Moyen-Orient : la nature a horreur du vide

Les grandes nations occidentales ne sont pas intervenues en Syrie, laissant le champ libre à Vladimir Poutine. Première victime : la France.

PAR CAROLINE GALACTÉROS

Publié le 23/09/2015 à 11:23 | Le Point.fr


Voilà. Ce qui devait arriver advient : Moscou reprend la main. La Russie occupe l'espace béant laissé par le trop long immobilisme occidental face à Daesh et à l'islamisme ultra-violent de ses épigones locaux de tout poil. Faut-il s'en réjouir, s'en indigner ? C'est hors sujet. Et ce serait indécent. Sur l'autel de nos illusions perdues, de nos ambiguïtés et de nos calculs mortifères, qui ont fait prospérer l'État islamique et ses concurrents/avatars, déclarés pour certains « fréquentables » par nos États iréniques (ou trop cyniques), nous devrions a minima nous taire. Et regretter en silence nos postures morales décalées si lourdes de conséquences pour les populations de toute la région ; et déplorer le temps perdu, les massacres et les victimes innombrables de la sauvagerie de l'État islamique mais aussi de notre trop longue indifférence devant la mise à sac de cette partie du monde. Les derniers idéalistes qui croyaient encore à « la fin de l'Histoire » et au triomphe du Bien occidental sur Terre auront enfin compris, on l'espère : la guerre froide n'a jamais cessé, ne faisant que changer de modalités depuis les années 90. Elle est en pleine forme.

Assad fera-t-il in fine les frais de cette recomposition ?

Il y a donc (enfin ! diront certains) un pilote dans l'avion. Il n'est pas français. Ni américain. Washington, Paris, Londres et consorts sont en train d'être décisivement dépassés par Moscou, qui ne pouvait plus attendre pour faire pièce militairement à l'ambition dévorante de Daesh et cie (Al-Qaïda - son noyau initial -, le Front al -Nosra - franchise militaire des Frères musulmans soutenue par le Qatar et l'Arabie saoudite) qui menace son vieil allié syrien mais surtout son espace caucasien d'infiltration et de déstabilisation violente. C'est là, plus encore que le sort d'un allié régional de poids, un enjeu crucial pour la stabilité du pouvoir et de l'influence russes. N'oublions pas que le chef militaire de Daesh est un... Tchétchène ; n'oublions pas que la Turquie (membre de l'Otan) et l'Ukraine (on en rêve toujours...) ont formé cet été une « brigade islamiste internationale » formée d'éléments de Daesh et d'Al-Qaïda, basée sur le territoire ukrainien, et destinée à combattre la Russie en Crimée... Le président Assad fera-t-il in fine les frais de la recomposition dynamique qui se dessine ? On peut le penser. L'accord sur le nucléaire iranien aussi peut-être, qui est déjà bien mal en point, non encore ratifié par Téhéran ni par le Congrès américain. Car Téhéran, à force de renaissance et d'influence militaire croissante (en Syrie, en Irak, au Yémen, au Liban) et aussi de quelques crâneries inutiles (sur la découverte « inopinée » d'un gisement géant d'uranium notamment), inquiète, même ses alliés... L'AIEA (Agence internationale pour l'énergie atomique) pourrait être l'outil opportun d'un atermoiement bienvenu pour Washington, différant la levée des sanctions en attendant un rapport de force plus favorable.

Poutine a sanctuarisé le littoral syrien

Toujours est-il qu'à force de procrastiner sur le coup d'arrêt à mettre au dépeçage de la Syrie et de l'Irak, les Occidentaux se sont laissé marginaliser et Moscou a pu lancer sa manœuvre d'enveloppement politico-militaire de la coalition internationale menée par l'Otan dès la fin du printemps (contacts irano-saoudiens favorisés par Moscou, irano-russes, israélo-russes et, bien sûr, américano-russes, pour information... ou action). L'Alliance atlantique voit désormais émerger une rivale montante qui pourrait sortir crédibilisée d'un engagement au sol portant ses fruits, alors que les frappes, américaines et françaises notamment, ne peuvent par définition produire que des résultats parcellaires. En effet, le projet russe de « coalition internationale contre le terrorisme » (chacun son tour !) sous les auspices de l'ONU prend de nouveaux contours, ceux de l'Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), structure de coopération politico-militaire née en 2002, elle-même héritière du Traité de sécurité collective qui avait réuni certains États de la CEI après le démembrement de l'URSS et du Pacte de Varsovie. L'OTSC réunit autour de Moscou la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Arménie et l'Ouzbékistan.

Vladimir Poutine, qui préside le Conseil de sécurité des Nations unies en septembre, devrait en profiter pour proposer au reste du monde de rejoindre la coalition internationale qu'il va structurer autour de l'OTSC pour mener, y compris au sol, la lutte contre Daesh et les autres factions islamistes en Irak et en Syrie. Pour faire front, ces dernières devraient peu ou prou se rallier à Daesh et faire tomber le masque de leur éclatement tactique. Les manœuvres militaires engagées assez ouvertement depuis un mois par Moscou, qui ont sanctuarisé le littoral syrien, ont d'ores et déjà conduit à établir un couloir aérien au-dessus de l'Irak et de l'Iran permettant l'acheminement d'hommes et de matériel en Irak et en Syrie, où plusieurs escadrilles de chasse et des forces spéciales seraient déjà prêtes à agir.

Mise à l'écart diplomatique de la France

La négociation sur l'avenir de la Syrie et de l'Irak va donc se mener essentiellement entre Moscou et Washington qui sont entrés pour de multiples raisons dans une phase de convergence objective d'intérêts. Le marchandage, officiel et officieux, devrait être global. Chacun y retrouvera ses petits. Du côté américain, le calendrier électoral, l'échec du programme "Equip and Train" à destination des rebelles syriens, le refus d'engagement au sol, la nécessité de ménager Israël, de tempérer l'Iran et la Turquie, de protéger les Kurdes (seuls alliés locaux efficaces) et de restaurer l'alliance avec Riyad malmenée par le rééquilibrage en faveur de Téhéran sont de fortes incitations à l'intelligence de situation. Du côté de Moscou, la question des sanctions, du prix du pétrole, celle du statut militaire de l'Ukraine surtout - qui pourrait retrouver sa fonction de zone tampon entre l'Otan et l'espace d'influence russe - et bien sûr l'ambition de restaurer son statut de puissance globale crainte et d'interlocuteur de premier ordre pour Washington (en contrepoids à la Chine) vont pousser à la coopération sur la base d'une communauté d'intérêts bien compris.

Ces grandes manœuvres révèlent sous un jour cruel la mise à l'écart diplomatique de la France et laissent dans les limbes nos espoirs de jouer un rôle d'allié autre que marginal dans le mouvement stratégique russo-américain. Notre engagement actif auprès de « l'Armée syrienne libre » et notre reconnaissance politique solitaire et naïve de la « Coalition nationale syrienne » nous placent dans une dangereuse impasse. Nous semblons avoir tout oublié des fondamentaux de la politique internationale et de la négociation. Nos anathèmes nous servent de passeports..., mais personne ne nous donne plus de visas. Nous croyons que notre opinion publique est le destinataire premier de nos prises de position au lieu de rechercher l'efficacité et le pragmatisme qui lui donneraient confiance et la certitude que le bon sens n'est pas qu'une vertu populaire.

La Russie a tiré parti de notre apathie

À ce stade de l'aventure, le point crucial va être de ne pas, une fois encore, une fois de trop, s'enferrer par rigidité idéologique dans une mauvaise interprétation de l'attitude et des décisions de Moscou. Oui, la Russie a tiré parti de notre apathie ; oui, elle a très bien « joué » en fonction de ses intérêts politiques et sécuritaires naturellement. Mais sur le fond, ceux-ci rejoignent pour beaucoup les nôtres. La lutte contre l'emprise islamiste au Moyen-Orient, dans le Caucase ou en Europe est une priorité pour l'ensemble de l'Europe et même pour l'Amérique, quoi qu'en pensent certains de ses stratèges ou une partie de ses décideurs. Le chaos est une arme à double tranchant et la théorie de la « destruction créatrice » a ses limites en matière géopolitique. Il devient urgent de stabiliser le reste de la Syrie encore sous contrôle des forces gouvernementales puis de reprendre possession du territoire perdu. Assad, pas Assad, son entourage, ses cadres militaires..., il ne s'agit pas de choisir celui qui nous plaît le plus, mais celui qui va pouvoir rétablir l'équilibre communautaire, enrayer le martyre des chrétiens d'Orient, garantir la sécurité des populations, et contrôler la situation avant qu'elle ne nous échappe tout à fait et que l'Égypte, le Maroc, l'Algérie ne s'embrasent à leur tour avec les conséquences domestiques que l'on imagine. Il faut, avec la Russie, ramener la paix dans cette région du monde que nos ambitions délirantes et nos manœuvres ont gravement déstabilisée depuis plus d'un demi-siècle et plus encore en 2003, puis avec l'irruption des « printemps arabes » que certains continuent de considérer comme un avatar dangereux et modérément « spontané » de l'affrontement russo-américain.

Et la Chine ?

Au-delà, que va faire la Chine ? Comment les grands émergents, déjà fragilisés économiquement, vont-ils réagir ? Va-t-on assister à la structuration croissante de deux blocs géopolitiques d'intérêts dissonants avec arsenaux associés ? Et que peut désormais espérer Paris dans cette centrifugeuse géopolitique où nous semblons un additif de peu de poids ? Où est la politique arabe de la France ? Où sont les diplomates chevronnés et cultivés, amoureux et fins connaisseurs de l'Orient, qui la pensaient et la menaient avec subtilité, laissant ouverts tous les canaux de communication, utilisant à plein les ressources de notre appareil de renseignement, entretenant des échanges parfois délicats mais sans prix avec tous les États et acteurs concernés ? Le Quai d'Orsay serait-il devenu une forteresse sourde et aveugle ? Comment peut-on sérieusement croire que la morale soit l'étalon de l'efficacité diplomatique ou, pire, que les relations internationales obéissent à une quelconque morale ? Qu'y a-t-il de plus immoral que les conséquences humaines de nos entreprises lointaines de « démocratisation » ? Il suffit de poser le regard sur les chaos libyen et syrien, sur toutes ces vies fracassées, toutes ces destinées martyres, sur les flots de migrants qui remodèlent l'Europe malgré elle et malgré eux, sur les corps sans vie posés sur la plage comme en sacrifice muet à Ares. La sacro-sainte « morale » est le cache-misère indécent de l'indigence d'une réflexion politique et stratégique à la hauteur de notre Histoire. C'est paradoxalement la lucidité et le pragmatisme qui portent l'exigence éthique, humaine, pas l'incantation facile à l'abri des balles. À force de se refuser à penser « out of the box », la France se retrouve « out of the game ».

Caroline Galactéros

 

Source : http://www.lepoint.fr/invites-du-point/caroline-galacteros/moyen-orient-la-nature-a-horreur-du-vide-23-09-2015-1967268_2425.php?M_BT=70109209915#xtor=EPR-6-[Newsletter-Mi-journee]-20150923



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