Note d’actualités n° 491

LES ENJEUX DU SOUTIEN DE LA RUSSIE ET DE L'IRAN AU TALIBAN

par Julie Decarpentrie - le 10/11/2017

Alors que Moscou et Téhéran mobilisent le plus gros de leurs troupes sur le théâtre syrien, l'aggravation du conflit afghan est sur le point de constituer un enjeu majeur des politiques sécuritaires russe et iranienne. En effet, face à la résilience des taliban et au ralliement de certains d'entre eux au groupe Etat islamique dans le Khorasan (EIK), il est à craindre que l'on assiste à terme à un effet de contagion du conflit (ou effet spill-over) dans les Républiques voisines de l'Afghanistan. C'est à ce titre que nombre de spécialistes substituent désormais le terme d'AfPak[1] à celui d'AfCent[2] et placent l'Asie centrale au cœur des enjeux sécuritaires à venir.

Bien qu'il ne faille pas exagérer une telle menace, force est de constater que les anciennes Républiques soviétiques, la province iranienne du Sistan-Baloutchistan, ainsi que le Xinjiang, sont en proie à de nombreux mouvements insurrectionnels tels que ceux des Tchétchènes, des Ouzbeks, du Jundallah[3] et des Ouïghours, dont certains éléments ont prêté allégeance à Daech et rejoint le théâtre de guerre irako-syrien. C'est ainsi que plusieurs milliers de combattants d'Asie centrale et du Caucase y auraient été recensés.

A cet égard, l'Imam Bukhari Jamaat, l'un des groupes radicaux ouzbeks les plus notables agissant en Syrie sous la bannière de l'EI, inquiète fortement car depuis 2016, ses membres se sont repliés au nord de l'Afghanistan et y ont installé de nombreux camps d'entraînement. Depuis lors, les forces de sécurité nationale afghanes constituent l'une de leurs cibles privilégiées.[4] Un tel ralliement n'est pas pour rassurer la Russie qui voit d'un mauvais œil le repli de ces combattants suite à la défaite militaire de l'Etat islamique au Moyen-Orient. Moscou se cherche donc des alliés capables de lutter efficacement contre Daech et les récentes victoires des taliban face à cet ennemi commun semblent indiquer que les « étudiants en théologie » pourraient à terme devenir cet allié.

En effet, leur connaissance du terrain ainsi que leur expérience en matière de guérilla font d'eux des soldats aguerris, contrairement aux militaires de l'armée nationale afghane qui, eux, peinent à s'imposer dans les régions tribales pachtounes du nord et de l'est du pays. A cet effet, la province du Nangarhar pose un problème de sécurité majeur car il s'agit de l'un des fiefs des taliban dans lesquels les membres de Daech ont élu domicile ; sa proximité géographique avec les zones tribales pakistanaises en faisant un lieu de transit stratégique. Considérant que les taliban semblent être seuls à même d'affronter l'EIK dans ses sanctuaires, on constate donc que depuis un an et demi, Russes et Chinois invitent régulièrement leurs représentants à Moscou et à Pékin afin de leur conseiller de participer au processus de réconciliation nationale avec Kaboul. A cet effet, de nombreuses tentatives de négociation ont été observées entre Kaboul et les taliban, que ce soit en 2014 à l'initiative du Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, ou en 2016, sous l‘égide des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie.

L'enjeu de l'Afghanistan pour la Russie

Les Russes se sont intéressés à l'Eurasie dès le XVIIIe siècle afin d'étendre leur sphère d'influence au Caucase ainsi qu'à la Crimée, au détriment de l'expansionnisme turc et iranien. Après avoir avancé leurs pions, l'Asie centrale et l'Afghanistan devinrent un enjeu majeur à partir du XIXesiècle car il s'agissait alors d'obtenir un accès aux ressources naturelles du pays[5]. C'est ainsi que dans le cadre de la rivalité entre Russes et Britanniques appelée « Grand Jeu »[6], se jouèrent les premiers enjeux de la conquête du territoire afghan. Conquête qui fut parachevée au cours de la Guerre froide et au cours de laquelle les Soviétiques envahirent le pays afin d'obtenir un accès direct à l'océan Indien et au golfe Persique, exploiter ses ressources gazières à travers l'édification d'un gazoduc en partenariat avec les pays d'Asie centrale et l'Inde et, bien sûr, faire de l'Afghanistan un satellite soviétique.

Aujourd'hui, même si le pays ne revêt pas un intérêt primordial pour Moscou, la sécurisation du territoire russe dépend de la stabilisation de son environnement régional, et donc de Kaboul. Il s'agit là pour la Russie d'un enjeu de taille car les frontières que partage l'Afghanistan avec les pays d'Asie centrale tels que le Tadjikistan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan et le Kirghizstan sont poreuses et constituent un lieu de transit pour les terroristes ainsi que pour les trafiquants d'opium qui passent par le territoire russe pour écouler leur marchandise en Europe.

La place qu'occupe l'Afghanistan dans la stratégie russe est d'autant plus importante que le Kremlin, soucieux de renforcer son partenariat avec Pékin et Islamabad, souhaiterait en outre bénéficier des infrastructures du nouveau port pakistanais de Gwadar[7] afin d'obtenir un accès à la mer d'Arabie, et accroitre ses exportations. Néanmoins, les défis sécuritaires liés à ce projet sont tels que sa viabilité dépend de la sécurisation de la région. En effet, situé au Baloutchistan pakistanais, ce port - dont la construction s'inscrit dans le cadre de la création d'un corridor économique entre la Chine et le Pakistan et passant par le Xinjiang - inquiète fortement l'Inde qui craint un trop grand rapprochement entre Islamabad, Pékin et Moscou. C'est ainsi que sur les fronts est (Xinjiang) et ouest (Gwadar), son service de renseignement extérieur (R&AW) tente d'en ralentir la construction à travers l'instrumentalisation des insurgés baloutches, un peuple du sud-ouest du Pakistan qui souhaite faire sécession et créer un Baloutchistan autonome.

A cela s'ajoute que depuis 2016, on observe un rapprochement entre des groupes terroristes pakistanais installés dans la province, et Daech. En effet, il s'avère que depuis les opérations militaires pakistanaises Zarb-e-Azb (2013) et Radd-ul-Fassad (2017), menées notamment contre les membres des groupes terroristes Lashkar-e-Jhangvi Al Alami et Lashkar-e-Khorasan, ces derniers ont fini par s'allier à Daech afin de renforcer leur présence dans la région instable du Baloutchistan. Depuis lors, les attaques contre les chiites Hazaras et contre les ouvriers chinois se sont multipliées. Par conséquent, face à une telle menace, ni Pékin ni Moscou ne semblent avoir intérêt à ce que les taliban soient désarmés par le gouvernement de Kaboul puisqu'ils constituent l'un des derniers remparts contre la présence de l'EI dans la région.

La politique afghane de Téhéran...

Par ailleurs, les Iraniens ont eux aussi commencé à discuter avec les taliban, pourtant leurs ennemis historiques. En effet, si Téhéran s'inquiète de la situation actuelle c'est qu'à l'est et à l'ouest de l'Iran, vivent des minorités religieuses sunnites susceptibles d'être instrumentalisées par les islamistes de Daech. Bien que l'on n'en soit pas encore là, les actions terroristes anti-chiites menées au Baloutchistan iranien par Jundallah pourraient constituer un tel risque. En conséquence, alors que Muhammad Reza Bahrami, ambassadeur d'Iran à Kaboul, a confirmé que Téhéran communique avec les taliban, on constate que la lutte anti-Daech que mènent ces derniers concorde avec les intérêts de la République islamique iranienne, comme en 1995 lorsque le gouvernement de Téhéran avait tenté d'opérer un rapprochement avec eux -rapprochement auquel il avait été mis fin lors de l'attentat commis contre des diplomates iraniens en 1998.

Soucieux de stabiliser l'Afghanistan, dès 2002, le gouvernement dirigé par le président Khatami a beaucoup œuvré à sa reconstruction. Depuis cette date, 50 millions de dollars annuels ont été alloués aux Afghans au nom de la solidarité islamique mais aussi en vertu du souci des Pasdaran et de l'ayatollah Khamenei de soutenir les chiites ; exportant ainsi le principe de velayat-e faqih[8]. En outre, au nom de la lutte antiterroriste, des négociations avec les taliban ont été ouvertes dès 2011. L'Iran invita les leaders du High Peace Council - composé de djihadistes, d'anciens chefs taliban, d'oulémas et de représentants de la société civile -  à se réunir dans l'objectif de promouvoir le dialogue et la paix en Afghanistan. Néanmoins, le fait que ce soit les Gardiens de la révolution islamique qui aient la mainmise sur les questions sécuritaires de l'Iran inquiète les Américains qui leur reprochent de chercher à créer un front anti-occidental comme au temps d'Ahmadinejad et de fournir des armes aux taliban. C'est ainsi que la création en 2012, d'un bureau taliban dans la ville iranienne de Zahedan a été fortement décriée par les officiels américains - ce qui ne les a pourtant pas empêché d'approuver celui de Doha.

La crainte des Américains est également nourrie par l'influence que les Iraniens ont toujours eue dans la région, eu égard à la culture persanophone des Afghans et à l'instrumentalisation des membres du gouvernement à travers le parti pro-chiite Hezb-e Wahdat-e Islami. On remarque qu'en Afghanistan, outre les stratégies d'influence Téhéran en direction des Hazaras et des Qizilbhash, les antennes du ministère iranien des Affaires religieuses telles que celle de l'Imam Khomeini Relief Committee ont toujours œuvré à la Dawa (prosélytisme religieux) et à la diffusion d'un sentiment anti-américain.

Suite à l'accord de Genève destiné à régler la question du nucléaire iranien[9], sont pourtant nés de réels espoirs de réconciliation entre les deux gouvernements. Malheureusement, en choisissant de s'entourer d'une équipe de néoconservateurs tels que James Mattis - connu pour être un opposant systématique à l'Iran - et en faisant de l'Arabie saoudite son partenaire clé, le président Trump a réintroduit la notion d' « axe du mal » et sapé tout le travail de négociation entamé par le gouvernement Obama. Alors que le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif, avait tenté un rapprochement avec Riyad et reconnu que les Pasdaran constituent la menace principale de ce gouvernement bicéphale au sein duquel le chef de l'Etat possède une faible marge de manœuvre, la relégation de l'Iran au statut de paria tend à justifier de nouveau le renforcement de la politique sécuritaire des Gardiens de la révolution islamique, comme en témoignent leurs campagnes anti-américaines en Afghanistan, ainsi que la récente multiplication de leurs tirs de missiles balistiques.

Par ailleurs, le principal obstacle réside dans le refus grandissant des populations afghanes de se laisser manipuler par des pays dont la politique sécuritaire est en partie liée à des enjeux politiques et religieux. L'Afghanistan demeure l'un des pays où la lutte d'influence entre l'Iran chiite et l'Arabie saoudite wahhabite a fait de nombreux ravages, ce qui explique que de plus en plus de Hazaras refusent le soft-power iranien et contestent la volonté de Téhéran d'étendre aux chiites de la région, le principe de velayat-e faqih, de peur que le reste de la population non-persanophone les rejette.

...face au jeu de l'Arabie saoudite

Toutefois, le choix du Président Ashraf Ghani de rejoindre la coalition anti-Houthis au Yémen interroge sur les rapports que le gouvernement actuel entretient avec Riyad. Toute aussi surprenante, la décision en 2012 du ministre afghan des Affaires religieuses, Dayi-ul-Haq Abed, d'autoriser le royaume saoudien à construire un immense complexe islamique à Kaboul d'une valeur de 100 millions de dollars et dont l'architecture rappelle une tente bédouine. Une fois construit, le centre, qui portera le nom du roi saoudien Abdallah ben Abdelaziz, pourra accueillir jusqu'à 15 000 fidèles ainsi que 5 000 étudiants et sera le pendant de la mosquée Faysal d'Islamabad construite en 1976 par l'Arabie saoudite.[10] Bien qu'ayant été érigée comme le fer de lance de la diplomatie pro-wahhabite de l'Afghanistan, une telle alliance risque de crisper les chiites. Aussi faut-il indiquer que Riyad, qui a confirmé l'octroi d'une aide économique évaluée à 200 millions de dollars, participe lui aussi à la reconstruction de l'Afghanistan et constitue un enjeu de taille pour Kaboul puisqu'il est l'un des rares pays à avoir soutenu le régime des taliban (1996-2001), avec les Emirats arabes unis et le Pakistan.

Le gouvernement afghan semble ainsi compter sur Riyad pour l'aider à ouvrir un canal de négociations avec les taliban et le Pakistan afin de trouver une issue au conflit et parvenir à un accord avec les « étudiants en théologie » - accord dont les chances d'aboutir sont minces puisque le mollah Akhunzada ne souhaite pas déroger au principe des taliban qui est de n'accepter le dialogue qu'à partir du moment où les soldats occidentaux auront quitté le sol afghan.

 

Source : http://www.cf2r.org/fr/notes-actualite/les-enjeux-du-soutien-de-la-russie-et-de-iran-au-taliban.php

 

 


  • [1] Théâtre Afghanistan/Pakistan.
  • [2] Afghanistan/Asie centrale
  • [3] Apparue vers 2003, il s'agit d'une organisation sunnite armée basée dans le Baloutchistan iranien et particulièrement active dans la ville de Zahedan. Contestant notamment le régime du velayat-e faqhi qui fonde la domination des chiites sur les institutions politiques en Iran, elle a revendiqué depuis 2009 plusieurs attentats-suicides contre les autorités iraniennes. A ne pas confondre avec le mouvement séparatiste du Baloutchistan pakistanais également appelé Jundullah qui fonde ses actions sur une volonté indépendantiste claire, contrairement à son pendant iranien dont les membres se déclarent pan-iraniens et favorables à un régime fédéral.
  • [4] Combattus par Islam Karimov dès 1991 - date de l'apparition des premières cellules fondamentalistes dans la vallée de Ferghana -, les islamistes ouzbeks ont su trouver refuge au Tadjikistan dans les années 90, puis en Afghanistan, où ils se sont mêlés à la population locale et épousé des Afghanes. Combattant aux côtés d'Al-Qaeda, des taliban, et de Daech, ils n'hésitent pas à prêter allégeance à divers mouvements islamistes afin de répondre à leur volonté de mener un djihad global.
  • [5] Il est à noter que des incursions antérieures avaient déjà été tentées notamment lorsque Napoléon Ier avait demandé au tsar Paul Ier de s'allier à lui afin de déloger les Britanniques des Indes - requête qui fit naître chez le tsar la certitude qu'il parviendrait à soumettre l'Afghanistan grâce à son armée de Cosaques, en vain.
  • [6] Le Grand Jeu (1813-1907) renvoie à la rivalité coloniale entre la Russie et la Grande-Bretagne en Asie au XIXe siècle, qui a amené entre autres à la création de l'actuel Afghanistan comme État-tampon
  • [7] Situé au Baloutchistan pakistanais, près du détroit d'Ormuz où circule le tiers du trafic maritime pétrolier mondial, le port de Gwadar est financé grâce à l'assistance de Pékin. Il pourrait devenir l'une des plus importantes bases navales chinoises. Ce projet s'inscrit dans le projet chinois One Belt One Road ainsi que dans celui du Corridor économique Chine-Pakistan.
  • [8] Il s'agit d'un principe théologique développé par l'ayatollah Rouhollah Khomeini et Mohammad Sadeq al-Sadr, qui confère aux religieux la primauté sur le pouvoir politique, Le faqih étant le guide suprême.
  • [9] L'Accord préliminaire de Genève sur le programme nucléaire iranien, officiellement intitulé « Plan d'action conjoint », est un accord conclu à Genève par la République islamique d'Iran et les pays du P5+1 (l'Allemagne, la Chine, les États-Unis, la Russie, la France et le Royaume-Uni)  le 24 novembre 2013. L'objet de cet accord était de parvenir à une solution globale mutuellement acceptable à long terme qui permette de s'assurer que le programme nucléaire iranien serait exclusivement civil et pacifique, permettant ainsi au pays de jouir de son droit à l'énergie nucléaire à des fins pacifiques en vertu du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Mais, en octobre 2017, le président Trump a refusé de certifier la reconduction de la participation des Etats-Unis à cet accord, qualifiant le régime iranien de « dictatorial »  et de « principal parrain du terrorisme dans le monde »,
  • [10] En Afghanistan, un tel projet s'était inscrit dans le cadre de la politique d'islamisation de Zia-ul-Haq.

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