tactique
du pile-ou-face (pile je gagne, face tu perds) n’est pas une idée nouvelle – dans les années 1930 du siècle dernier, Adolf Hitler et Benito Mussolini se disputaient à ce sujet. Ce dernier
recommandait à Hitler d’accepter des fascistes juifs comme Jabotinsky comme alliés. Hitler s’y opposait. Plus tard, Benito devait apprendre à ses dépens que de tels alliés le trahiraient
aux moments les plus inopportuns.
Aujourd’hui, la formule s’est simplifiée : les nazis soutiennent Israël, et les progressistes soutiennent la communauté juive internationale. Et il ne reste
plus personne qui soit contre les deux. Cette alchimie du «diviser pour mieux régner» fonctionnera aussi longtemps que les juifs et Israël resteront hideux tous les deux. Certains sont
assez audacieux pour admettre que les sionistes sont des criminels, mais ils se drapent immédiatement dans la rectitude politique en idolâtrant les juifs. L’inverse est également une
option valable : les juifs sont un problème qui doit être résolu, et l’État d’Israël est la solution. C’est un stratagème dialectique élémentaire, mais même Hitler s’est laissé prendre à
ce petit jeu, parce qu’il était un ennemi du Christ et de son Église. Et voilà comment il a soutenu les juifs dans leur tâche principale, leur combat contre le Christ.
Le président russe Vladimir Poutine a exprimé avec brio sa vision du monde dans son discours mémorable à la conférence de Valdaï. Les lecteurs
de unz.com en ont eu un aperçu dans l’article de Pepe Escobar «Valdaï, le moment de
vérité». Poutine a appelé à un monde sans hégémonie, sans factions transnationales, sans jeux à somme nulle, avec une pleine souveraineté et l’indépendance pour tous les États. C’est
très différent de ce que nous connaissons actuellement, et c’est une inversion des plans des néoconservateurs. Mais c’est l’attitude opérationnelle des Russes : ils l’utilisent dans leurs
relations avec la Chine et aimeraient profiter d’une relation de travail aussi efficace avec les États-Unis. Pour eux, le vote MAGA est tout à fait acceptable ; que les États-Unis soient
grands, tant qu’ils n’utilisent pas cette grandeur pour écraser d’autres États indépendants. Les États-Unis ne seront plus autorisés à exercer une hégémonie mondiale et des chaînes
militarisées de nations satellites. Faites ce que vous voulez chez vous et n’interférez pas avec les autres.
C’est pourquoi les Russes voient la victoire de Trump d’un très bon œil. Ils pensent qu’il se bat aussi pour eux, en déjouant les plans d’accaparement du
monde de la communauté juive internationale et de ses fidèles filiales à 100%, les démocrates. Ce qu’il fait aux États-Unis ne regarde que lui, et le peuple russe est tout à fait prêt à
apprécier le spectacle de ses manœuvres politiques.
Les Russes voient la victoire républicaine comme si les Américains avaient brisé leurs chaînes sionistes. Ils se demandent pourquoi tant d’Américains sont
totalement captivés par le narratif juif ; ils discutent de la manière dont l’ADL gouverne leurs esprits ; ils débattent, à voix basse, de la raison pour laquelle les États-Unis sont
prêts à dépenser toute leur richesse pour Israël. Ils ne peuvent s’empêcher de remarquer que les hommes américains sont circoncis et que c’est la patrie du sionisme chrétien. L’attitude
russe envers les juifs est celle de l’Église : Sicut Judaeis
Non («pas comme les juifs»). Nous ne faisons pas de mal aux juifs et nous ne leur permettons pas de nous faire du mal. Les Russes ont un modeste respect pour les juifs en tant
que peuple de l’Ancien Testament. Ils admirent les histoires d’Hébreux courageux luttant contre l’influence impériale romaine, mais cela ne va pas jusqu’à permettre aux juifs de
démanteler la Russie une seconde fois.
La Russie a résisté sans problème à la guerre de l’OTAN en Ukraine. Pendant ce temps, elle a vu les grandes villes des États-Unis et du Royaume-Uni ravagées
par des violences «essentiellement pacifiques» de la gauche, en grande partie menées par des organisations juives comme Black Lives Matter. Pour les Russes, la victoire de Trump signifie
la fin de la violence progressiste en Amérique, et peut-être aussi à l’étranger. Nous verrons bien !
C’est une période passionnante pour les commentateurs réfléchis. Tant de nuances à explorer, si soigneusement ignorées par les médias grand public. Le
silence dynamique n’a jamais été aussi plein de trous.
Sur la photo ci-dessous, celle de gauche est une couverture de The
Economist (Royaume-Uni) datant
de 2012 : le titre indique «Le début de la
fin pour Poutine». Celle de droite, en revanche, est la page d’accueil de Foreign
Affairs (États-Unis) d’il y a quelques jours, en juin 2023 : le titre dit «Le début de la
fin pour Poutine ?». En douze ans, la seule différence réside dans ce petit point d’interrogation. Douze ans pour s’interroger.
Ce ne sont
là que deux exemples de l’éternel vice de l’Occident, particulièrement prononcé lorsqu’il s’agit de la Russie. Celui de prendre les souhaits pour des réalités, les hypothèses pour des
faits. Deux exemples qui, à vrai dire, ne figurent même pas parmi les plus flagrants. Pour 2012, The
Economist a évoqué la «révolution
blanche», c’est-à-dire la vague de protestations qui a suivi les élections générales, selon de nombreux observateurs russes et étrangers, falsifiées par la fraude en faveur de
Russie unie, le parti de Poutine. Foreign
Affairs, quant à lui, examine la situation en Russie après le soulèvement manqué de Evgueni Prigojine, le fondateur et dirigeant du groupe Wagner, la puissante armée de
mercenaires qui, jusqu’à récemment, était un instrument fidèle de la politique du Kremlin. Mais on pourrait citer bien d’autres exemples de prédictions exagérées dans la même veine.
Alors, pourquoi cela se produit-il ?
La tendance à juger Vladimir Poutine et sa structure de pouvoir de la même manière que celle d’un Kadhafi ou d’un Saddam Hussein nous a empêchés, au fil
des ans, de comprendre deux questions fondamentales de la Russie post-soviétique. La première est que Poutine n’est pas arrivé au Kremlin par un coup d’État, ni même par un coup de
force. En d’autres termes, il n’a pas pris le pouvoir par la force et ne l’a pas monopolisé après être arrivé au sommet par accident. Poutine a été choisi pour ce rôle. Il n’est pas
le seul, mais le seul à aller au fond de la sélection darwinienne impitoyable exercée par la politique russe pendant les années Boris Eltsine. En repensant à ces années, les noms de
ceux qui auraient pu être Poutine et qui ne l’ont pas été viennent à l’esprit : Sergei Kirienko, par exemple, pendant quelques mois en tant que très jeune premier ministre ; Sergei
Nemtsov, qui a été vice-Premier ministre ; Sergei Stepashin, un universitaire devenu homme politique, ministre de la Justice, puis de l’Intérieur et pendant trois mois Premier
ministre. Au lieu de cela, ce fut le tour de Poutine, qui n’avait pas de grandes cartes à jouer et qui, à un moment donné, a été choisi par ceux qui exerçaient le pouvoir réel. Il
suffit de lire sa biographie pour s’en rendre compte. En 1991, il quitte son poste plutôt obscur d’officier du KGB en poste en Allemagne de l’Est et rentre en Russie. Presque
immédiatement, il devient, lui du KGB, assistant puis adjoint de Anatolyj Sobciak, le maire ultra-progressiste de Saint-Pétersbourg. En 1996, Sobciak se présente aux élections
municipales et Poutine est appelé à Moscou et devient chef adjoint du département des biens de la présidence. En 1997, il devient chef adjoint du personnel présidentiel et conseiller
d’État, le rang le plus élevé de l’administration civile russe. En 1998, il devient chef du FSB (l’une des deux branches des services secrets russes) avec le rang de ministre, membre
du Conseil de sécurité puis secrétaire de celui-ci. En 1999, il devient premier ministre et, en mars 2000, président pour la première fois.
Il est bien entendu que cette carrière, en plus de ne pas être violente, n’était même pas une carrière normale. Il s’agit plutôt d’une carrière préparée
par les «pouvoirs
forts» de l’époque, surtout depuis que le déclin irréversible de Boris Eltsine est devenu évident. Derrière l’ascension de Poutine, il n’y a donc pas un coup de main armé ou un
hasard, mais le choix des milieux les plus importants : à l’époque, les services secrets (qui, avec Jurij Andropov, avaient d’ailleurs déjà facilité l’ascension de Mikhaïl Gorbatchev)
et les leaders des mouvements réformateurs. Une fois son pouvoir acquis et consolidé, Poutine a ensuite fait prévaloir les premiers. Les siloviki, les hommes qui dirigent les
ministères de la force (sila, en russe), c’est-à-dire ceux qui ont des départements armés : Défense, Intérieur, les deux branches des services secrets, Urgences. Poutine tombera ou
partira tôt ou tard, c’est certain. Mais cela ne se décidera pas par des manifestations de rue ou les coups de tête d’un chef de guerre, mais par la volonté des structures qui ont
tant contribué à le choisir et qui, ces dernières années, ont décidé de le maintenir au sommet.
Le deuxième élément que beaucoup d’experts occidentaux ne saisissent pas (ou, plus simplement, refusent d’accepter) est que Poutine a toujours
bénéficié, au cours de son long mandat, d’un noyau dur de consensus spontané, qui n’est pas dû à des fraudes ou à des lois répressives ou à des contraintes diverses. Personne ne
semble se souvenir, en effet, qu’avant son arrivée au pouvoir, les Russes avaient connu, à partir de la mort de Leonid Brejnev (1982), deux décennies de bouleversements qui ont
culminé avec la perestroïka, la fin de l’URSS et la transition dramatique vers l’économie de marché sous l’ère Eltsine. Au cours de cette période, pour ne citer qu’un exemple,
l’espérance de vie des Russes a chuté de huit ans, ce qui s’est traduit dans les faits par une décimation de la population.
L’arrivée de Poutine au pouvoir a coïncidé avec une stabilisation substantielle de l’État, qui risquait la désintégration en raison des poussées
centrifuges de nombreuses républiques (de la république armée de Tchétchénie aux républiques économiques du Tatarstan et de la Sibérie), et avec un redressement tout aussi visible de
l’économie, évidemment facilité par une saison de prix élevés pour le gaz, le pétrole et d’autres matières premières. Le déclin démographique, qui a brutalement fait vieillir la
population, et la fin d’une longue période de troubles ont créé ce que j’ai appelé une «base de consensus
spontanée» pour Poutine. Dire cela semblait une hérésie mais le temps a prouvé la cohérence de cette thèse, jusqu’au consensus plébiscitaire que tous les sondages ont enregistré
au moment de la réannexion de la Crimée (2014).
Il est évident qu’il y a eu des fraudes et des pressions dans le passé, tout comme il est évident que les lois répressives adoptées depuis le début de
l’invasion de l’Ukraine ont faussé les relations entre les autorités et le peuple. Mais si nous ne gardons pas ces considérations à l’esprit, nous ne comprendrons jamais pourquoi
Poutine ne tombe pas. Et surtout pourquoi il ne tombe pas quand on voudrait qu’il tombe.
Lorsque, le 24 février 2022, les forces militaires russes ont franchi la frontière de l’Ukraine, j’étais à Saint-Pétersbourg. J’ai partagé la surprise,
l’inquiétude des Russes. J’ai aussi partagé les mêmes difficultés que ceux d’entre eux dont les affaires dépendaient des relations entre l’UE et la Russie, et se faisaient en devises.
Mais, en ce qui me concerne, passé les premiers jours de sidération, je me suis souvenu de ces nombreux matins des vingt dernières années où, découvrant, au lever, une nouvelle action
hostile des États-Unis contre la Russie, je m’étais demandé : combien de temps encore ? Quand s’usera la patience russe ? Quand est-ce que l’affrontement quittera le terrain économique,
et celui de l’information, pour celui du champ de bataille ? Et lorsque la pluie de sanctions s’est abattue sur la Russie, la preuve d’une préparation longue, animée par une volonté
stratégique au long cours (celle des USA), s’étalait enfin au grand jour. On ne réunit pas en quelques jours l’Union européenne entière autour de mesures aussi draconiennes, et
économiquement sensibles, elle à qui il faut habituellement des années pour discuter de normes telles que la taille des œufs que les poules ont le droit de pondre sur son territoire
!
Quelques semaines plus tard, j’atterrissais dans la douceur du printemps Niçois. J’avais laissé les Russes dans une attitude générale d’inquiétude calme,
eux dont les vies étaient bouleversées par le conflit, pour une population pour laquelle aucun enjeu vital n’était compromis, qui hier encore aurait eu du mal à situer l’Ukraine sur la
carte, mais qui était au bord de l’hystérie collective. C’est là que j’ai pris conscience que ma patrie d’origine, et ma patrie d’adoption avait dérivé au cours du temps. Cela m’imposait,
pour comprendre, de replacer l’actualité brûlante dans un contexte historique suffisamment long pour y trouver du sens. Aussi ai-je tenté de regarder les évènements dans la perspective
qui pourrait être celle des historiens travaillant sur notre époque dans un siècle ou deux. Et, partant de ce point de vue, m’est venu l’hypothèse que nous assistions aujourd’hui à la
conclusion d’une guerre de 100 ans, qui aurait commencé en 1917.
Cela pourrait surprendre, car les périodes d’hostilités, de détente, et même d’alliance, se sont succédées durant ce siècle. Il serait faux de dire que les
pays qui composent ce qu’on appelle aujourd’hui l’occident collectif, se sont battus avec la Russie pendant 100 ans. Mais de même, la moyenâgeuse guerre de 100 ans n’est pas faite de 100
ans d’activité militaire. Il y a des périodes de trêves, des retournements d’alliance aussi. On pense en particulier au Compté de Bourgogne, qui s’allie tantôt au Roi de France, tantôt à
la couronne d’Angleterre. Si donc, on l’appelle guerre de 100 ans, c’est parce que durant toute cette période, c’est la même question qui motive le conflit : la légitimité du roi
d’Angleterre sur une partie des terres françaises. Et cette question ne sera effectivement tranchée qu’à la fin de cette guerre, quand la couronne d’Angleterre devra renoncer à ses
prétentions sur le continent.
On note que durant cette guerre commence à apparaître un proto-sentiment national français. Si les Anglais avaient gagné, le monde serait différent. La
notion de nation ne se serait probablement pas imposée sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Ainsi, outre les aspects dynastiques et impérialistes, elle se complique d’aspects
qu’on qualifierait aujourd’hui d’idéologiques. (Gardons-nous toutefois de tout anachronisme, les termes idéologiques et impérialistes ne peuvent être appliqués au Moyen-Âge avec le sens
exact que nous leurs donnons aujourd’hui).
De même, le conflit qui commence en 1914 est purement un problème de concurrence entre impérialismes. Mais il provoque la révolution en Russie, et il
devient alors, aussi, un conflit entre deux visions de la société, dans le même temps que les enjeux impérialistes, en particulier concernant l’accès aux ressources russes, demeurent.
Commence alors un vingtième siècle un peu décalé dans le temps, s’étendant de 1917 à 2022, durant lequel la question des rapports de l’Europe d’abord, puis de l’occident (après la seconde
guerre mondiale et l’établissement de l’hégémonie américaine), avec la Russie, sera la question géopolitique centrale pour tout le continent européen. Je pense que cette question
conditionne les politiques intérieures et extérieures des états européens et des USA sur toute cette période. Si la fin du conflit en Ukraine en marque la résolution, alors, l’analogie
avec la guerre de 100 ans médiévale se révélera pertinente.
L’occident et la Russie depuis le
début du XXe siècle : une guerre de 100 ans
L’hypothèse est donc que dans une centaine d’année, les historiens qui étudieront l’histoire du XXIe siècle y verront, pour certains en tout cas, une
nouvelle guerre de 100 ans, s’étendant de 1914 à 2022, opposant l’ensemble des puissances industrielles traditionnelles à la Russie. J’entends par « puissances industrielles
traditionnelles », les puissances d’une ère occidentale au sens large : anglosphère, Europe occidentale, et Japon. Elles sont caractérisées par le fait d’avoir fait leur révolution
industrielle sur la base d’une privatisation de plus en plus poussée des moyens de productions, ce que nous appelons habituellement la voie capitaliste. On les opposera aux puissances
industrielles plus tardives, qui elles, ont choisi la voie de la collectivisation des moyens de production, celle du communisme. On sait, en particulier grâce aux travaux d’Emmanuel Todd,
que ce choix n’est pas le fait du hasard, mais correspond aux valeurs profondes des sociétés qui le font, telles qu’elles émergent de la structure de la famille paysanne. Je cite ce fait
pour rappeler que si les trajectoires historiques de pays comme la France ou l’Angleterre, et la Russie diffèrent autant, ce n’est pas un caprice du destin. On peut expliquer
scientifiquement le lien qui existe entre la structure de la famille paysanne, les valeurs qui en découlent, et le chemin vers l’industrialisation de chaque nation. On conçoit que si la
transformation industrielle se produit plus tard en Russie (et en Chine) c’est que ces sociétés sont structurellement plus conservatrices. Et cela se vérifie encore de nos jours, en
observant la résistance des sociétés Russes et Chinoises aux « innovations sociétales » de l’occident. On se gardera pourtant de confondre conservatisme et rejet du progrès
technique. Sinon on ne comprendrait rien à la créativité technique de la Russie et la Chine. Car, en dépit de ce que nos médias peuvent en dire, il faut savoir que pour qui suit pour des
raisons professionnelles les solutions techniques développées en Russie, il apparait clairement que la Russie a des longueurs d’avance dans un certains nombres de domaines, et pas
seulement celui de l’armement. Le smart-city russe, par exemple, peut faire rougir les métropoles occidentales. Il n’en demeure pas moins que le retard historique pris sur le plan de
l’industrialisation jusqu’au XXe siècle fait que les deux pays les plus importants de la sphère communiste ont aussi été, en leur temps, l’objet de tentatives de colonisations par les
puissances dominantes occidentales. Pour la Chine ce fut particulièrement brutal, les tristes épisodes des deux guerres de l’opium en font foi. Pour la Russie, on sait moins que son
tardif décollage industriel de la fin du XIXe siècle, début du XXe, est essentiellement financé par des capitaux occidentaux (en particulier Français). Les capitaux s’exportent, l’outil
industriel utilise des techniques occidentales, l’Empire Russe se transforme également en colonie, même si celle-ci est plus douce (sauf pour les petits bras qui, dans les usines, gagnent
de toutes leurs forces les dividendes des actionnaires européens, bien sûr). Il faut aussi rappeler que quoiqu’on en pense, ce sont bien leurs partis communistes qui rétablissent la
souveraineté de ces deux pays.
Ainsi, en zoomant en arrière pour passer du temps bref de l’information, à l’échelle des temps historiques, apparait un long vingtième siècle, structuré
autour d’un conflit dont l’objet associe deux enjeux. Le premier économique et impérialiste implique l’accès aux ressources et aux terres de ce qui était l’empire russe, puis l’Union
soviétique, et enfin la Russie, et l’ensemble des pays d’Europe et Asie centrale issue de la fin de l’Union. Le second, idéologique, mais également économique, concerne la propriété des
moyens de production dans le cadre du développement industriel, privée ou collective. Il est tentant d’affirmer, que le second enjeu est resté secondaire sur le plan de la motivation. La
preuve étant fournie par le fait que la pression sur la Russie n’a jamais cessé après la chute de l’URSS. Mais, même si on peut le voir comme un décor masquant les appétits impérialistes,
l’enjeu idéologique joue un rôle fort. D’abord il permet de « vendre » les conséquences du conflit aux populations, qui les subissent. Ensuite, l’URSS, en proposant un modèle
alternatif de marche vers l’industrialisation, remettait en cause les privilèges des élites issues du capitalisme. On ne rappellera jamais assez combien l’existence de l’URSS a inspiré et
renforcé les luttes sociales des classes populaires du monde occidentale. Enfin il joue aujourd’hui un rôle important dans la construction d’une identité européenne. Nous reviendrons plus
loin sur ce point. Et puis, la collectivisation des moyens de production entraîne effectivement l’expulsion du capital étranger, et le rétablissement de la souveraineté. Ce fait créé donc
un lien causal fort entre les deux aspects du conflit.
Ce n’est pas la place ici d’un long développement historique, et je me dois de renvoyer le lecteur à des sources historiques, qui seront bien plus
rigoureuses que tous résumés que je pourrais en faire. Mais quelques faits suffiront, je l’espère, à montrer que ce choix historiographique, qui fait hypothèse d’une guerre de 100 ans,
souvent hybride, mais parfois aussi « chaude », faite par l’occident à la Russie, quelle que soit la forme de l’état qui l’incarne, n’est pas complètement fantasmé, mais
s’enracine dans la réalité historique.
Fin de la Première Guerre mondiale, l’ex-empire russe est en révolution, et la guerre civile éclate entre les Rouges et les Blancs. Cette guerre civile est
fort peu civile : c’est 14 nations qui envoient des corps expéditionnaires pour participer à ce conflit. Plus intéressant encore, je propose ici une liste non exhaustive des belligérants
non russes. (les manquants sont des pays colonisés qui n’ont donc pas eu le choix de se tenir à l’écart) : la France, la Pologne, l’Italie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, le Canada,
l’Australie, le Royaume-Uni, la Chine, le Japon, et bien sûr, les États-Unis, sans oublier, l’Allemagne. Je suggère de comparer cette liste à celle des pays participant aujourd’hui aux
sanctions contre la Russie, et soutenant l’Ukraine par des fournitures d’armes. La continuité historique est stupéfiante. On peut constater des différences comme l’Inde par exemple. Mais
si celle-ci se battait avec les puissances occidentales, c’est en tant que colonie britannique. Il est assez remarquable que l’Inde souveraine se situe plutôt du côté de la Chine et la
Russie, pays avec lesquels les relations sont parfois pourtant compliquées.
Fin de la seconde guerre mondiale, l’URSS paye la destruction de la machine de guerre nazie de 26 millions de morts, et de la dévastation du tiers le plus
riche et industrialisé de son territoire. Une paille ! En échange, elle exige à Yalta la formation d’un cordon sanitaire d’états sur sa frontière ouest, et que la Pologne ne puisse plus
jamais servir à l’Allemagne de tremplin pour l’attaquer. Buts de guerre extraordinairement modestes au regard du sacrifice consenti. Modestie qui doit sûrement beaucoup à la conscience
précise de la faiblesse de l’URSS après la saignée qu’elle vient de subir. Les USA, eux, s’arrogent la part du lion, avec toute l’Europe occidentale, nettement plus vaste, riche, peuplée
et industrialisée que la part qui échoit à l’URSS. URSS qui s’applique à respecter, dans un premier temps, les accords de Yalta, en abandonnant, par exemple, les communistes grecs entre
les mains d’une brutale répression britannique. Qu’en est-il des USA ? La réponse tient dans un fait également mal connu en Europe, et souvent aussi en Russie même. Dès 1945, l’OSS puis
la CIA « recycle » les bataillons bandéristes pour animer une guérilla meurtrière à l’ouest de l’Ukraine. Cette petite guerre, entièrement financée par les USA, durera jusqu’en
1949 et fera quand même 300 000 morts, 100 000 coté soviétique, 200 000 du côté des Ukrainiens. Manière un peu « virile » de remercier l’URSS d’avoir permis aux USA d’étendre
considérablement leur zone d’influence en Europe ! Et aussi, à nouveau une belle continuité, puisque l’on voit déjà les États-Unis s’allier à des nazis (pas encore néo) ukrainiens, pour
faire la guerre à la Russie.
Mentionnons également « Le grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski (1997), ainsi que les rapports de la Rand Corporation de 2021, véritables
déclarations de guerre hybrides. Difficile de nier que l’affaiblissement et la destruction de la Russie demeure un but essentiel de la géo-politique américaine, et par voie de
conséquence, de leurs colonies européennes. (Appelons un chat un chat).
Ainsi, à partir de la révolution Russe, on peut voir les rapports avec l’URSS comme un des facteurs les plus déterminants de la trajectoire historique de
l’Europe occidentale, et des USA. C’est cette question qui est aujourd’hui en cours de résolution, et donc, à ce titre, je considère légitime de parler d’une guerre de 100 ans entre la
Russie et l’Europe occidentale, en faisant, je le rappelle, le pari, de moins en moins risqué au vu de l’actualité, que cette question sera résolue à la sortie du conflit.
Élargissement de la perspective
historique
J’ai rappelé plus haut la communauté de destin historique entre la Chine et la Russie : ces deux pays ont, dans un passé récent, subi les tentatives de
colonisation par l’occident triomphant. Celles-ci se sont déroulées essentiellement aux XIXe siècle, puis dans la première moitié du XXe. N’oublions surtout pas, cependant, la
« piqure de rappel » particulièrement brutale que fut l’intervention américaine dans la vie du pays et de la société russe durant les années 90. Celle-ci a bien toutes les
caractéristiques d’une colonisation, avec ses interventions lourdes dans la vie politique, son pillage de toutes les ressources, etc.
Ainsi, si nous élargissons le champ de vision géopolitique, le paysage historique et politique qui se développe prend des teintes inquiétantes. Nous voyons
un conflit opposant un bloc occidental élargi, à un bloc qu’on appellera Eurasiatique faute de mieux, regroupant d’abord la Russie et la Chine, et d’autres pays qui s’en rapprochent :
Iran, Inde, les pays de l’OCS, par exemple. En dehors des pays du bloc occidental élargi, les autres ont adopté une attitude variant entre la neutralité bienveillante vis à vis de la
Russie et un soutien discret. Ainsi, la Russie et la Chine ont en commun d’être des nations anciennes (voir la plus ancienne de toutes pour la Chine). Ce sont deux grandes civilisations
qui ont joué un rôle important dans l’histoire planétaire, sur le plan géopolitique bien sûr, des arts, mais aussi des techniques. Ensuite, au moment où l’occident « entre » en
révolution industrielle, leur conservatisme empêche les évolutions de l’ordre social nécessaires au développement des nouveaux modes de production, et elles prennent donc du retard.
Retard qu’elle paye cher, car elles se trouvent affaiblies, en particulier sur le plan militaire, et sont donc l’objet des tentatives de colonisation décrites plus haut. Toutes deux s’en
libèrent et rattrapent leur retard en empruntant la voie d’une industrialisation à marche forcée, conduite par la collectivisation des moyens de production. Elles ont aujourd’hui rattrapé
leur retard, et dépassé l’occident dans un grand nombre de domaines. Et, elles se retrouvent aujourd’hui de nouveau dans un conflit d’impérialisme et idéologique, avec ce même occident.
La raison pour laquelle il faut insister sur cette perspective historique, c’est qu’elle montre que le rapprochement sino-russe est beaucoup moins circonstanciel qu’on tend à le croire.
Il est en fait enraciné dans un destin commun vis à vis de l’occident, dont les enjeux dépassent l’appartenance à des sphères de civilisation différentes. Le rapprochement stratégique
entre les deux pays est solide, et le fait qu’ils représentent à eux deux, une puissance de production considérable adossée aux ressources naturelles qui lui sont nécessaires, n’augure
rien de bon pour les Européens. Et ce d’autant que les humiliations passées animent une rancoeur dans les populations qui assurent un soutien patriotique aux gouvernements. Cela ait
particulièrement vrai pour la Chine. Pour la Russie ça l’était moins, car la colonisation n’ayant été qu’économique, le souvenir d’une occupation étrangère n’a pas marqué les esprits
comme en Chine. Mais aujourd’hui, il existe une prise de conscience dans la population Russe, de ce que le traumatisme des années 90 était en effet dû à une colonisation de-facto de leur
pays.
Dans cette perspective, la question du conflit dans lequel se joue l’émancipation d’un bloc Russe et Chinois des tentatives de colonisation de l’occident,
structure toute l’histoire d’un vingtième siècle s’ouvrant avec la première guerre mondiale, et se terminant maintenant, avec le conflit en Ukraine. La question fondamentale, sur le plan
idéologique, de la propriété des moyens de production d’hier, a été remplacé par celle du rôle de l’état dans l’économie. À la prépondérance de l’économie sur le politique de l’occident,
répond le rôle de l’état dans l’économie de la Chine et de la Russie. On a cru la question réglée en 1991. L’humanité entrait dans les temps messianiques du triomphe du libéralisme
économique, du libre-échange absolu, la guerre était vaincue, et l’Histoire connaissait sa fin. Bien sûr, il s’agissait d’un délire idéologique. On remarquera que l’idéologie
néo-conservatrice a généré le même phénomène de croyance aveugle que le marxisme en son temps. Le monde loin de converger et même de communier dans l’adoration des « valeurs
occidentales », a continué d’évoluer, et de nouvelles divergences, génératrices de conflits d’intérêts sont apparues. Posons-nous la question : se pourrait-il que les différences de
valeurs anthropologiques qui ont conduit la Russie et la Chine à emprunter la voie de la collectivisation pour s’industrialiser, soient les mêmes qui imposent un autre équilibre entre
pouvoir politique et économique, dans le cadre d’une économie de marché ? Si on accepte ce point de vue, on comprend alors qu’en Chine et en Russie, les souverainetés politique et
économique se confondent. En voulant imposer, à l’ensemble du monde, des règles de gouvernance économique surclassant le pouvoir politique, l’occident nie et menace l’identité de ces
pays. Son aveuglement, devrais-je dire son autisme culturel, réalise donc les conditions d’un conflit plus profond encore que celui qui nait des divergences d’intérêts géopolitiques et
économiques.
Ainsi, en adoptant cette perspective élargie, on conçoit qu’un conflit où se joue la résolution de tensions séculaires ne peut qu’avoir une dimension
globale. Et on observe d’ailleurs déjà que les grandes manœuvres diplomatiques autour des BRICS sont bien plus déterminantes que ce qui se passe sur le terrain de combat. Sur le plan
strictement géopolitique, j’adopte la vision de John Mearsheimer. C’est donc celle d’un conflit né de la posture impériale américaine, motivant une politique d’extension de l’OTAN et
d’affaiblissement de la Russie. Conflit voulu et préparé par les États Unis. Leur position est, rappelons-le, pensée et définie dans de nombreux ouvrages et rapports de « think
tanks ». Mieux même, la stratégie de montée en tension des dernières années est parfaitement décrite par deux rapports de la Rand Corporation datant de 2019. Le déclenchement du
conflit avec la Russie, par Ukraine interposée, est minutieusement décrit, ainsi que les risques de destruction pour l’Ukraine. La pensée géopolitique américaine justifie cela par la
nécessité de conserver le contrôle de l’Eurasie, afin de prévenir la montée d’un concurrent, et donc de conserver leur hégémonie. Il s’agit d’une théorie géopolitique, et comme toute
théorie, elle exige d’en accepter les prémisses : les États-Unis, puissance maritime, doivent garder le contrôle de la masse continentale Eurasienne, car qui contrôle ce continent
contrôle le monde. Ne jugeons pas ici du bien-fondé de cette idée, ni de son réalisme. Notons quand même qu’elle est héritée de l’Empire Britannique, et l’a conduit à une extension qui
n’était pas soutenable. En revanche, à partir du moment où ses prémisses en sont acceptées, et qu’elle forme la base de la pensée stratégique des États Unis, leur hostilité vis à vis de
la Russie est rationnelle.
En revanche, la position de l’Union européenne l’est beaucoup moins. Les pays qui la composent (rappelons que la politique étrangère reste, en principe, un
privilège des États membres), ont beaucoup à perdre en se fâchant avec la Russie. C’est en particulier vrai pour la France et l’Allemagne. Pourtant, Angela Merkel a avoué avoir saboté les
accords de Minsk. Pourtant le chancelier Allemand ne réagit pas quand le dernier pipeline qui aurait pu sauver son économie est détruit sur ordre de Washington. Quant à la France,
tellement engagée en Russie qu’elle y était, avant le conflit, le premier pays étranger pourvoyeur d’emplois, elle aussi a participé au sabotage des accords de Minsk, comme l’a reconnu
François Hollande. Elle n’a pas réagi quand fut révélé que le téléphone des dirigeants français étaient écoutés par les USA. Bref, France et Allemagne, les initiateurs historiques de
l’Union européenne, les deux principales puissances économiques, se laissent faire, et suivent la ligne décidée à Washington. L’irrationalité de l’Union européenne serait donc le fruit de
sa perte de souveraineté au profit des intérêts états-uniens. C’est en effet un facteur important, mais nous verrons que d’autres facteurs sont aussi à l’œuvre, entrainant le continent
dans la spirale d’un étonnant Hara-Kiri collectif.
Tâchons maintenant, à la lumière du choix historiographique précédemment exposé, d’envisager les trajectoires historiques des différents acteurs, afin
d’analyser quelles sont les stratégies de sorties de conflits qui s’offrent à eux. Notons quand même que lorsque nous parlons d’acteurs, il faut en distinguer deux classes : celle des
pays souverains, qui donc conservent une liberté de décision politique et stratégique, et celle des pays vassaux, dont le pouvoir de décision est très restreint. Nous rangerons dans la
première les USA et la Russie, mais aussi la Chine. Celle-ci n’est pas directement impliquée, mais outre qu’elle fait cause commune avec la Russie, elle jouera un rôle déterminant dans
les actions diplomatiques qui concluront le conflit. Enfin, et surtout, elle se sait juste derrière la Russie dans la liste des cibles des néocons, et par conséquent, par sa posture
diplomatique, elle défend ses intérêts directs. On peut la décrire comme un acteur engagé sur le plan stratégique et diplomatique, sans l’être sur le plan militaire.
La seconde classe est évidemment composée des pays de l’Union européenne/OTAN et de l’Ukraine. Ceux-ci agissent dans le cadre étroit que veut bien leur
laisser Washington, avec le relais de Bruxelles, ne pouvant s’éloigner que marginalement de la ligne définie sur les bords du Potomac.
Qu’un dirigeant tente de s’en éloigner un tant soit peu, et le voilà rappelé sèchement à l’ordre par les relais obséquieux de l’atlantisme, comme l’a
montré, à nouveau, la flambée médiatique suivant les propos du président Macron à son retour de Chine.
Dans la seconde partie de cet article, nous décrirons les phases de la guerre de 100 ans russo-occidentale, et montrerons comment elles s’enchainent
pour mener l’occident à « l’âge de la déraison » dans lequel il se débat aujourd’hui. Nous définirons ensuite le conflit entre les USA et la Russie, comme celui opposant
les pays producteurs de biens et ceux qui les consomment, et en tirerons les conséquences.
Dans la première partie, nous proposions d’envisager le conflit entre la Russie et l’Ukraine, dans la perspective historique élargie d’une guerre de 100 ans
opposant, depuis 1917, la Russie et l’occident. Nous suggérions aussi que le conflit idéologique entre propriété privée et collective des moyens de production ne s’était pas éteint, mais
transformé en une opposition entre économie libre-échangiste complètement dégagée de toute intervention étatique, et les économies russe ou chinoise, laissant une large part à la planification
par l’état.
Les phases de la guerre
Revenons au début de notre histoire. Tout le vingtième siècle à venir se joue entre avril 1917 et octobre 1917 : le 6 avril 1917, les USA déclarent la guerre à
l’Allemagne, à la suite d’un vote positif au congrès. Le 25 octobre 1917, les bolcheviques prennent le pouvoir en Russie. Les USA entrent de plain-pied dans les affaires européennes, tandis que
l’Europe est considérablement affaiblie. Ils se trouvent en position d’entreprendre le remplacement des impérialismes européens ébranlés. Leurs rapports avec les puissances européennes deviennent
donc ceux des impérialismes concurrents : les actions hostiles, voir les coups bas, se mêlent aux collaborations financières ou industrielles, ainsi qu’aux alliances de circonstance. Au même
moment apparait la première puissance industrielle ayant fait le choix de la collectivisation. Le spectre d’un pays communiste, se réclamant du marxisme, cauchemar pour tous les impérialismes
historiques, surgit en contre-exemple de la nécessité absolue de la propriété privée. Ce qui n’est encore qu’une expérience brouillonne et tragique par bien des aspects ne doit en aucun cas
réussir. Ainsi, la présence de l’URSS en formation, unit politiquement les nations occidentales par ailleurs concurrentes. Tâchons maintenant de distinguer des phases dans cette guerre de 100
ans.
La curée (1917 – 1922)
C’est ainsi que, comme signalé plus haut, les nations européennes, leurs colonies, les USA, etc., participent activement à la guerre « dite »
civile, soutenant les blancs contre les rouges. Les deux motivations : faire main basse sur les immenses richesses en ressources du territoire de l’empire, et détruite dans l’œuf le collectivisme
se renforcent l’une l’autre. Les armées occidentales sont présentes sur le sol russe, participant à la destruction et à la désorganisation qui produira l’une des plus épouvantables famines de
l’histoire. On en trouve des descriptions stupéfiantes dans le recueil de nouvelles « Les steppes rouges » de Joseph Kessel, qui avait été envoyé dans l’extrême orient russe avec
quelques troupes françaises. On rappellera aussi ce fait mal connu : des troupes américaines ont été positionnées dans ce même extrême orient, où elles ont laissé le fort mauvais souvenir
d’exactions et de crimes. Malgré ce soutien, les Rouges finissent par l’emporter. Durant cette première phase, l’Ukraine reste évidemment un enjeu particulier pour les puissances occidentales.
Même l’Allemagne, pourtant vaincue, agite ses services secrets pour exciter le nationalisme ukrainien dans le but de détacher cette région à son profit. Elle n’est pas la seule. La Pologne aussi
tentera sa chance les armes à la main. Voyant la Russie affaiblit, elle avait pris la décision, dangereuse et malavisée, de s’engager dans la guerre. Après des succès initiaux, elle subira revers
sur revers, jusqu’à voir son territoire menacé par la toute nouvelle Armée Rouge. C’est la France qui la sauvera, en envoyant des armes et des cadres pour réorganiser et ré-entrainer cette armée
fragilisée. Elle pourra ainsi reprendre l’initiative, et arracher à la jeune Union Soviétique une partie de l’Ukraine et de la Biélorussie. Terrain qu’elle ne gardera pas longtemps, car ce sont
ceux-ci, on l’oublie souvent, qui font l’objet du marchandage entre Hitler et Staline au moment de la signature du pacte de non-agression.
Le temps de la tentation (1922 – 1941)
A partir de la fin de la guerre civile, l’évidence s’impose : il va falloir vivre avec ce contre-exemple d’une nation industrielle ayant collectivisé les moyens de
production. En 1917, celle-ci avait renoncé aux méthodes et outils habituels de la diplomatie. Le nouvel état soviétique n’avait pas vocation à assurer sa souveraineté sur un territoire limité,
mais il naissait comme « état des prolétaires » du monde entier. Ainsi, la citoyenneté soviétique devait, en gros, s’étendre aux prolétaires de toutes les nations. L’échec des
révolutions prolétariennes suivant la fin du conflit mondial, en particulier en Allemagne, conduit l’Union Soviétique à revenir à une vision plus classique des relations internationales. Vers
1924, les puissances européennes reconnaissent petit à petit le nouvel état. Il n’empêche que la révolution prolétarienne conserve sa vocation internationale, et donc, la reconnaissance ne met
pas fin à l’hostilité de principe. L’Union Soviétique présente un danger de contagion révolutionnaire pour les classes dirigeantes occidentales, cependant qu’elle devient un modèle pour les
classes ouvrières. Le paysage politique des démocraties occidentales est transformé avec l’apparition de nouveaux partis communistes, idéologiquement proche de Moscou. Les discours de propagande
se construisent, et pour dire le vrai, le combat idéologique génère caricatures et contre-caricatures. C’est le Paradis des travailleurs contre « Tintin chez les soviets ». La crise de
1929 va renforcer l’attractivité du modèle soviétique. Les pays occidentaux s’enfoncent dans une des pires crises de leur âge industriel, cependant que, au contraire, l’URSS s’industrialise à
très grande vitesse. En outre, rattrapant son retard, elle met sur pied un système d’éducation remarquable, développe la médecine sur tout son territoire, etc. Est-il surprenant que ceux qui font
le voyage à Moscou dans ces années-là ne voient pas les aspects négatifs ? Ils arrivent d’un monde en crise économique profonde, et débarque dans une Russie qui connaît des taux de croissances
qui feraient pâlir la Chine d’aujourd’hui !
Ainsi se renforce dans les classes populaires la tentation communiste, et plus généralement celle des idéaux de gauche. La peur qu’elle suscite dans les classes
dirigeantes les conduisent à soutenir les mouvements fascistes, ce qui leur permet d’accéder au pouvoir. L’Europe se divise entre puissances fascistes et pays restés démocratiques. Au sein même
de ces pays, les tensions nées de la puissance d’attraction ou de répulsion du modèle soviétique, (selon la classe et les convictions), troublent la vie politique. L’un des exemples les plus
éclairant est le jeu diplomatique français à la veille de la seconde guerre mondiale. Face à la montée de la puissance allemande, la France a besoin, en principe de refonder l’alliance de 1914
avec la Russie, désormais soviétique. Mais la classe dirigeante française verrait d’un assez bon œil Hitler se jeter sur l’URSS comme il l’a promis dans Mein Kampf. Ses intérêts contradictoires
vont amener la France dans une jeu diplomatique assez pitoyable, fait de danse et de contre-danse, qui, passant par Munich, facilitera, sinon provoquera le retournement du pacte
germano-soviétique.
L’alliance et la trahison (1941 – 1946)
De l’été 39 à l’été 41 l’URSS reste en marge du conflit. Au-delà des caricatures, tout le gouvernement soviétique s’attendait à l’attaque allemande à un moment ou
un autre, espérant juste que celle-ci se fasse le plus tard possible. Lorsqu’elle se produit, l’Angleterre et les USA se retrouvent avec un nouvel allié, un peu encombrant. La volteface
idéologique pour les anglo-saxon est aussi difficile que celle des communistes devant, deux ans plus tôt, « avaler » le pacte germano-soviétique. On trouve sur YouTube un film de
propagande américain, présentant l’URSS comme un pays gorgé de richesses industrielles, agricoles et culturelles ! C’est assez divertissant si on compare cette image à celle qui était donnée
quelques années plus tôt. Mais cette alliance USA-UK-URSS, si elle n’est pas sans arrière-pensée, est resté solide jusqu’à la mort de Roosevelt. C’est à Truman, donc, qu’il revient de
« faire la paix », et c’est sous son administration que commence le soutien actif aux milices armées à l’ouest de l’Ukraine, formées d’ex-collaborateurs des nazis. Ce sont donc les USA
qui rompent l’alliance par ce qu’il faut bien appeler un acte de guerre, et il est remarquable qu’ils le fassent par l’entremise d’extrémistes ukrainiens. Déjà ! La guerre froide est déclarée
!
Le temps de la propagande (1946 – 1991)
Si on se place sur le théâtre strictement européen, la guerre froide est une guerre de propagande. (Les théâtres asiatiques et africains seront, eux, beaucoup
plus chauds). Et disons-le tout de suite, les USA la mènent avec une intelligence, et une efficacité qui ridiculise l’URSS. Il faut dire qu’ils partent avec une longueur d’avance : afin de
peupler leur vaste territoire, et alimenter la machine industrielle en main d’œuvre, il fallait bien attirer les populations européennes. Ainsi, tout au long du XIX° siècle, ils se sont
« vendus » à l’Europe. Le « rêve américain » n’est pas apparu spontanément, mais est le résultat d’actions de communication efficace. L’historien Howard Zinn par exemple,
révèle que les échecs d’émigrants étaient fréquents, et nombreux étaient ceux qui finissaient par retourner chez eux. Donc, dans leur lutte idéologique contre l’URSS, ils ont su admirablement
articuler les leviers économiques, culturels et médiatiques. On peut citer en exemple la musique ou la conquête de l’espace. La culture ou la science deviennent le support d’opérations de
propagande très élaborées. En comparaison, la propagande soviétique parait pataude, maladroite, grossière…, et parfaitement ringarde. Donc, à première vu, les USA gagnent cette manche à plate
couture. Mais analysons cela plus attentivement. Notons d’abord que l’extraordinaire croissance de la classe moyenne et de son niveau de vie, en Europe et aux USA durant les décennies séparant la
fin de la guerre jusqu’à 1980 doit considérablement à l’existence de l’URSS. Elle inspire la classe ouvrière, qui s’organise et fait pression pour obtenir des avancées sociales considérables.
C’est beaucoup la peur de l’exemple soviétique qui conduit aux répartitions plus égalitaires des revenus. Mais la hausse constante des revenus a amené une baisse des revenus du capital, et dans
les années 70, le monde occidental entre dans une crise économique sans issue. Celle-ci va faire sortir des laboratoires universitaires les politiques économiques des néo-conservateurs.
Enfin, je voudrais reprendre ici l’hypothèse faite par Emmanuel Todd. Il part du fait que les USA ne peuvent développer le concept d’égalité que si celle-ci se
forme vis à vis d’une catégorie d’individus qui demeurent inférieurs. Ce fait serait aujourd’hui solidement établi par la sociologie. Ainsi, les USA n’ont pu établir l’égalité de tous les
citoyens entre-eux, que contre la population noire, qui jouait le rôle des « inférieurs ». Dans le contexte de la guerre froide, les politiques de ségrégation des états du sud, et la
situation des noirs en général n’étaient plus présentables. En introduisant les réformes nécessaires à l’introduction d’une égalité vraiment universelle, ils ont déséquilibré leur société.
Il est vraisemblable que sans la crise économique des années 70, les politiques économiques développées dans les laboratoires de « l’Ecole de Chicago », y
seraient restées. Sans le désarroi suscité dans les classes dirigeantes par ce retour de la crise après les trente glorieuses, ce salmigondis de pensée magique n’aurait probablement convaincu
personne.
Il est également vraisemblable que la crise culturelle et sociale, les excès du mouvement BLM, et les autres maux qui ravagent les USA aujourd’hui n’auraient pas
pris l’ampleur que l’on constate aujourd’hui sans les bouleversements introduis par le mouvement des droits civiques dans les années 60.
En 1991, l’URSS disparaît, et la messe semble dite. Les USA, et l’occident avec eux, ont « gagné ». Mais la guerre froide laisse l’occident affaibli, et
travaillé par des facteurs de fragilité. L’illusion de la victoire va déchaîner leur nocivité.
Le temps de la déraison (1991 – 2022)
Quand l’URSS s’effondre, voilà dix ans déjà que les USA et le Royaume Uni ont mis en œuvre les politiques économiques néo-libérales. Le discours est triomphant. Ils
ont retrouvé le chemin d’une croissance forte, en particulier les USA, tandis que l’Europe, « engluée dans ses archaïsmes », reste à la traine. Les élites européennes sont séduites.
Rappelons ce ministre des finances bien de chez nous clamant « seule la croissance est jolie, et la croissance est aux USA ».
Pourtant le simple bon sens aurait dû alerter. Comment peut-on dire que des politiques qui exportent la production de biens industriels, qui détruisent la classe
productrice, et abandonnent le savoir-faire industriel à un concurrent futur, qu’elles enrichissent les pays qui les mettent en œuvre ? Certes, les chiffres montrent de la croissance. Mais la
production quitte le pays, et c’est l’épargne et la dette qui soutiennent la consommation. En d’autres mots, on grignote l’héritage, et cela devra bien avoir une fin !
Ainsi, c’est dès les années 80 que nous entrons dans le temps de la déraison. Aujourd’hui cela se voit : P olitique énergétique délirante, wokisme, suicide
économique collectif, etc. Mais ce n’est que l’aboutissement d’un lent processus de pourrissement qui trouve ses racines dans l’opposition entre le bloc communiste et le bloc occidental durant la
seconde moitié du vingtième siècle. Il semblerait que la Russie, peut-être à cause de la brutalité de la crise de la fin du communisme, peut être aussi à cause de la violence qui lui a été faite
durant les années 90, ait retrouvé le chemin de la raison. En effet, lorsqu’elle abandonne le communisme, c’est pour adopter sans restriction les recommandations des économistes américains
néo-libéraux venus la guider. Les recommandations plus raisonnables, faites par d’autres économistes, je pense en particulier à Jacques Sapir, sont rejetées. Ainsi, il faut le reconnaître, la
perte de souveraineté, la mise sous tutelle américaine, et la catastrophe économique qui s’ensuit, si elle résulte largement de l’action des USA, est aussi largement mise en oeuvre par l’élite
« libérale » russe, ce qui lui vaut aujourd’hui un discrédit persistant.
Ainsi, la Russie, à partir de la fin des années 90 reconstruit progressivement sa souveraineté. Et à mesure qu’elle le fait, l’attitude de l’occident se tend pour
devenir de plus en plus hostile. On peut certes convenir que des conflits d’intérêts naissent du retour à la souveraineté. Mais on est surpris par une hostilité qui va finir par dépasser celui de
la guerre froide. Pourtant, la Russie ne devrait plus présenter de danger idéologique. Alors pourquoi ?
Vu des USA, pays producteurs contre pays consommateurs : Le nouveau conflit idéologique ?
Pour les Etats-Unis c’est assez clair, les buts ayant été avoués et publiés à de nombreuses reprises depuis 1945 : L’affaiblissement puis la destruction de
la Russie (comprendre son éclatement en régions de petites tailles entièrement contrôlées pour les USA). Projet dément au sens propre du terme, ce dont certains américains sont
d’ailleurs conscients. Je pense notamment au colonel Mc Gregor. Mais dément ou pas, c’est bien le but que ce sont donnés les USA. Mais pourquoi ? Parce que, contrairement à ce qu’on pourrait
conclure du fait de la disparition de l’URSS, la Russie gêne encore sur le plan géostratégique et idéologique. Le danger d’un axe Berlin-Moscou pour l’hégémonie états-uniennes a
suffisamment souvent été évoqué pour qu’il ne soit pas nécessaire de revenir dessus en détail. Il faut cependant ajouter que ce qui hante véritablement les cauchemars des nuits de Washington, ce
serait plutôt un triangle Berlin – Moscou – Pékin. L’alliance des capitaux, des savoir-faire industriels, et des ressources des trois pays rabaisseraient les États-Unis, du rang
de l’unique hyper-puissance, à celui d’une des grandes puissances mondiales. Or le modèle impérialiste, dollaro-centré, imposé au monde par les USA depuis la chute de l’URSS, implique une
séparation des rôles, entre pays producteurs et exportateurs de bien, et pays consommateurs et exportateurs de capitaux. Cela ne marche que dans la mesure où les producteurs qui sont aux marges,
acceptent la tutelle des pays du centre de l’empire, ceux qui consomment et financent. L’évolution des économies occidentales des 40 dernières années est bien liée à ce modèle, exportation d’une
part de plus en plus importante des moyens de production, remplacement des emplois manufacturiers par des emplois de services, augmentation vertigineuse des inégalités, et transformation des
démocraties en oligarchies. Cette évolution économique conduit aussi à une transformation fondamentale de nos sociétés, par l’effondrement des niveaux d’enseignement.
Une économie de services n’a pas besoin d’un haut niveau intellectuel. Il suffit d’une petite minorité bien formée intellectuellement qui conserve les commandes.
Les emplois de service nécessitent, en général, qu’une intelligence très moyenne. Ainsi nous voyons les pays du « centre », anglosphère et UE, se transformer en
imbécilocratie. Et honnêtement, posons-nous la question : Que le wokisme ait pu diffuser dans nos sociétés au-delà des départements universitaires où il est né, n’est-il pas le symptôme
d’une stupéfiante imbécilité collective ? Ainsi, les politiques économiques néo-conservatrices sont nées d’un substrat rationnel. Au fond, il s’agit juste de permettre aux élites possédantes de
reprendre aux classes moyennes la richesse produite pendant les trente années d’après-guerre. L’habillage idéologique cache des intérêts de classe bien compris. Ce n’est peut-être pas très
glorieux, mais cela demeure dans les limites delà raison. Mais la conséquence est un affaissement du niveau intellectuel qui va favoriser l’affaiblissement de nos sociétés, et l’arrivée au
pouvoir d’une élite politique d’une considérable médiocrité. Notons que l’URSS finissante souffrait du même mal.
Une société qui se donne pour but de produire ce qu’elle consomme devra obligatoirement augmenter son niveau éducatif. L’économie de production conduit
mécaniquement à la formation d’un classe moyenne raisonnablement intelligente. L’emploi industriel, du bas jusqu’au haut de l’échelle, exige en moyenne plus de compétences et d’intelligence que
l’emploi de service. La ventilation des revenus doit être plus resserrée, et, du fait de la collaboration nécessaire sur les lieux de production, un certain niveau de solidarité verticale se
forme entre les niveaux hiérarchiques, en dépit des différences de classe. Il est difficile de mépriser et ignorer complètement ceux avec qui on collabore au quotidien. Ainsi, une telle
population deviendra plus rétive aux niveaux d’inégalité trop indécents. Le conflit qui oppose la Russie, puis la Chine aux USA a donc cette composante idéologique. L’autre a été évoquée plus
haut. Les états chinois et russe, tout en respectant l’économie de marché, considère pouvoir légitimement intervenir dans la sphère économique. Mais cet interventionnisme n’est peu-être que la
conséquence du développement et de la production industrielle, qui, a grande échelle, nécessite toujours une forme ou une autre de planification. Le noyau de l’opposition entre les deux blocs est
bien celle d’économie de production contre économie de consommation. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer les pays qui sont effectivement sous une pression hostile de la part des
États-Unis et du Royaume-Uni : La Russie et la Chine mais aussi… l’Allemagne ! La triade « productrice » de la planète.
Ce conflit est-il existentiel pour les USA ? Oui, si on les considère en tant que système impérial, et non en tant que nation. Il y a deux moments forts,
rappelons-le ici, bien qu’ils aient été évoqués plus haut, deux tournants historiques qui donnent à l’imperium américain à la fois l’occasion d’établir son influence à l’échelle planétaire, mais
aussi la forme qu’il a prise aujourd’hui. La crise des années 70, déclenchée par les deux chocs pétroliers, permet à l’idéologie néo-conservatrice, de sortir des laboratoires universitaires où
elle était en gestation. Sans le désarroi des élites de gouvernement et des populations devant cette crise économique pour laquelle il ne semblait pas y avoir de solutions, il est douteux que
celle-ci ait pu s’imposer. Son application brutale au Chili à partir de 1973, aurait dû convaincre que les maux qu’elle provoquait, dépassait les bénéfices qu’on pouvait en attendre. La chute de
l’Union Soviétique ensuite, lui ouvre grand le champ de bataille idéologique. Elle se retrouve seule, son principal adversaire ayant déclaré forfait. Elle révèle d’ailleurs à cette occasion son
but véritable, qui est de créer les conditions de la création d’une nouvelle oligarchie. Il était évident, dès le milieu des années 90, que les populations occidentales empruntaient la voie de
l’appauvrissement qu’avaient connue celles de l’ex-URSS, mais plus lentement. Là où ils sont partis au grand galop, nous y allions au pas. Ils se sont retrouvés soudain en enfer, nous entamions
un long purgatoire. Mais le résultat est le même : Des sociétés injustes, dirigées par des oligarchies prédatrices. En chemin on trouve la désindustrialisation et les délocalisations. C’est le
prix à payer pour arracher ses revenus à la large classe moyenne issue de l’après-guerre.
Ce système ne survivrait pas à une victoire Russo-Chinoise (victoire dont il conviendrait d’ailleurs de préciser les termes). Selon toute vraisemblance, l’élite
oligarchique occidentale serait remplacée par une autre, et, ce remplacement serait souvent accompagné de violence. En ce sens, le conflit est existentiel. Mais en ce qui concerne les
populations, on peut sans grand risque dire qu’après une période d’intense tumulte, elles y trouveraient leur compte, un peu comme la population Russe à partir du début des années 2000. En fait,
libéré de l’impérium, les peuples occidentaux retrouveraient vraisemblablement des sociétés plus justes et libres. Et cela vaut aussi bien pour la population états-unienne, qui gagneraient à ce
que les USA acceptent de ne plus être qu’une grande puissance parmi d’autres.
Enfin, il faut aussi rappeler que la victoire de l’idéologie néo-conservatrice a eu un effet profond sur les sociétés, en entraînant les forces politiques
progressistes à abandonner la défense des classes populaires. Comme il fallait préserver l’illusion d’un débat politique, elles se sont ralliées aux différents aggiornamentos idéologiques qui
aujourd’hui composent le wokisme. Je fais là une large ellipse historique, car ce n’est pas l’endroit pour développer ce sujet. Mais alors qu’elles se transformaient en oligarchies, avec un
contrôle de plus en plus conséquent du discours et des populations, sur quelles bases maintenir l’emprise idéologique de l’occident à l’échelle planétaire ? On avait pour cela l’héritage de la
lutte du « monde libre et opulent », contre celui de « la pauvreté et l’oppression ». Ainsi, ce que nous appellerons pour simplifier l’idéologie « woke » est
consubstantiel à ce que l’occident est devenu, même si elle est largement rejetée par la majorité de la population. Ce qui compte ici, c’est qu’elle est perçue aujourd’hui comme partie intégrante
de l’identité de l’occident. Et elle le rend odieux à l’extérieur. J’insiste : Les considérations économiques, géopolitiques, etc., sont souvent difficile à comprendre pour un public non averti.
En revanche, un discours qui se pose en opposition aux valeurs traditionnelles est, lui, parfaitement audible, car il menace l’identité même des populations qui le rejettent. Ainsi, la croisade
woke dans laquelle l’occident s’est lancé, entraine le rejet de la plus grande part de la population mondiale, au moment où celui-ci déclenche une guerre économique contre le pôle Russo-Chinois.
Or une guerre économique n’est efficace qui si on arrive à entraîner suffisamment d’alliés avec soi. Ainsi, l’occident se place lui-même en position de faiblesse. Mais cette
idéologie lui est, je le répète, consubstantielle, et il serait très difficile d’y renoncer. C’est autour d’elle qu’il a renouvelé son identité politique, et que ses élites s’unissent.
Dans la troisième et dernière partie, nous allons enfin envisager les stratégies de sortie du conflit des USA, de la Russie et de l’Europe. Nous montrerons,
avant de conclure, que c’est la situation de l’Europe qui est la plus critique, car elle se trouve, du fait de son suivisme, encerclée dans ce que nous définissons comme un « chaudron
diplomatique ».
Dans la seconde partie nous décrivions les phases de la guerre de 100 ans russo-occidentale, et montrions comment elles s’enchainent pour mener l’occident à
« l’âge de la déraison » dans lequel il se débat aujourd’hui. Nous re-définissions ensuite le conflit entre les USA et la Russie, comme celui opposant les pays producteurs de biens et
ceux qui les consomment, et en tirions les conséquences, en particulier en termes d’affaiblissement de l’occident.
Vu de Russie : Achever la victoire de 1945 et gagner la guerre de 100 ans
En ce qui concerne la Russie, le conflit est existentiel au sens classique du terme. Perdre peut signifier la disparition du pays, de la même façon que l’URSS a
cessé d’exister. Il est vraisemblable que l’état Russe est entré dans cette guerre sans avoir pleinement conscience de ce fait. Les buts de guerre avoués étaient la dénazification, et la
neutralisation de l’Ukraine. Cela parait un peu obscur, qu’il me soit permis de les reformuler sous un éclairage historique : Il s’agissait simplement de reprendre un peu du considérable
terrain géopolitique perdu sous la pression permanente des USA, depuis les accords de Yalta. Ce conflit était en germe dés la première extension de l’OTAN.
Je pense que les Russes étaient convaincus, en février 2022, que l’intervention armée amènerait rapidement toutes les parties à la
table des négociations pour des discussions, cette fois, sincères. Ils avaient sous-estimé l’importance, aux yeux de la clique des néoconservateurs, du projet de destruction de l’état Russe, la
détermination à y sacrifier tous les alliés européens, et la soumission veule des dits alliés aux pressions états-uniennes.
Ainsi, ce sont les européens eux-mêmes, qui sont intervenus pour saboter les deux premières tentatives de négociations. Lors de la seconde, Boris
Johnson s’est déplacé lui-même à Kiev pour interdire à Zelensky de négocier. Donc, par le geste et la parole, Boris Johnson a convaincu la Russie que l’occident était son véritable ennemi, et
qu’aucune négociation ne serait possible. Et rappelons qu’Angela Merkel, mais aussi François Hollande, ont enfoncé le clou en déclarant publiquement que les accords de Minsk n’étaient qu’une
manœuvre dilatoire pour se donner le temps de transformer l’Ukraine en tête de pont de l’OTAN. On révèle ainsi à l’opinion publique Russe que :
1) L’hostilité présente de l’Europe n’est pas née de la décision du recours aux armes du 24 février, mais formait déjà l’axe directeur de toute la politique
occidentale,
2) Tout accord diplomatique avec nous est absolument impossible.
La conséquence logique : Toute la stratégie russe doit consister à écoeurer l’Occident de son projet hostile, ou plus simplement dit, qu’il lui foute la
paix une bonne fois pour toute. Au risque de choquer, je vais exprimer les choses ainsi : La victoire de 1945 est, pour l’URSS/Russie une victoire à la Pyrrhus. Elle l’a laissée
exsangue, ce dont l’occident a aussitôt outrageusement profité. Fait unique dans l’histoire, les Etats-Unis ont établi leur empire sur la base d’une victoire qui avait surtout été payée du sang
d’un allié, la Russie. Puis, ils ont utilisé la force qui en résultait pour tenter de réduire cet ex-allié. Et, il faut le reconnaître, ils ont été bien proche de réussir dans les années
90.
Ainsi, le conflit qui a éclaté le 24 février, est un conflit global, militaire, diplomatique et économique qui a pour enjeu la fin de la
guerre de 100 ans que l’occident mène contre la Russie, donc la révision des conditions de la sortie du second conflit mondial. C’est une lutte « à mort », où la Russie joue sa survie.
Une défaite signifierait la disparition de l’état, et le morcellement du pays en états colonisés, ainsi qu’un appauvrissement draconien de la population, toutes les ressources étants
détournées, au profit des plus importants intérêts financiers occidentaux. A terme, c’est la culture russe qui disparaîtrait.
Quelle stratégie pour la Russie : Bzrezinski traduit en Russe !
Alors, quelle est la stratégie qui permettrait à la Russie d’atteindre son but : Mettre un point final à 100 ans de visées
occidentales sur son territoire et ses ressources ?
Levons-nous, faisons le tour de la table, et regardons la carte qui y est disposée, du point de vue de Moscou. Le brillant raisonnement de Brzezinski, la Russie
sans l’Ukraine n’est plus qu’une puissance régionale, peut être retourné. Que sont les USA sans leurs sujets Européens ? Réponse : Sans l’Europe, les USA ne sont plus qu’une puissance parmi
d’autres. Je suis convaincu que c’est un concept qui aujourd’hui agite les stratèges en Russie. Une victoire totale de la Russie passerait par la destruction du système impérial que les USA
ont mis en place en 1945, et que, ironiquement, les Russes ont payé de leur sang. Et cela passerait par la destruction de l’Europe, non pas physique, mais diplomatique et
économique. Mais rappelons-le, la guerre économique est une vraie guerre, et les deux guerres mondiales se sont jouées aussi, et en grande partie sur ce terrain. C’est bien parce que les USA
étaient les vainqueurs économiques de la deuxième guerre mondiale, qu’ils ont pu « annuler » les effets de la victoire militaire de la Russie. Rappelons également qu’il ne se passe plus
de semaine sans que nous déclarions notre engagement indéfectible à la victoire de l’Ukraine, que nous ne vidions nos entrepôts pour envoyer des armes qui ne peuvent rien changer sur le terrain.
Et comme les choses semblent de plus en plus « compliquées » sur le champ de bataille, voilà que nous promettons d’armer et soutenir une guérilla pour engager la Russie dans un nouvel
Afghanistan. Cette dernière ânerie prouve aux Russes, s’il en était encore besoin, que leur victoire militaire, qui s’annonce, sera insuffisante pour terminer le conflit. Ce qu’il faut
obtenir, c’est la destruction du NATOstan. Et souvenons-nous, à nouveau, que la déclaration de guerre économique est bien venu de nous, l’Occident, et à une époque où la Russie cherchait
sincèrement à approfondir ses liens avec l’Europe, et même à intégrer certaines de ses institutions. C’est nous qui nous sommes positionnés en ennemi les premiers. En conséquence, si la Russie
doit nous infliger des souffrances pour atteindre ses buts géopolitiques, elle le fera avec le sentiment d’être dans son bon droit, et, il est important de le noter, avec l’assentiment de la
population.
La Russie ne communique pas, on est donc contraint d’analyser les faits dont nous avons connaissance de manière incontestable pour tenter déterminer une partie de
la pensée stratégique Russe. Il est clair que les premiers mois du conflit ont été mené dans l’hypothèse que tout le monde viendrait rapidement à la table des négociations, pour construire le
nouveau système de sécurité européen que la Russie appelait de ses voeux depuis des années. Je ne crois pas à l’hypothèse de l’espoir d’un écroulement de l’état Ukrainien, car dans ce cas, il
aurait fallu plus de troupes pour assurer la sécurité pendant la transition vers un état qui aurait été un vassal de la Russie. Les faibles effectifs engagés le 24 février 2022 suggèrent bien
plus que le but était d’amener les USA et l’UE à négocier. Pour qu’un accord est des chances raisonnables d’être mis en oeuvre après sa signature, il aurait fallu un pouvoir ukrainien
raisonnablement légitime pour que la population l’accepte. Espérer qu’un état installé par une puissance étrangère puisse jouer ce rôle est absurde. Pour la Russie, cela aurait été renouveler
l’erreur du coup d’état de 2014, qui a bien vu tout une partie de la population se soulever contre le nouveau pouvoir installé par les USA. Après que les tentatives de négociation aient été
sabotées par les pays européens, en particulier le Royaume Uni, l’état-major russe a ordonné un retour sur une ligne de front plus courte, et qu’il a fait fortifier. On en déduit logiquement
qu’il s’est préparé à une guerre d’attrition. Cela s’accompagne, de manière remarquable, de grande manoeuvres diplomatiques, et d’un redéploiement des marchés de l’énergie vers l’Asie. Le signal
que la Russie envoie est que ce qui se passe sur le terrain de combat, est somme toute secondaire ; que le vrai front est celui de la diplomatie et de l’économie : Accueil de nouveaux pays dans
les BRICS, remplacement du dollar par le Yuan pour certaines transactions (en nombre grandissant), etc.
A peine quelques semaines après le début du conflit, un ami rentrant du Donbass me disait que les combats y seraient longs, car les fortifications bâties par
l’armée ukrainienne pendant 8 ans seraient très difficiles à réduire. Ce fait était connu des militaires du Donbass depuis longtemps. On a donc du mal à imaginer que l’état-major russe l’ait
ignoré, et ait donc pu espérer une marche victorieuse de type blitzkrieg sur Kiev, pour s’y installer durablement. De même, durant ces années, la Russie a construit un outil militaire d’une
taille adaptée à ses moyens et ses ambitions, sans se lancer dans une course aux armements épuisantes. Au contraire, elle a investi dans les armes hypersoniques, rendant toute attaque nucléaire
préemptive suicidaire, mais rendant aussi impossible un soutien logistique des USA vers l’Europe en cas de guerre ouverte. Il y a donc bien eu une réflexion stratégique multi-vectorielle durant
les 8 ans qui séparent les hostilités du coup d’état de 2014. On peut donc supposer que la stratégie diplomatique déployée en ce moment a été tout aussi pensée, et s’articule avec la stratégie
strictement militaire. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu d’erreurs, et la sous-estimation de l’enthousiasme européen à s’autodétruire est sûrement la principale. Mais je ne
pense pas qu’une sous-estimation grossière de la résistance des fortifications ukrainiennes, et de la réalité du terrain dans son ensemble, en fasse partie.
Au contraire, je pense que la résilience ukrainienne a été assez bien estimée, précisément parce que la proximité culturelle entre les deux pays leurs permet de se
jauger mutuellement assez précisément. Les Ukrainiens résistent comme les Russes, et vice versa. La stratégie russe consiste donc à frapper au point faible, c’est à dire
l’UE. Elle le fait en nous aidant à nous enfermer dans une « chaudron diplomatique ». Et elle joue sur du velours. Nos guerres néo-coloniales des vingt dernières années,
ainsi que notre diplomatie du « wokisme » nous rendent odieux aux yeux de la majorité de la population mondiale. Notre soumission aux USA nous rend méprisables. Nous perdons ainsi à
grande vitesse notre influence sur le cours de l’histoire mondiale, au profit de la Russie et surtout de l’Asie en générale. Les actions et les transformations des sociétés occidentales
européennes au cours des vingt dernières années, ont démontré au monde que nos valeurs étaient essentiellement des jingles servant à justifier des politiques de prédation, et génératrices
d’inégalités sociales insupportables. Enfin, notre auto-proclamation comme empire du bien, nous être lancés dans une croisade internationale pour les droits des minorités sexuelles, vient saper
toute l’efficacité de notre soft-power. De la part de la Russie, il serait idiot de ne pas en profiter.
Est-ce efficace ? Pour le moment, il semble bien que oui. Nos économies s’épuisent, les pays non occidentaux tentent de se dégager du système financier centré sur
les Etats-Unis. Le monde multipolaire émerge. La Russie et la Chine se rapproche de plus en plus, unissant une base industrielle puissante à toutes les ressources nécessaires pour l’alimenter.
La Russie partage avec la Chine son avance en matière de technologie militaire. Pendant ce temps, en Europe, les populations manifestent, et la presse se gargarise, l’Ukraine doit
gagner, l’Ukraine gagne, et de temps en temps on lui envoie quatre chars, ou quelques missiles, de quoi tenir une journée. Quant aux morts ukrainiens, qui devraient quand même être notre première
préoccupation, c’est à peine s’ils existent dans les médias. Et on ne peut même pas surestimer le talent russe, car une grande partie de l’efficacité de la Russie provient de nos propres erreurs,
en particulier les politiques énergétiques erratiques des vingt dernières années, ainsi que celles des délocalisations industrielles massives.
La stratégie des USA : Le plan B
La stratégie initiale des USA était de provoquer la dislocation de la Russie par le jeu de sanctions économiques d’une intensité jamais
atteinte. A l’évidence, c’est un échec. Et de cet échec en vient un autre, bien plus grave : La perte de confiance dans le système financier centré autour du
dollar. Comme dit plus haut, placé dans une position impériale, les USA ont besoin des flux financiers provenant du reste du monde. La saisie des avoirs de l’état Russe, sans
l’écroulement de son économie, signe la fin, à plus ou moins longue échéance, du système dollar. Donc la raison commanderait d’en prendre acte, et de « réduire la voilure ». Loin de là,
les Etats-Unis viennent d’annoncer une augmentation pharaonique de leur budget militaire pour les années à venir. D’où viendra l’argent ? Depuis l’explosion de NorthStream la réponse va de soi :
Du pillage sans retenu de l’Europe. Je fais l’hypothèse que les Etats-Unis ont déjà pris acte de la défaite : La Russie ne sombrera
pas. On ne pourra pas se ré-approprier ses ressources comme dans les années 90. Et la Chine n’est plus seulement l’atelier du monde. C’est devenu la première puissance économique mondiale, avec
des ambitions géopolitiques (à ne pas confondre avec une posture impérialiste, cependant). Mais l’Europe reste encore suffisamment riche. Les USA vont donc accepter la multipolarité, et se
concentrer sur l’empire « noyau », celui qu’ils ont acquis à la fin de la seconde guerre mondiale, formé de l’Europe, le Japon, et de l’anglosphère (Australie, Canada, Nouvelle Zélande,
etc).
Pour l’Europe, c’est une très mauvaise nouvelle. Car les USA ne sont plus la puissance victorieuse de 1945, pays incomparablement le plus riche de la planète,
responsable de 50% de la production industrielle mondiale, et partant non seulement généreuse, mais ayant les moyens de sa générosité. C’est au contraire une puissance assez humiliée, ayant subi
défaites militaires sur défaites militaires pendant 20 ans, appauvrie, déchirée par des conflits internes d’une grande gravité, et qui est donc vindicative et prédatrice. La manière dont ils
profitent de la dépendance énergétique qu’ils ont eux-mêmes créée en est le signe le plus clair, et ce n’est qu’un début. On peut hélas parier que d’ici
dix ans, Mercedes, BMW, Airbus, Ariane, etc., seront des entreprises américaines.
La Russie étant toujours debout, et les économistes prévoyant même une solide croissance pour 2023 et 2024, l’idée que l’Ukraine reprenne et le Donbass et la Crimée
étant absurde, les USA et l’Europe vont bien devoir faire face à ce qui est un échec, voir une défaite. Pour les Etats-Unis, cela n’a rien d’effrayant. Voilà des années qu’ils connaissent des
défaites retentissantes, accompagnées d’images humiliantes de personnel diplomatique s’enfuyant en hélicoptère depuis le toit de leurs ambassades. La dernière s’est produite en Afghanistan, à la
suite de quoi ils se sont attaqués à la Russie ! Il semble que le pays est acquis une capacité d’indifférence à ces défaites sur les théâtres extérieurs. Ils laissent tomber leurs alliés
d’hier et passent à autre chose.
Si vraiment la blessure d’amour propre gratouille trop fort, on fait quelques films pour la cicatriser. Il en sera de même avec l’Ukraine, et d’ailleurs, les
premiers frémissements dans la presse d’un changement d’attitude apparaissent. Pour les USA, la défaite militaire ne pose pas de problèmes particuliers. Ce sont les conséquences du conflit sur
l’ordre économique mondial qui sont-elles très sérieuses, mais à nouveau, le plan B est déjà en cours d’exécution.
Pourtant, comment la société états-unienne, ultra polarisée, supportera les conséquences croissantes du conflit contre la Russie et la Chine, appelé à prendre de
l’ampleur ? Il est difficile de le dire. Mais s’il se produit un événement grave, comme une dislocation de l’état fédéral, sur le mode de feu l’URSS, le conflit ne sera qu’un élément déclencheur,
les raisons profondes étant, comme pour l’URSS, les contradictions internes devenues trop insupportables.
Pour l’Europe le risque est très différent.
L’Europe encerclée
Observant l’Europe dans ce conflit, on se dit que tous les fusibles de la raison ont fondu.
Car même si on se place du point de vue de l’oligarchie, la mise sous tutelle, la vassalisation de l’Europe par les USA n’est pas une bonne nouvelle. Certes ils ne
seront pas conduits à mendier leurs diners. Mais il en résultera un déclassement en termes de richesse mais aussi, et surtout en termes de puissance, qui devrait les conduire à la redouter.
Pourtant, tout l’establishment Européen soutien une attitude très agressive vis à vis de la Russie. Songeons que pour les industriels allemands, le sabotage de NorthStream signifie le choix entre
la ruine, ou la reddition aux intérêts américains. Pourtant, il n’y a pas eu un murmure outre Rhin pour s’insurger, même quand Seymour Hersh a confirmé que l’action venait bien des USA.
Vraisemblablement, l’impotence politique de l’Europe, son impuissance même, plonge ses racines dans le projet idiot de réunir dans une seul état des populations ne
partageant ni les mêmes valeurs, ni la même vision de l’histoire. L’Europe est un continent, une construction géographique. Dans cette vision, sa frontière terrestre est sur l’Oural. Mais à
partir du moment où l’on décide d’en donner une définition politique, se pose alors la question des frontières au sens géopolitique. Tant qu’existait l’URSS, les choses étaient claires, la
frontière était celle où se rencontraient les pays sous influence américaine, et ceux sous influence soviétique. De manière trivial, l’identité trans-européenne se définissait par rapport à un
ennemi. Quand l’ennemi a disparu, la question d’une véritable identité, endogène, s’est posée. Ainsi, la frontière se déplaçait vers l’Est, agrégeant des pays de plus en plus nombreux, ne
partageant ni la même vision de l’histoire, ni les mêmes intérêts, ni les mêmes valeurs. Pourtant, il existe bien une forme d’identité européenne, et celle-ci est culturelle. Car
effectivement, on connait intuitivement que Saint-Sens, Chopin ou Tchaikovski sont des compositeurs Européens, Dickens, Zola ou Tolstoï sont des auteurs européens, etc. Bien que le continent a
été déchiré par de nombreuses guerres, il a développé une forme de culture commune, qui est définissable au-delà des différences de langues et de coutumes, de formes, etc. Tout aussi
intuitivement, un Français se sentira moins dépaysé à Vladivostock qu’à Pékin. En fait, il y a une escroquerie historique considérable à vouloir confondre la frontière de l’Union Européenne à
celle de l’Europe en tant qu’objet et processus historique.
Sans valeurs communes, sans vision historique commune, l’Union Européenne adopte la caricature de progressisme que les USA exportent sous le nom de
« wokisme », et pour trouver un ersatz d’identité, se reconstruit un ennemi extérieur, recyclant de manière commode celui qui a assuré sa cohésion durant la guerre froide. Ainsi, sa
position sur l’Ukraine associe les bonnes vieilles traditions impérialistes, et les nécessités politiques générées par une tentative d’unification an-historique. Elle entre donc dans un processus politique irrationnel parfaitement auto-destructeur. Mais reconnaitre à la Russie et sa part d’identité Européenne, et
sa part d’altérité, avec la reconnaissance de ses intérêts particulier dans le destin européen, la conduirait inévitablement à renoncer à la définition d’une identité transnationale européenne.
Ainsi, les facteurs objectifs et subjectifs se renforcent les uns les autres pour la conduire au suicide.
L’Europe se trouve donc au centre d’un réseau de tensions difficilement soutenables. La Russie a intérêt à son affaiblissement, et de préférence à la disparition
des institutions européennes, qu’elle voit comme un relais de la volonté de Washington. Elle le fait d’une part en la laissant s’épuiser à soutenir l’Ukraine. Car il serait probablement assez
facile de couper les lignes d’approvisionnement en armes occidentales, donnant à l’UE une bonne raison de cesser son soutien. Elle le fait aussi en développant des institutions qui, ne serait-ce
que sur le plan économique, sont plus attractives que celles de l’UE, et cela, en particulier, usant de l’exemple dissuasif de la saisie de ses actifs en Euros.
Les USA eux, ont intérêts à l’asservissement de l’Europe. Et ils ont entamé celui-ci avec sa mise sous dépendance énergétique, ainsi qu’en attirant sur leur sol les
entreprises qui ont besoin d’énergie meilleur marché.
Ainsi, par sa politique absurde et déracinée de toute réalité historique, l’UE se trouve encerclée par son ennemi et son « allié » (qu’il me soit permis
de rajouter ici des guillemets). Pourtant, aucun des deux n’a intérêt à sa « mort », à une crise systémique plus sévère encore que celle qu’a connue la Russie en 1991. Quand elle
surviendra, elle ne pourra se le reprocher qu’à elle-même.
Conclusion militaire du conflit
Quelle pourrait être la conclusion sur le terrain militaire ? Cela reste encore très difficile à dire. On a prédit une grande offensive Russe qui ne vient toujours
pas. L’une des raisons est que pour maintenir l’adhésion populaire russe, il faut éviter une grande bataille coûteuse en vies. On voit bien que l’état-major russe ne se soucie pas d’une victoire
qui serait sanglante. Et puis, demeure la question de la réaction occidentale. En cas de défaite spectaculaire, est-on à l’abri d’un emballement vers un conflit généralisé ? L’investissement
émotionnel est tel en Europe, que c’est un paramètre à prendre en compte. Pour le moment, on a plutôt l’impression que le choix est d’attendre que l’armée ukrainienne s’effondre faute d’effectif.
Il sera alors possible de s’avancer jusqu’aux frontières du Donbass, et de reprendre les négociations. L’Ukraine sortirait du conflit vaincu, mais avec honneur. N’étant
pas humiliée, elle pourrait reprendre les négociations la tête haute. Ce serait une conclusion logique. Elle permettrait aux USA de se retirer également sans humiliation, et amortir la
défaite auprès de leur opinion publique comme ils ont su le faire depuis le Vietnam.
Mais la vraie question est : Est-ce que l’Europe, perdue dans son délire idéologique, n’interdirait pas, à nouveau, la négociation.
Hélas pour nous, nous sommes sûrement devenus l’acteur le plus imprévisible du conflit. Même l’Ukraine, en dépit des phénomènes de corruptions, a fait preuve de
plus de maturité politique. Car, à nouveau, rappelons-le : Elle a tenté par deux fois d’entamer des négociations, et c’est l’Europe qui les a sabotées. Si maintenant elle parait tentée par l’idée
démente d’amener l’OTAN à se lancer dans une campagne militaire sur son territoire, c’est du fait d’avoir été placée, par cette même OTAN, dans une situation désespérée.
Il faut aussi mentionner le cas particulier d’Odessa. Dans l’imaginaire russe, elle joue un rôle comparable à celui de Marseille pour les Français. Elle est la
source d’une culture et d’un humour particulier. Or, si elle demeure dans un état ukrainien issu du conflit, son identité sera détruite et la population subira la violence des extrémistes, comme
cela a déjà été le cas dans le passé. Il y donc deux solutions pour cette ville : Soit la conquête, avec toute la violence et les destructions que cela signifie, ou l’attribution d’un statut
particulier, garantit par des pays européens et la Russie. Pour que cette solution, qui serait préférable, soit envisageable, il faudrait un minimum de confiance entre les parties. Le sabotage avoué des accords de Minsk par la France et l’Allemagne a fait voler en éclats en Russie l’idée même que l’on peut mener des négociations honnêtes avec les
pays occidentaux.
Cette considération ne concerne pas seulement le cas d’Odessa, mais le règlement du conflit en général. Pour la partie russe, les européens ne sont plus des
négociateurs sincères, et seront toujours suspects de chercher à gagner du temps pour préparer le prochain acte hostile. Cela a deux conséquences particulièrement graves :
D’abord la Russie voudra être sûre que l’outil militaire ukrainien est définitivement détruit, ce qui veut aussi dire, que l’Europe et les USA n’auront plus les
moyens de le reconstruire. La destruction des moyens militaires, et l’épuisement des ressources occidentales, impliquent un coût humain terrible. Par la trahison de la parole donnée, la France et
l’Allemagne en porte une part importante de responsabilité.
La diplomatie des deux principales puissances européennes étant décrédibilisée, il faudra un garant non européen à tout accord de cessez le feu ou de paix. C’est là
un point parfaitement choquant si l’on y songe bien : Peu importe la ligne de cessez-le-feu, la nouvelle frontière, l’accord et la nouvelle géographie européenne
sera garantie par, la Chine, l’Inde, la Turquie peut-être.
La France et l’Allemagne seront peut-être invitées à prendre place sur un strapontin pour parapher l’accord loin en dessous de la signature de Xi Jinping par
exemple, mais ce sera pour le show. La réalité est que l’Europe sera exclue de la résolution d’un conflit ayant lieu sur son territoire, pour la première fois de son histoire!
Si j’insiste tant sur la dimension diplomatique, c’est que, dans nos analyses du conflit qui commence le 24 février 2022, nous sommes gênés par les habitudes de
pensées issues de la mère de toute les guerres : Celle de 1940. Alors, la dimension militaire était prépondérante, et l’ampleur des combats, des pertes, des souffrances, agissent encore sur notre
idée de ce qu’est la guerre. L’épisode de la guerre de cent ans que nous observons aujourd’hui, et qui, de mon point de vue, doit la clore, diffère profondément en ce que les aspects
diplomatiques et économiques surclassent largement les aspects militaires.
Dans la manière dont la Russie utilise un théâtre d’opération limité dans son extension géographique et dans les moyens militaires engagés, afin de provoquer un
bouleversement de l’ordre mondial, on est tenté de voir une extension de l’art opératif à la diplomatie, politique et économique.
Et justement, d’ici environ un mois, se tiendra le SPIEF (Forum économique de Saint-Pétersbourg). Il rassemblera d’éminentes personnalités du monde
entier venant participer à ce qui est devenu un événement majeur pour ce qui concerne l’économie de l’Eurasie, avec tout ce que cela peut représenter de stratégique. D’Inde, de Chine, d’Afrique,
du Moyen-Orient, d’Amérique Latine, on viendra confortablement et rapidement à bord de vols directs. En revanche, pour les européens qui voudraient participer, il faudra soit prendre un lien pour
la Turquie ou pour l’Arménie, ou la Géorgie, puis un second vol pour Moscou ou Saint-Pétersbourg, avec plusieurs heures d’attente entre les deux, le prix étant environ quatre fois plus
cher.
Ou alors, on pourra aussi transiter par Helsinki, puis passer la nuit dans un car pour se rendre à Saint-Pétersbourg.
Et ces contraintes, nous nous les sommes infligées volontairement !
Ainsi, peu d’Européens feront le voyage, d’autant plus qu’ils en seront souvent découragés par leur pairs. Dans la ville que Pierre le Grand a bâti, ironie de
l’Histoire, pour se rapprocher de l’Europe, si proche de nous mais désormais si éloignée du fait de notre stupidité, le monde se rassemblera, et en notre absence, se prendront des décisions
importantes, engageant notre avenir avec celui du monde, vraisemblablement de nouvelles demandes d’adhésions au BRICS, par exemple.
Peut-on trouver une plus belle et symbolique illustration de la splendide médiocrité intellectuelle des
élites européennes, que cette exclusion volontaire des nouveaux mécanismes et organisations autour duquel le monde évolue ?
Elle rappelle cruellement celle qui caractérisait les élites de l’URSS finissante. A ceux que le parallèle choquerait, je conseille de trouver une photo du Brejnev
gâteux et tardif, à la tribune de la place rouge, et, d’un coup de photoshop, de remplacer son visage par celui de Joe Biden avec ses lunettes de soleil. Divertissant et convaincant, n’est-ce pas
?
En guise de conclusion provisoire : Les cicatrices de l’histoire
On sait bien que la géopolitique s’embarrasse peu de morale. Mais il est difficile de conclure sans parler des souffrances, ou pour dire les choses dans leur
simplicité crue, du mal que nous avons répandu.
Il y a d’abord les centaines de milliers de morts qui formeront, selon toute vraisemblance, le bilan final de la guerre fratricide que nous avons provoquée, et
prolongée (voir les déclarations de Naftali Benett). Tout en reconnaissant que c’est l’Ukraine qui paye le prix le plus fort, qu’il me soit permis toutefois de les invoquer ensemble, Ukrainiens
et Russes. Car, je ne sache pas, que les larmes d’une mère pleurant sur la tombe de son enfant se soucient de la couleur de son passeport. Elles sont toutes aussi brûlantes, et aussi longues à
sécher. Mais cela, sans en nier la cruelle importance, c’est la partie immergée de l’iceberg.
Car, afin de mettre en oeuvre le délire eschatologique de Zbigniew Brzezinski (j’emprunte l’expression à la brillante recension de son livre faîte par Olivier
Berruyer sur son blog « Les Crises »), les USA, puis le reste de l’Occident, se sont lancés dans un remarquable programme d’ingénierie sociale pour séparer l’Ukraine et la Russie. Grâce
aux déclarations de Viktoria Nuland, nous savons même combien cela a coûté ! Mais personne, parmi les élites occidentales ne s’est posé la question de la dangerosité de la matière historique
qu’ils trituraient ainsi. Car de l’Histoire, leur ignorance crasse leur à fait perdre tout sens.
Quand l’URSS s’est dissoute, elle a séparé des peuples, Russe, Biélorusse et Ukrainien qui avaient des siècles d’histoire commune. Il leur fallait reconstruire, ou
inventer une nouvelle identité nationale. C’est pour l’Ukraine que l’équation était la plus difficile. Ses frontières, héritées de l’Union, étaient en partie artificielles, on le répète souvent.
Et alors ? Aurait-elle été le seul état, né des turbulences de l’histoire, et dont les limites sont tracées un jour sur une carte par le « fait du prince » ? Oui, il est plus
difficile de faire vivre ensemble une population multi-ethnique, multi-linguistique et pluri-religieuse que si elle est homogène. Il aurait fallu aider ce jeune état à surmonter ses divisions.
Nous avons, nous les champions auto-proclamés de la diversité, ressuscité les haines recuites, fouillé du couteau les blessures de l’histoire. Sans surprise, l’état a éclaté.
Ainsi, ses trois peuples devaient, en quelque sorte, se « réinventer ». Ils s’en furent donc à la recherche d’une continuité historique qui, jetant des
passerelles sur les violentes ruptures de leur vingtième siècle, leur rende le sens d’un destin commun. Pour l’Ukraine et la Russie, cela ne pouvait être fait qu’ensemble étant donné leurs liens
séculaires. Accomplir cette démarche dans le respect des souverainetés nouvelles n’était pas si difficile, et sans nos interventions, on peut estimer que c’est cela qui se serait passé. Mais
comme il nous fallait créer de l’antagonisme, nous sommes allés chercher la charogne la plus malodorante au fond des fameuses poubelles de l’Histoire. Nous avons instrumentalisé une minorité
ultra-nationaliste qui s’identifiait et partageait les idées de anciens collaborateurs des nazis, ceux que l’on nomme les Bandéristes.
Or, dans cette recherche de ce qui pourrait rendre du sens et de l’unité pour vivre ensemble, le souvenir de la guerre, de l’immense sacrifice et de la victoire de
mai 1945, a rapidement joué un rôle central. Et c’est normal. Quand deux Russes, ou deux Ukrainiens, se rencontrent, il se peut que le grand-père de l’un, pourquoi pas tchekiste, ait, un jour,
arrêté le grand-père de l’autre. Peut-être ! Mais il est, en revanche, presque certain, que l’essentiel des membres de leur deux familles ont, soit combattu coudes à coudes les Allemands, soit
que quelques-uns soient morts de fait de leurs exactions.
Ainsi, en jouant de ces anciens antagonismes entre ceux qui avaient collaboré, et ceux qui se sont battus contre les nazis, nous avons touché à quelque chose de
très profond, le coeur même d’une identité retrouvée. La révolte qui a enflammé, en 2014, le sud-est de l’Ukraine était donc spontanée. Il était impossible pour des populations qui
s’identifiaient à la lutte contre le nazisme, de vivre sous un pouvoir qui faisait de Stepan Bandera un héros.
Les guerres se finissent, et les chagrins s’éteignent quand leur propre mort délivre les mères de leur deuil. Les blessures de l’Histoire guérissent bien plus
lentement. Elle s’enfonce dans le passé, pour agir comme les plaques tectoniques qui, sous nos pieds, accumulent les tensions qui finissent par se libérer. Elles ressurgissent dans les éruptions
de violence qui sont souvent d’autant plus forte qu’elles se sont nourries de temps de sommeil. C’est avec ce genre de forces que nous avons joué, et continuons, aveugles et sourds aux
souffrances que nous générons, à le faire. Pourront-ils nous pardonner cette félonie ?
Mais nous oublions que les mêmes tensions traversent toute l’Europe. Car nous partageons ce passé. La frontière que nous voulons tracer à l’Est de l’Union
Européenne, n’a aucun sens culturel, et se joue encore plus de l’Histoire. Nos lignées ancestrales de Nazis, de Fascistes, de collaborateurs, de Franquistes, nous observent avec satisfaction.
Pendant que nous chantons, sur tous les modes connus et inconnus, la diversité, tout cet héritage remonte et s’infiltre entre les failles que nous avons ouvertes en Ukraine. Je suis un peu
hésitant devant le concept de justice immanente, et assez peu porté à la prophétie, mais il m’étonnerait fort que nous ne finissions pas par payer au prix fort cette trahison de toutes
nos valeurs.
Peut-être même payerons nous plus cher que l’Ukraine.
Pour finir, puisqu’il est aujourd’hui public que nous avons, non seulement voulu et préparé cette guerre, mais que nous l’avons aussi prolongée en sabotant
les négociations, il serait temps enfin de nous poser la suivante : Le jour où une mère ukrainienne viendra nous demander des comptes pour son fils mort en défendant sa patrie, ainsi que pour le
fils de sa soeur, Russe, mort de l’autre côté de la ligne de front, quelle sera notre réponse ?