SAHEL : Une situation de plus en plus incontrôlable
...par Alain Rodier - février 2020.
La France est militairement engagée au Sahel depuis janvier 2013 via l’opération Serval, et depuis le 1er août 2014, via
l’opération Barkhane. Cette
dernière couvre un territoire grand comme l’Europe et concerne – pour le moment – la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Depuis février 2020, 5100
militaires français y sont engagés, ce qui permet d’en avoir environ 2 000 directement opérationnels sur le terrain.
Dès février 2014, un cadre institutionnel intitulé G5 Sahel a été constitué avec les cinq
Etats cités plus haut, avec comme objectif que ceux-ci prennent à terme la relève de la France afin d’assurer la sécurité dans la région. À l’origine, le but de l’intervention française avait été
d’empêcher l’enracinement des groupes djihadistes dans le nord du Mali tout en sauvant de l’État malien d’une défaite annoncée, les forces rebelles ayant l’intention de pousser vers le sud. En
effet, sans Serval, il est
probable que les salafistes-djihadistes se seraient emparés de Bamako. Si cette opération a indéniablement été un succès tactique – qui a même provoqué l’admiration des Américains qui se sont
demandés comment les Français pouvaient être aussi efficaces avec si peu de moyens -, la situation sécuritaire n’a cessé depuis de se dégrader, les actions djihadistes ayant largement débordé le
cadre du Mali pour s’étendre à l’ensemble du Sahel et aujourd’hui progresser en direction du sud.
Il n’est plus une semaine sans qu’un massacre commis par des dizaines de djihadistes ne soit annoncé en région sahélienne. Souvent, il s’agit de civils désarmés.
Mais on ne peut que s’inquiéter des attaques réussies contre des garnisons militaires. Si les forces armées et de sécurité locales ne parviennent pas à assurer un minimum de sécurité pour leurs
propres cantonnements, la question de leur efficacité tactique réelle se pose.
Ainsi, le 26 janvier dans la région de Ségou au Mali, le camp de gendarmerie de Sokolo, situé près de Niono, à 80 kilomètres de la frontière mauritanienne, a fait
l’objet d’un assaut au petit matin, les rebelles tuant 20 gendarmes. Les djihadistes sont arrivés en motos et ont terminé l’approche à pied pour surprendre les rares sentinelles. Une fois la
garnison neutralisée, ils sont repartis emportant des véhicules, des armes et des munitions, sans oublier les motos et même les dépouilles de leurs tués. Bien que l’action ait duré deux heures,
les renforts arrivant de Diabaly – situé à une dizaine de kilomètres – n’ont pu intercepter les fuyards qui se sont évanouis dans la nature. Leur tactique est bien rodée : Après chaque
attaque, les terroristes s’égaient par petits groupes empruntant de multiples pistes allant dans toutes les directions. De plus, il est très difficile d’obtenir des informations auprès des
habitants qui sont, soit complices, soit terrorisés par les rebelles. Le vide sécuritaire et administratif qui caractérise aujourd’hui nombre de régions au Sahel laisse peu à peu la place à la
loi des djihadistes.
En ce qui concerne les victimes civiles au Burkina Faso, selon une source de l’AFP, « des individus armés non identifiés ont attaqué
le village de Lamdamol [situé dans la commune de Bani dans la province du Séno] dans la nuit[du 1er au 2 février
2020], faisant près d’une
vingtaine de morts parmi les populations civiles […]. Les assaillants lourdement armés et à bord de
motocyclettes ont littéralement exécuté les habitants de la localité ». Selon une autre source sécuritaire de l’AFP, il s’agissait « des représailles contre les habitants qui
avaient été sommés quelques jours plus tôt de quitter les lieux ». Déjà le 25 janvier, 39 civils avaient été assassinés lors d’une attaque djihadiste contre le village de Silgadji, dans
la province du Soum. Depuis 2015, le Burkina Faso déplore plus de 800 morts du fait des rebelles. Selon l’ONU, les attaques djihadistes au Mali, au Niger et au Burkina ont fait 4 000 morts en
2019 et provoqué le déplacement de 600 000 réfugiés qui fuient les violences et l’insécurité.
LES GROUPES ARMÉS TERRORISTES DU
SAHEL
Divers groupes armés terroristes (GAT) opèrent au Sahel, réunissant plusieurs milliers de combattants[1].
– Le plus important est le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), se revendiquant d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et plus généralement de la
nébuleuse Al-Qaïda « canal historique ». Le GSIM est composé principalement d’Ansar Dine, de la katiba Macina – aussi appelée le Front de
libération du Macina – emmenée par le prédicateur Amadou Koufa, de la katiba Al-Furqan et
d’Al-Mourabitoune[2]. L’émir du GSIM est le célèbre Iyad Ag Ghali, qui dirige aussi Ansar Dine. Il est difficile de déterminer quels sont les leaders des différentes unités du GSIM car, depuis
que nombre d’entre eux ont été neutralisés par l’opération Barkhane, les nouveaux chefs préfèrent
rester anonymes. Cette organisation est surtout présente dans le nord et le centre du Mali et plus spécialement dans la région de Ségou, à proximité de la Mauritanie.
– Le plus actif ces derniers mois est l’Émirat islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO[3]) qui se revendique de Daech. L’Émirat islamique dans le Grand Sahara (EIGS), issu le 15 mai 2015 d’une scission au sein d’Al-Mourabitoune, semble avoir été
« absorbé » par l’EIAO. Dirigée par Lehbib Ould Ali Ould Saïd Ould Joumani – alias Adnane Abou Walid al-Sahraoui, – cette branche, qui revendique désormais ses actions sous le signe de
l’EIAO, opère à travers deux entités : l’une active autour du lac Tchad et au nord-est du Nigeria ; l’autre agissant dans la région de Ménaka au Mali, dans le Liptako Gourma et parfois
au-delà.
L’EIAO (ISWAP) et le GSIM ont autant de divergences que les autres composantes de Daech et d’Al-Qaïda « canal historique » dans le monde. Cependant, au
Sahel, ces deux groupes font face à des ennemis communs – les États sahéliens et leurs partenaires internationaux – qui les obligent à faire front.
Mais, ces deux groupes sont également en quête d’expansion territoriale. Ainsi, à la faveur de l’affaiblissement de certaines unités du GSIM et d’une radicalisation
locale des communautés, l’EIAO a progressivement grignoté les territoires historiques de son concurrent. Cela donne lieu, depuis quelques semaines, à des affrontements localisés entre ces deux
GAT, en particulier au centre du Mali et dans le Gourma malien.
Par exemple, des djihadistes présents à Nampala – à proximité de Ségou – et se présentant comme Les Soldats du califat au Mali (Jund al khilafa Mali) ont publiquement fait
allégeance à Abou Ibrahim Al-Hashemi Al-Qurashi, le successeur d’Abou Bakr Al-Baghdadi. Il est possible qu’ils proviennent du GSIM et leur nouvelle allégeance devrait les placer sous la bannière
de l’EIAO.
Toutefois, les deux formations continuent, en parallèle, à chercher les moyens de s’entendre ou, au minimum, à se répartir les « territoires »
d’influence. Mais les chaînes hiérarchiques sont très lâches et les commandements centraux n’ont que peu de contrôle sur leurs ouailles. En conséquence, des actions peuvent être lancées par des
groupes d’activistes sans que leur hiérarchie n’ait été consultée.
Deux autres groupes se revendiquant également de Daech – donc de l’EIAO – sont historiquement présents au Nigéria, et ponctuellement au Cameroun et au
Tchad :
– Boko Haram dirigé par Abubakar Shekau (groupe sunnite pour la prédication et le djihad)
– Ansaru, groupe dissident de Boko Haram.
Daech a destitué Shekau en 2016 pour sa pratique déviante de la guerre sainte, en particulier pour avoir envoyé à la mort des jeunes filles kamikazes non pubères,
ce qui formellement interdit par les textes sacrés. Après de nombreux conflits internes qui ont vus la disparition en 2018 des numéros deux et trois du mouvement Ansaru (Mamman Nour et Ali Gaga),
Abou Mosab al-Barnaoui, son émir a, à son tour, été démis de ses fonctions par Daech en mars 2019 pour être remplacé par Abou Abdallah Idrisa ou Abou Abdullah Ibn Umar.
Sur la forme, il est difficile de savoir si l’EIAO dépend d’une autorité supérieure[4] où s’il s’agit d’une union opportuniste entre plusieurs bandes indépendantes mais agissant sous une même bannière par souci de visibilité sur la scène
internationale.
Pour mémoire, Daech revendique deux autres provinces en Afrique :
– la wilaya d’Afrique centrale qui couvre le Mozambique et la République démocratique du Congo
– et la wilaya Somalie – composée majoritairement de transfuges des Shebab qui dépendent encore d’Al-Qaïda « canal historique » – qui cible la Somalie, le
Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda.
Pour l’instant, il ne semble pas qu’il y ait de liaison opérationnelle entre ces différentes organisations. Cela ne signifie pas que cela n’aura pas lieu dans
l’avenir, le continent africain représentant une terre de conquête (Dar al-Harb) favorable à Daech.
Les responsables djihadistes au Sahel sont historiquement issus de la guerre civile algérienne. Ils ont refusé la politique d’amnistie décrétée en 1999 par le
président Abdelaziz Bouteflika dans le cadre de la « concorde civile ». L’idéologie salafiste est donc surtout d’inspiration étrangère, mais elle a infiltré les sociétés sahéliennes en
recrutant majoritairement en leur sein. Les groupes rebelles sont aujourd’hui essentiellement composés d’autochtones, ce qui n’exclut pas la présence de quelques combattants
internationalistes.
L’extension du conflit dans la bande centrale du Sahel où les densités de populations sont plus importantes a ensuite fait évoluer la composition de ces groupes,
les Arabes et les Touaregs y étant moins représentés, alors que la communauté peule a augmenté sa présence au sein des groupes armés terroristes. Cela posé, il convient de rester réaliste, les
salafistes-djihadistes recrutent très pragmatiquement dans tous les groupes ethniques.
Le phénomène le plus récent est consécutif à la chute de l’État islamique au Moyen-Orient et aux difficultés rencontrées par les groupes djihadistes dans tout le
Maghreb, en particulier en Libye. Une petite partie des djihadistes s’est repliée vers le Sahel considéré comme un nouveau territoire d’expansion. Cela dit, ils restent encore très minoritaires
même si les transferts pourraient s’accélérer à l’avenir. Il ne faut pas sous-estimer la difficulté qu’il y a pour des individus, même très motivés, à quitter leur terre d’origine pour se
retrouver dans des contrées hostiles qui leur sont totalement étrangères, dont ils ne parlent pas la langue et ne connaissent pas les coutumes.
LES RAISONS DU SUCCÈS DES
GAT
Les succès des djihadistes s’expliquent notamment par la mauvaise gouvernance caractérisant les Etats sahéliens et leur incapacité à garantir la représentation de
toutes les communautés.
Au manque et de coopération entre les États impliqués, s’ajoute une absence totale de réponses politiques des différents gouvernants. Ces États sont
« faillis » : leurs forces de défense et de sécurité sont complètement débordées – et, en dehors des Tchadiens, peu opérationnelles. Ils sont surtout incapables de gérer les
problèmes économiques, d’éducation, de santé et de justice, situation qu’exploitent les groupes rebelles à leur avantage. De plus, de nombreux dirigeants locaux se servent de l’aide
internationale pour se maintenir au pouvoir plutôt que pour tenter de résoudre les problèmes de leurs administrés.
Les phénomènes traditionnels d’exclusion politique, de marginalisation ethnique, du racket des communautés les plus fragiles, l’absence de perspectives d’avenir
pour la jeunesse, constituent des situations perçues comme « injustes » par ceux qui les subissent et leur donnent de bonnes raisons de se révolter. Les djihadistes leur apportent la
possibilité de se battre. La dimension religieuse n’a, du moins au départ, qu’une place limitée. La radicalisation survient souvent plus tard.
Si les djihadistes exacerbent souvent les conflits locaux, ils se présentent aussi parfois comme des régulateurs sociaux. Ils apparaissent alors comme des
médiateurs capables de calmer les tensions locales et de résoudre certains conflits locaux. Face à la corruption endémique, la population leur fait parfois plus confiance aux qu’aux autorités
régulières.
Il se développe ainsi une forme de collaboration ou des alliances de circonstance entre diverses communautés, comme c’est le cas dans l’est du Burkina, où des
tensions perdurent depuis plusieurs années entre les communautés locales et l’État et ses représentants – notamment les agents des Eaux et Forêts – autour d’espaces protégés dont l’accès est
restreint, voire interdit, aux populations locales qui n’ont pas la possibilité de pratiquer la chasse et la pêche. Les groupes djihadistes ont exploité ces ressentiments en déclarant aux
populations : « Votre État
vous interdit de bénéficier de ces ressources naturelles qui vous appartiennent et qui n’appartiennent à personne d’autre. Nous, on vous autorise à le faire. On va même assurer votre
protection. » Cette manière de procéder a contribué à développer une forme de sympathie au sein de certaines communautés envers les groupes djihadistes qui ne sont alors plus perçus
seulement comme des oppresseurs. Cette approche permet aux djihadistes de recruter de nouveaux activistes.
Mais pour parvenir à leurs fins, les GAT doivent bénéficier du soutien des chefferies traditionnelles. Si ces dernières se montrent rétives à leur influence, ils
utilisent alors l’intimidation pour les forcer à coopérer où à quitter la région. Parfois, cela se termine par leur assassinat. Les sentiments des populations à l’égard des djihadistes sont donc
partagés entre une certaine sympathie et la terreur qu’ils inspirent.
Face à cette menace, les Etats de la région ont laissé se développer les milices communautaires et les groupes d’autodéfense qui assurent au plus près la lutte
contre le banditisme traditionnel (les « coupeurs de routes ») dans de nombreuses localités rurales. Mais le surarmement local et les oppositions ancestrales conduisent fréquemment à
des massacres interethniques pour venger les humiliations du passé. Ainsi l’opposition ancestrale existant entre les Peuls et les Dogons est en train de se manifester de nouveau de manière
violente.
L’EXTENSION DE LA ZONE D’OPÉRATION
DES GAT
Selon une étude de l’Institut d’études de sécurité de l’Union africaine (Institute of Security Studies/ISS), les
groupes djihadistes infiltrent désormais l’économie locale dans la zone très sensible des « trois frontières », située entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Ces groupes
s’autofinancent majoritairement grâce aux trafics de toute nature, mais aussi grâce à du racket sur le bétail et l’exploitation de l’or. Cette dernière activité, s’observe notamment dans l’est du
Burkina Faso, à la frontière du Niger (département du Torodi). Les islamistes veulent s’emparer des sites d’extraction illégaux d’or afin d’en exploiter les ressources.
Par ailleurs, des groupes de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), signataires de l’accord d’Alger de 2015, sont impliqués dans des trafics d’armes et
de véhicules[5]. Ces filières s’étendent du Nigeria au Togo, en passant par le Burkina Faso, ainsi qu’au Niger et au Mali.
De plus, les organisations djihadistes sahariennes sont en train d’étendre leur zone
d’influence vers le sud du Sahel. Toutefois, leurs opérations dans cette nouvelle région vont être plus compliquées. En effet, en dehors du fait que les groupes qui y opèrent agissent parfois en
totale autonomie et peuvent commettre des erreurs tactiques ou psychologiques – comme se lancer dans des actions purement criminelles comme le vol de bétail -, il va leur être difficile de
s’entendre avec les populations locales même si ces dernières ont des revendications politiques et/ou sociales que les djihadistes vont tenter d’accompagner.
*
Face à cette situation, quelle peut-être la politique de la France dans cette région ? Notre pays est systématiquement accusé de néocolonialisme par les locaux
et peu aidé par les Européens qui lui laissent gérer cette situation explosive, considérant à tort que la menace terroriste pour le Vieux contient ne proviendra pas de cette région. Et si cela
devait advenir, ce serait d’abord la France qui se trouverait visée pour deux raisons : elle est considérée comme la « responsable » de ce qui arrive, non seulement pour son passé
colonial mais aussi pour avoir ensuite soutenu le régime algérien contre le Front islamique du Salut (FIS) ; c’est en France que la communauté immigrée maghrébine est la plus importante et
constitue un « vivier » pour tous les mouvements salafistes-djihadistes.
Paris reste donc en première ligne au Sahel pour parer à la menace terroriste mais ne souhaite pas mener seule le combat. Les Tchadiens, à leur habitude, devrait
renforcer le dispositif sur le terrain dans le cadre du G5 Sahel. La Task Force Takuba, regroupant des membres des forces
spéciales européennes devrait aussi monter en puissance avec l’arrivée de militaires tchèques (60). Le mandat de la mission de formation de l’Union européenne (EUTM) devrait également être
étendu.
Mais au final, la véritable solution au Sahel ne peut venir que des Etats locaux. Il convient de leur rendre la gestion de la sécurité de cette immense région qui
ne peut être assurée que par et pour les Africains. Bien sûr, il convient de les aider techniquement tant qu’ils le souhaitent, mais c’est à eux de prendre les décisions politiques qui
s’imposent.
Si la France est aujourd’hui à l’abri d’une défaite militaire en Afrique, ce n’est pas le cas sur le plan diplomatique. Dans de nombreuses régions, sous la pression
des islamistes, la présence française est en train d’être dénoncée par les populations autochtones, présentée comme insupportable. Ce sentiment pourrait gagner les capitales régionales et
conduire les pouvoirs politiques à s’associer à cette contestation. En conséquence, la France risque d’avoir un jour à se retirer du Sahel sous la pression « populaire ». Son échec sera
alors patent.
[1] Leurs effectifs exacts sont difficiles à évaluer.
[2] Mokhtar Belmokhtar, qui fut longtemps son leader, est présumé mort.
[4] Laquelle, pour sa sécurité, ne dévoilerait pas son identité.
[5] Dont des motos Honda très appréciées par les combattants djihadistes pour leur discrétion (elles sont peu bruyantes) et leur robustesse. Elles sont d’ailleurs surnommées
les « Boko Haram »