Tensions entre la Turquie, la France et la Grèce en Méditerranée orientale :

Origine de la crise et point d’actualité

...par Emile Bouvier - Le 17/08/2020.

 

« La France se comporte comme un caïd » [1] en Méditerranée orientale a affirmé le Ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, le vendredi 14 août. Cette affirmation, témoin de la montée des tensions entre la France et la Turquie depuis plusieurs moins, s’inscrit dans le cadre d’un nouveau cycle de passe d’armes diplomatiques en Méditerranée orientale.

 

Les deux principaux protagonistes en jeu sont ici la Turquie et la Grèce, qui appelle depuis plusieurs jours Ankara à cesser de violer son plateau continental avec son navire de forage Oruç Reis, qui conduit actuellement des missions de forage exploratoire en Méditerranée orientale.

 

Les deux voisins connaissent de régulières crispations diplomatiques, mais le dernier accrochage relatif à l’exploitation des réserves de gaz naturel et au respect du droit maritime plus largement fait craindre une réelle escalade des tensions.

 

Le premier acte de la crise s’est ouvert lorsque la Turquie a annoncé en juillet qu’elle planifiait d’envoyer son navire d’exploration dans les eaux grecques et notamment celles de l’île hellène de Kastellorizo. Ce premier bras de fer diplomatique a toutefois pris fin avec l’intervention de Berlin, qui occupe actuellement la présidence tournante de l’Union européenne.

 

La crise a cependant repris de plus bel en août, avec notamment l’envoi, à nouveau, de l’Orurç Reis en missions exploratoire, escorté cette fois de cinq bâtiments de combat de la Marine turque ; les deux alliés de l’OTAN sont ainsi engagés dans une nouvelle joute verbale et diplomatique très dense, qui n’inclut pas, pour le moment, d’affrontement militaire.

 

La Grèce a exprimé sa volonté de défendre sa souveraineté et l’Union européenne, l’OTAN et l’ONU, dont la Grèce est un membre des trois organisations, ont appelé au dialogue. La France s’est quant à elle engagée militairement auprès de la Grèce en envoyant un bâtiment de la Marine nationale et deux avions de combat Rafale dans la zone afin de participer à un exercice aéronaval avec la Grèce mais, surtout, d’envoyer un avertissement à la Turquie.

 

Par quel processus la crise est-elle née (I) ? Pourquoi une telle montée des tensions (II) ? Quelle dimension juridique cette crise revêt-elle (III) ? Comment la communauté internationale réagit-elle à cette montée des tensions en Méditerranée orientale (IV) ?

 

1. Par quel processus la crise est-elle née ?

La Grèce et la Turquie ont toutes deux des ambitions rivales autour des substantielles réserves de gaz 1469 et sont en désaccord profond sur la propriété légitime de ces champs d’hydrocarbures en Méditerranée orientale. Toutes deux revendiquent le contrôle des mêmes champs gaziers 3092, affirmant qu’ils appartiennent à leur plateau continental respectif. Aucun accord ou réelle entente n’a permis, pour le moment, de trouver une solution à ce différend.

 

La crise débute lorsque le 22 juillet 2020, la Turquie émet une alerte navale - connue sous le nom de Navtex [2] - indiquant qu’elle s’apprête à envoyer le navire de recherche Oruç Reis conduire des missions de forage exploratoire dans les eaux grecques de l’île de Kastellorizo [3], à une très courte distance du littoral méridional turc (environ cinq kilomètres de la pointe du promontoire de la ville de Kaç).

 

L’alerte navale couvrait une large zone reliant Chypre à la Crête. Bien que le navire n’ait, à l’époque, pas encore levé l’ancre du port turc d’Antalya où il mouillait, l’alerte navale a aussitôt déclenché un branle-bas-de-combat dans les forces armées grecques, faisant craindre à la communauté internationale une escalade des tensions et de potentiels affrontements.

 

Les relations entre la Grèce et la Turquie s’avèrent de fait glaciales depuis plusieurs mois. Au-delà de la traditionnelle inimité entre les deux alliés de l’OTAN, ces derniers ont en effet connu l’année dernière plusieurs bras-de-fer diplomatiques, notamment au sujet des migrants quittant le territoire turc pour rejoindre celui de la Grèce - entre autres choses-, tandis qu’Athènes a exprimé le 10 juillet dernier sa très vive condamnation de la reconversion de Sainte Sophie en mosquée, dans laquelle la première prière islamique s’est tenue le 24 juillet. Après une médiation de l’Allemagne, Turcs et Grecs se sont toutefois engagés au dialogue en Méditerranée orientale et le calme a paru restauré.

 

Le 6 août toutefois, le ministre grec des Affaires étrangères Nikos Dendias annonce la signature d’un accord avec son homologue égyptien Sameh Shoukry visant à établir une zone maritime spéciale, provoquant l’ire d’Ankara. Les autorités égyptiennes entretiennent de fait des relations particulièrement dégradées avec leurs homologues turcs, en raison essentiellement de la guerre ayant actuellement cours en Libye 3082 et où les deux Etats soutiennent chacun un camp différent. Les Egyptiens n’ont d’ailleurs pas hésité à menacer militairement la Turquie à ce titre [4].

 

A la suite de la signature de l’accord entre la Grèce et l’Egypte, les discussions entre Athènes et Ankara sont stoppées nets par la Turquie, qui envoie dans la foulée, le 10 août, l’Oruç Reis prendre le large. Le lendemain, sa balise GPS (l’AIS, pour Automatic tracking system) permettait de le localiser dans les eaux unissant la Crête à Chypre, autrement dit dans la zone d’alerte navale précédemment évoquée [5].

 

2. Pourquoi une telle montée des tensions ?

La Turquie et la Grèce sont engagées chacune de leur côté dans une course à la découverte et à l’exploitation des ressources énergétiques dans l’est de la Méditerranée.

 

Ces dernières années, de massives réserves de gaz ont été découvertes dans les eaux au large de Chypre, conduisant le gouvernement chypriote, la Grèce, Israël et l’Egypte à prendre la décision de se coordonner afin d’exploiter aussi efficacement que possible ces substantielles ressources sous-marines [6]. Plusieurs accords seront signés dans ce cadre ; l’un d’eux prévoit notamment l’établissement d’un pipeline de 2 000 kilomètres desservant l’Europe à travers la Méditerranée [7].

 

Dans ce cadre, l’année dernière, la Turquie a lancé plusieurs missions de forage exploratoire à l’ouest de l’île de Chypre - divisée depuis l’invasion turque de Chypre du 20 juillet au 17 août 1974), avec l’aide des autorités de l’autoproclamée République turque de Chypre Nord, reconnue uniquement par Ankara. Justifiant ses intentions économiques et maritimes par la présence de ce gouvernement allié, la Turquie affirme depuis 1974 que les ressources de l’île devraient être mieux partagées, à son profit notamment.

 

Après ces missions exploratoires, la Turquie signe le 27 novembre 2019 un accord avec la Libye stipulant la création d’une zone économique exclusive (ZEE) spéciale entre les côtes méridionales turques et le littoral libyen, notamment son quart nord-est. Si l’Egypte a déclaré que cet accord était illégal [8], la Grèce l’a qualifié d’absurde [9] en raison de son échec à prendre en compte l’île grecque de Crête, au milieu de la ZEE turco-libyenne.

 

A la fin mai 2020, la Turquie annonce malgré tout son intention de lancer de nouvelles missions exploratoires davantage à l’ouest de Chypre [10] et visant ainsi, sans les mentionner, les eaux territoriales hellènes. Plusieurs licences d’exploration sont en conséquence attribuées par le gouvernement turc à son entreprise nationale Turkish Petroleum afin de forer en Méditerranée orientale et en particulier autour des îles grecques de Crête et Rhodes [11].

 

« Tout le monde devrait accepter que la Turquie et la République turque de Chypre nord ne peuvent pas être exclues de l’équation énergétique dans la région », avertissait le 17 mai 2020 le vice-Président de la république turque, Fuat Oktay [12].

 

Le 6 août, la Grèce et l’Egypte contre-attaquent avec leur propre accord, formant une zone économique exclusive qui, selon Athènes et Le Caire, bloque la ZEE turco-libyenne [13]. En réponse, les autorités turques annoncent le 10 août qu’en plus d’envoyer l’Oruç Reis poursuivre ses missions en Méditerranée orientale, de nouvelles licences de forage vont être attribuées dans « les zones à l’ouest de notre plateau continental » d’ici la fin du mois, c’est-à-dire, très certainement, en Mer Egée [14].

3. Quelles sont les dimensions juridiques de ces passes d’armes diplomatiques en Méditerranée orientale ?

 

La Grèce détient une constellation d’îles en Mer Egée et en Méditerranée orientale dont un grand nombre est si proche du territoire turc qu’elles sont visibles à l’œil nu depuis le littoral. Ces îles grecques grèvent ainsi fortement l’ampleur des contours de la ZEE turque et se sont avérées un différend territorial majeur, et parfois même militaire, entre les deux Etats.

 

Afin de ménager son voisin turc, la Grèce a accepté que la taille de ses eaux territoriales ne soit calculée qu’à partir d’une distance de six miles nautiques, et non de douze comme le droit maritime international l’y autorise pourtant [15]. De fait, si la Grèce choisissait finalement cette dernière option, les routes maritimes et commerciales turques se montreraient fortement grevées. « La Turquie ne laissera se conclure aucune initiative visant à nous enfermer à l’intérieur de notre littoral », a déclaré en ce sens le 10 juillet le Président turc Recep Tayyip Erdogan. Dans le cadre de la crise en Méditerranée orientale, les autorités turques ont d’ailleurs fait leur la doctrine de « Mavi Vatan » (« Nation bleue ») consistant à prôner une expansion, par la voie diplomatique ou militaire, des eaux territoriales turques [16].

 

Toutefois, en-dehors de la problématique de ces eaux territoriales, demeure celle des ZEE à l’instar de la zone convenue entre la Libye et la Turquie ou de celles conclues entre Chypre, le Liban, Egypte et Israël. Le dénominateur commun des pierres d’achoppement maritimes s’avère de fait souvent articulé autour de la problématique du plateau continental, unité de mesure des ZEE comme l’expliquait précédemment les Clés du Moyen-Orient 3093.

 

La Grèce accuse en effet le navire turc Oruç Reis de conduire ses missions exploratoires dans les eaux du plateau continental grec. Alors qu’Athènes appelle la Turquie à quitter immédiatement son plateau continental, Ankara rétorque que « les îles qui sont éloignées du pays central grec et aussi proches de la Turquie ne peuvent pas avoir de plateau continental » [17]. Le vice-président turc a déclaré en juillet dernier qu’Ankara était en train de s’extraire de « cartes dessinées pour nous emprisonner sur le continent », insistant sur le fait que les autorités turques agissaient dans le cadre du droit maritime et des Nations unies. La Turquie n’est pourtant pas signataire.

 

4. Quelle réaction de la communauté internationale face à cette crise ?

Les alliés européens de la Grèce ont très majoritairement soutenu la position d’Athènes, bien que l’Union européenne et l’Allemagne poussent autant que possible au dialogue. Le Président de la République française Emmanuel Macron [18] a quant à lui assuré Chypre et la Grèce de son « soutien entier », annonçant envoyer temporairement la frégate Lafayette et deux appareils de combat Rafale en Méditerranée orientale afin de conduire des manœuvres navales conjointes avec la Grèce [19], un geste particulièrement apprécié et salué par les autorités grecques.

 

Lors d’une téléconférence du Conseil des Affaires étrangères de l’Union européenne le 14 août, l’Allemagne a de son côté fortement critiqué le moment choisi par l’Egypte et la Grèce pour annoncer la conclusion de leur accord, la veille d’un cycle de discussions qu’Ankara et Athènes devaient tenir sous l’égide de l’Allemagne [20].

 

Les Nations unies ont appelé au dialogue la Grèce et la Turquie tandis que le Secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg a exprimé le souhait que la situation soit résolue dans « l’esprit de la solidarité entre membres de l’OTAN et en accordance avec le droit international » [21].

 

Voir le document original : Les clés du Moyen-Orient 

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