"SEPTEMBRE ROUGE"

Par Michel GOYA


Le 03/10/2015

 

 

Pendant la guerre froide on appelait cela la stratégie du « piéton imprudent » par analogie avec l’individu qui s’engage soudainement sur la route en ne laissant au conducteur que le choix entre l’arrêt brutal et l’accident catastrophique. La Russie, et avant elle l’URSS, est coutumière de cette méthode depuis l’intervention éclair en Tchécoslovaquie en 1968 jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014 en passant par la prise des points clés de Kaboul en 1979 ou même simplement l’envoi d’un régiment sur l'aéroport de Pristina en juin 1999 interdisant l’usage de celui-ci aux forces de l’OTAN. Il nous, est arrivé, à nous Français, de le faire aussi, au Tchad par exemple, en 1968 ou en 1983, profitant nous aussi de cette capacité de pouvoir engager la force sans débat interne et vote préalable (ou du moins non-acquis d'avance).

 

Cette intervention surprise peut être « blanche », c’est-à-dire permettant d’obtenir des gains stratégiques sans avoir à combattre, simplement en se positionnant au bon endroit et/ou en établissant un rapport de forces suffisant pour dissuader de tout affrontement. Elle peut être aussi « rouge » et impliquer le combat selon trois méthodes, discrète (en Ukraine depuis 2014), au contraire écrasante (Hongrie, 1956) ou enfin visible et limitée. L’engagement actuel de la Syrie relève de la troisième posture, avec cette faculté de changer la situation stratégique initiale tout en gardant la possibilité, en fonction des changements observés, de se retirer relativement facilement ou au contraire de déployer de nouveaux moyens, dans ce cas le plus souvent écrasants. Dans l’art opérationnel russe, les engagements sont des coups calculés qui se succèdent soudainement et par paliers. On n'y goûte ni l'engagement comme fin en soi, ni les stratégies américaines de pression et d'escalade de type poker.

 

La nature et le volume des moyens déployés par les russes en Syrie constituent donc le meilleur indice de leurs intentions opérationnelles et stratégiques. D’après ce que l’on sait, les éléments déployés récemment en Syrie représentent trois types de force : terrestre, anti-aérienne et de frappes.

La force terrestre est du volume d’un bataillon d’infanterie de marine renforcé d'une petite compagnie de neuf chars T-90, d’une batterie d’artillerie, et équipé d’une quarantaine de véhicules de combat d’infanterie. Cette force, à laquelle il faut certainement ajouter des compagnies de forces spéciales, doit servir prioritairement à la protection des bases, navale de Tartous ou aérienne de l’aéroport Bassel al-Assad, près de Lattaquié. Elle peut aussi être utilisée secondairement comme élément de réserve pour intervenir sur un point sensible ou changer un rapport de forces local au profit des forces loyalistes. Elle ne peut en aucun cas mener seule des opérations offensives d’envergure, ni contrôler une zone un tant soit peu peuplée.

La force anti-aérienne vient compléter celle déjà existante et déjà largement armée de « conseillers » russes. Plusieurs systèmes mobiles Pantsir-S1 et Tor M1 ont été déployés et les quatre avions Su-30 M peuvent avoir une mission de supériorité aérienne. Ces moyens servent bien sûr à la protection des bases contre une menace aérienne rebelle qu’il ne faut jamais négliger (par drones par exemple) mais plus probablement pour interdire définitivement toute velléité d’action aérienne de la coalition contre Assad, non pas par leurs capacités intrinsèques mais par l’impossibilité de risquer une confrontation directe.

La force de frappes aérienne comprend un élément d’action en profondeur avec douze bombardiers Su-24 Fencer et six modernes Su-34 Fullback ainsi que les quatre Su-30 M déjà cités et, surtout, un élément d’attaque rapprochée avec douze avions Su-25 et seize hélicoptères Mi-24PN, Mi-35M et Mi-8AMTSh. Il faut ajouter à cette force, la plus importante du dispositif, la batterie d’artillerie du bataillon, plusieurs drones de type Dozor 600 ou Altius, similaires aux MQ-1B Predator américains et un avion de reconnaissance électronique Il-20 M1. C’est un ensemble puissant et, contrairement à celui de la coalition qui ne repose que sur des bombardiers ou des chasseurs-bombardiers, complémentaire.

Les Su-24 et Su-34 sont destinés à agir plutôt en profondeur, sur l’Euphrate par exemple, et sur des cibles fixes et importantes. Ils ont aussi un effet politique en témoignant de la réalité de l’engagement contre l’Etat islamique. Ils ne sont cependant pas plus capables d’obtenir un résultat décisif que les 7 000 frappes déjà réalisées par la coalition, dont 2 700 en Syrie. Les Su-25 et les hélicoptères agiront plus près de la ligne de front avec la capacité de destruction d’objectifs nombreux et de moindre valeur, en missions autonomes ou en appui direct et prolongement (artillerie lointaine) de troupes au contact, ce qui correspond plus à la doctrine d’emploi russe. Leur emploi est plus risqué que celui des bombardiers, ce qui explique par ailleurs la réticence de la coalition à les employer. Les Etats-Unis qui déterminent totalement le cadre opérationnel de la coalition, considèrent que l'emploi de tels engins est synonyme d’engagement au sol, assimilé à la guerre et nécessitant de ce fait un vote du Congrès. Cette force d’attaque est le centre de gravité du dispositif russe puisqu’elle peut influencer considérablement les opérations de contact en particulier dans la zone centrale, entre Homs et Hama, ou face à la province d’Idlib tenue par le Jaysh al-Fatah, c’est-à-dire la coalition des mouvements les plus proches d'Al-Qaïda.

 

Cette posture essentiellement défensive, outre qu’elle redonne le moral à un camp loyaliste en danger, permet à l’armée syrienne et à ses alliés chiites de reprendre en partie l’initiative. Elle n’est pas suffisante pour changer le rapport de forces et permettre la reconquête de tout le territoire perdu. Elle facilite en revanche la stratégie de la « Syrie utile », quitte à en chasser par la terreur les populations jugées peu fiables et à les renvoyer face à une autre terreur. Elle laisse plus de champ aussi au régime, sous couvert de l’action « anti-terroriste » russe, pour s’en prendre encore plus aux groupes nationalistes de façon à ne laisser en face de lui que des djihadistes.

 

Face à la coalition, cette intervention a pour premier effet de perturber les actions aériennes. Le nombre de vol au-dessus a été considérablement réduit au-dessus la Syrie le temps de mettre en place l’indispensable coordination. Paradoxalement donc, l’arrivée des Russes en première ligne a eu pour effet de plutôt relâcher la pression, par ailleurs plutôt peu efficace, sur l’Etat islamique. Elle annihile surtout de fait toute tentative de s’en prendre aux forces d’Assad, à son aviation en particulier, comme cela avait parfois été envisagé. Il sera désormais bien difficile aux Arabes sunnites de distinguer entre les avions qui tentent d’éviter les dommages collatéraux, sans y parvenir toujours, et ceux qui ont beaucoup moins de scrupules. Il sera surtout compliqué d’expliquer que tous ne soutiennent pas Assad, directement ou non. L’idée selon laquelle la communauté sunnite est isolée et frappée par tous, ne trouvant d’autre issue que dans la fuite ou le combat, ne risque pas de disparaître.

 

A court terme, cette stratégie russe contribue au sauvetage et à la préservation du camp loyaliste et procure des gains diplomatiques non-négligeables à la Russie. Elle ne peut cependant en aucun cas suffire à mettre fin à la guerre ni même à détruire une seule des grandes organisations armées djihadistes. Pour l’instant, l’intervention est suffisamment limitée pour autoriser un repli rapide, après les trois ou quatre mois annoncés, sous prétexte d’avoir « rétabli la situation ». Il est cependant très probable qu’elle soit destinée à durer avec des conséquences à moyen terme qu’il est difficile d’estimer.

 

La Syrie est désormais la plus importante terre de djihad de l’histoire moderne. La responsabilité première en incombe aux actions aux Etats de la région, les régimes de Damas et de Bagdad pour la manière dont ils ont traité la communauté sunnite, l’Arabie saoudite et le Qatar, ainsi que la Turquie d’une autre manière, pour leur soutien constant aux mouvements les plus radicaux. L’intervention des mécréants russes ne peut que susciter de nouvelles vocations au djihad dans une ambiance de théories apocalyptiques millénaristes et une analogie permanente à l’Afghanistan des années 1980, considéré comme le tombeau de l’URSS et le modèle à suivre. On peut considérer, du côté russe, que cela va ainsi attirer les djihadistes caucasiens sur un terrain plus favorable. Certains analystes américaines considéraient de la même façon que l’Irak servirait d’aimant à ennemis. Ils avaient sous-estimé la capacité par leur présence sur place et leur attitude, au moins initiale, à en susciter de nouveaux. Il est possible que la Russie fasse la même erreur et se trouve contrainte à une implication beaucoup plus importante et coûteuse.

 

Michel Goya

03/10/2015

 

 

Source : http://lavoiedelepee.blogspot.fr/2015/10/septembre-rouge.html#comment-form

 

 



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