Source : CF2 R - NOTE D'ACTUALITÉ N°672 / FÉVRIER 2025
par Olivier DUJARDIN
C’est la troisième fois que je me prête à cet exercice : tenter d’anticiper l’évolution de la guerre en Ukraine pour l’année à venir, alors que le conflit entre
dans sa quatrième année. Pour 2024, j’avais évoqué une stagnation du front ainsi qu’une intensification des frappes en profondeur des deux côtés. Si ce dernier point s’est confirmé, les
Ukrainiens ont surpris en menant une offensive en territoire russe, dans la région de Koursk. Bien que l’impact médiatique ait été important, cette manœuvre leur a coûté cher sur le plan
militaire. En effet, pour concentrer leurs meilleures unités sur Koursk, ils ont dû dégarnir le front du Donbass. La réaction russe ne s’est pas fait attendre : dès le mois d’août, Moscou a
exploité cette faiblesse et accéléré sa progression dans ce secteur.
L’année 2025 pourrait marquer la fin des combats. L’arrivée de Donald Trump introduit cependant une forte incertitude. S’il affiche volontiers sa volonté de mettre
un terme au conflit, rien ne garantit qu’il y parviendra, ni quelle sera sa position à long terme vis-à-vis de l’Ukraine et du soutien qu’il décidera d’apporter ou n à Kiev. Quoi qu’il en soit,
les combats se poursuivront encore plusieurs mois. Bien que le président américain ait fixé un délai de 100 jours pour obtenir une cessation des hostilités, il semble plus réaliste d’envisager
une accalmie au plus à partir de l’été. La guerre devrait donc encore durer entre six et huit mois.
L’ARMÉE UKRAINIENNE
D’un point de vue militaire, la situation des Ukrainiens en ce début d’année apparaît préoccupante. Leur armée semble affaiblie et peine à contenir la poussée
russe.
Si l’on n’observe pas d’effondrement brutal du front, il faut néanmoins reconnaître que l’armée ukrainienne éprouve de plus en plus de difficultés à contenir
l’avancée russe. Le manque d’effectifs est criant, tandis que les livraisons d’armes et de munitions en provenance de l’étranger diminuent. La situation pourrait même se détériorer dans les mois
à venir, notamment en raison d’une possible réduction, voire d’une suspension, de l’aide américaine. De leur côté, les pays de l’Union européenne peinent à accélérer leur production pour
compenser ces déficits. Malgré de nombreuses déclarations volontaristes, les actions tardent à suivre. De plus, les crises politiques et économiques qui touchent plusieurs États membres
fragilisent l’unité européenne et ralentissent la mise en œuvre de décisions concrètes.
Pendant ce temps, le pouvoir ukrainien gère le conflit avec une approche de plus en plus politique, au détriment des considérations militaires. L’offensive sur
Koursk en est une illustration frappante. Le président Zelensky a choisi d’engager ses meilleures brigades dans une opération dépourvue de sens stratégique, privilégiant un coup médiatique plutôt
que l’obtention d’un véritable avantage militaire. Ce choix ne lui apporte aucun bénéfice tactique : la zone conquise ne présente ni intérêt militaire particulier, ni véritable poids politique.
Si cette avancée est censée constituer un atout dans d’éventuelles négociations, son importance reste limitée. Tout au plus, ces territoires pourraient être échangés contre ceux occupés par les
Russes dans la région de Kharkiv. Un résultat bien maigre, obtenu au prix de pertes significatives et d’un recul dans le Donbass.
Forces de l’armée ukrainienne
– Les drones. Même si une
certaine parité s’est établie, le nombre considérable de drones déployés par les forces ukrainiennes leur permet d’entraver presque systématiquement toute tentative d’assaut blindé menée par les
Russes. La moindre concentration de troupes ou colonne de véhicules est immédiatement prise pour cible par des essaims de drones qui harcèlent et détruisent les forces en mouvement. C’est cette
menace permanente qui empêche les Russes de percer et les contraint à une avancée lente et progressive, sans opérations éclairs.
Cependant, les drones russes jouent un rôle similaire en neutralisant presque systématiquement les contre-attaques ukrainiennes. Ainsi, les deux armées se
retrouvent enfermées dans une guerre d’attrition, où les gains territoriaux restent modestes, sauf en cas d’effondrement soudain et localisé des forces adverses, un phénomène rare.
– Le renseignement. Il demeure
le pilier central de l’aide occidentale et joue un rôle clé dans la capacité des Ukrainiens à mener des frappes en profondeur. Cette assistance, essentielle leur permet d’obtenir des informations
stratégiques qui, sinon, seraient inaccessibles. Bien que l’Ukraine dépende fortement des Occidentaux, elle peut raisonnablement espérer que ce soutien perdure, même en cas de ralentissement de
l’aide matérielle.
Grâce à cette abondance de renseignements, l’armée ukrainienne parvient à réaliser quelques coups tactiques notables lors de ses frappes en profondeur. Cependant,
malgré une intensification en 2024, ces attaques n’ont pas d’impact stratégique déterminant sur le terrain. Elles restent trop limitées en nombre et en puissance pour infliger des dégâts
réellement significatifs. Les missiles occidentaux sont trop rares et les drones, souvent sous-dimensionnés, ne transportent généralement que quelques dizaines de kilogrammes d’explosifs. Cette
charge s’avère efficace contre des cibles vulnérables, comme les dépôts de carburant, les raffineries ou les stocks de munitions non protégés. En revanche, contre des infrastructures plus
robustes, comme les usines, l’effet est bien plus limité. Au mieux, les frappes causent des dommages superficiels, comme des brèches dans les toitures, sans véritablement entraver les capacités
de production.
– Les livraisons d’armes et de
munitions. Elles restent vitales pour les Ukrainiens, mais leur rythme diminue inexorablement. Aujourd’hui, ces approvisionnements ne suffisent plus à compenser les pertes,
entraînant une érosion progressive du potentiel militaire de l’armée ukrainienne.
Parallèlement, la production locale est également sous forte contrainte. Les destructions d’infrastructures énergétiques, combinées à la baisse de la production de
charbon et d’acier, aggravent la situation. Les principaux sites sidérurgiques et d’extraction du charbon sont, soit sous occupation russe, soit directement menacés par les combats, réduisant
encore davantage la capacité de production nationale.
Faiblesses de l’armée ukrainienne
– Une armée à deux
vitesses. Aujourd’hui, la disparité au sein de
l’armée ukrainienne est flagrante. Environ 30 brigades de bon niveau concentrent l’essentiel des volontaires, des soldats les plus aguerris, ainsi que le meilleur matériel et les munitions. Ce
sont elles qui conduisent les opérations offensives ukrainiennes. Mieux formées, mieux équipées, elles disposent de tout ce dont elles ont besoin, ce qui n’est pas le cas pour le reste des
forces. Elles constituent la vitrine de l’armée ukrainienne.
Mais en parallèle, une centaine d’autres brigades sont composées de soldats mobilisés sous la contrainte, souvent envoyés directement au front sans formation
adéquate. Ces unités manquent cruellement de cadres, d’officiers et de sous-officiers expérimentés. De plus, leurs éléments les plus aguerris sont régulièrement prélevés pour combler les pertes
des brigades d’élite, empêchant ainsi toute transmission de compétences et affaiblissant encore davantage ces unités de second ordre.
Si les performances des meilleures brigades, largement mises en avant par la communication du gouvernement ukrainien, attirent l’attention, elles ne reflètent pas
la réalité globale de l’armée, d’autant que près de la moitié de ces forces d’élite sont actuellement mobilisées sur le seul front de la région de Koursk.
– Les effectifs. La question des
effectifs constitue sans doute le point le plus critique pour l’armée ukrainienne. Celle-ci peine à compenser ses pertes et encore plus à monter en puissance, d’autant qu’une majorité des
nouveaux mobilisés le sont désormais sous la contrainte. La situation est si tendue que l’état-major a commencé à redéployer du personnel issu d’unités spécialisées – génie, artillerie, défense
sol-air – vers des unités d’infanterie[1]. Plus récemment, même les mécaniciens aéronautiques ont été réaffectés en première ligne. Lorsqu’on en arrive à de telles extrémités, c’est un signe alarmant quant à l’état
des forces armées et au niveau réel des pertes.
Le président Zelensky a annoncé publiquement que l’armée ukrainienne alignait 880 000 soldats[2] et que, entre 2022 et janvier 2025, elle avait subi 45 100 tués et 390 000 blessés[3]. Parmi ces derniers, la majorité est retournée au combat et le nombre de blessés définitivement inaptes au service peut être estimé entre 50 000 et 100 000 hommes,
si l’on se base sur le ratio habituel entre morts et blessés graves.
Si l’on effectue une estimation approximative des effectifs initiaux et des renforts reçus depuis 2022, on parvient aux chiffres suivants :
– 250 000 soldats professionnels étaient en service au début de la guerre.
– 900 000 réservistes (tous n’ont pas pu être mobilisés mais le différentiel a été compensé par l’afflux des très nombreux volontaires dans les premiers mois
du conflit).
Depuis au moins deux ans, environ 10 000 hommes sont mobilisés chaque mois, soit un total minimum de 240 000 soldats supplémentaires. Ce qui donne une
base de 1 390 000 hommes. À cela, il faut ajouter :
– 70 000 soldats de la Défense territoriale.
– Environ 10 000 hommes issus des forces de police, engagés sur le front.
On atteint donc 1 470 000 soldats au minimum. Or, si l’on soustrait à ce total les pertes déclarées et les effectifs annoncés par le gouvernement, un
déficit de 450 000 à 500 000 hommes apparaît dans le calcul, et ce, avec une estimation basse. Au total cela représenterait donc autour de 600 000 pertes côté ukrainien si on se
base uniquement sur les chiffres officiels de Kiev.
Ce chiffre peut s’expliquer par plusieurs facteurs :
– Les morts et les blessés n’étant pas en état de reprendre le combat.
– Les soldats faits prisonniers.
– Les désertions (bien que celles-ci ne soient généralement pas comptabilisées officiellement).
Quoi qu’il en soit, cette estimation met en lumière les difficultés croissantes de l’armée ukrainienne à maintenir ses effectifs face à des pertes toujours plus
lourdes.
– Hétérogénéité du matériel. La
situation ne cesse de se dégrader en matière de gestion du matériel. Déjà en temps de paix, les armées européennes rencontrent de grandes difficultés à assurer un soutien logistique efficace.
Dans le contexte d’un conflit intense, où les équipements sont soumis à une usure extrême, garantir un approvisionnement suffisant en pièces détachées relève pratiquement d’une mission
impossible.
En conséquence, le taux de disponibilité du matériel occidental reste faible. Les cycles de maintenance ne sont pas respectés et les pièces d’usure sont exploitées
bien au-delà des recommandations des fabricants. Les impacts sont multiples : baisse de fiabilité, diminution de la précision des armements et risque accru de défaillances critiques.
Un exemple est celui des canons Caesar. Conçus pour un certain nombre de
tirs avant remplacement du tube, ils sont aujourd’hui utilisés au-delà du double de leur seuil théorique. Cette surutilisation entraîne une dégradation importante de la précision, accentuée par
l’emploi d’obus de provenances très diverses. Cependant, il faut souligner l’excellente résistance de ces canons, qui continuent à fonctionner sans compromettre la sécurité des artilleurs, malgré
ces conditions d’usage extrêmes.
Les États-Unis font face aux mêmes difficultés avec leurs canons M777[4]. Ils ne parviennent pas à produire ni à livrer suffisamment de tubes de remplacement pour maintenir leur parc opérationnel, aggravant encore les tensions sur les lignes de
front. L’hétérogénéité des équipements et les tensions sur la chaîne d’approvisionnement continuent donc de peser lourdement sur les capacités de combat des forces ukrainiennes.
– Trous capacitaires. L’arrivée, au compte-gouttes des
premiers F-16 n’a pas eu d’impact stratégique significatif, tout comme la livraison des missiles longue portée en 2023. Cette vingtaine d’appareils, renforcés par quelques Mirage 2000-5, ne suffisent pas à
modifier le rapport de force dans le domaine aérien. De plus, le déploiement des F-16[5] semble ralenti par le manque de pilotes ukrainiens expérimentés et anglophones, rendant leur intégration encore plus complexe. L’Ukraine continue donc de souffrir d’un
déficit en aviation de combat et en capacités de frappes en profondeur. Malgré le recours massif aux drones, ces derniers restent insuffisamment puissants pour compenser ces lacunes.
– Infrastructures détériorées. La
situation ne s’améliore pas dans ce domaine. Plus la guerre se prolonge, plus les infrastructures ukrainiennes se dégradent, affectant gravement les capacités logistiques et industrielles du
pays. Le réseau ferroviaire, essentiel au transport militaire et économique, subit des dommages de plus en plus lourds, rendant les approvisionnements plus complexes et plus lents. Malgré des
efforts continus pour réparer les infrastructures au fur et à mesure, ces destructions pèsent sur l’économie de guerre ukrainienne, limitant sa capacité à soutenir l’effort militaire sur le long
terme.
– Économie en souffrance.
L’Ukraine continue de survivre en grande partie grâce au soutien financier et militaire occidental. Toute réduction de cette aide menacerait gravement la stabilité de l’État, avec un risque
d’effondrement économique et institutionnel. Face à cette dépendance croissante, le président Zelensky semble prêt à concéder l’exploitation des ressources naturelles du pays aux États-Unis en
échange d’un maintien de son soutien. Cette stratégie illustre l’urgence de la situation et la nécessité pour Kiev de sécuriser ses appuis pour éviter un effondrement total.
– Une force morale en lente
décomposition : Au début du conflit, la détermination et l’élan patriotique des Ukrainiens étaient indéniables. Cependant, ces derniers mois, cette motivation s’est fortement
érodée. Si les sondages indiquent encore un soutien majoritaire à la poursuite des combats, l’engagement personnel dans l’effort de guerre s’amenuise. Les volontaires sont désormais de plus en
plus rares, et la majorité des nouveaux soldats est mobilisée sous la contrainte. La difficulté pour le gouvernement d’abaisser l’âge de la conscription témoigne d’un possible seuil critique
d’acceptabilité au sein de la population. En parallèle, le taux de désertion atteint des niveaux préoccupants, accentuant encore l’incertitude sur la capacité du pays à soutenir un effort de
guerre prolongé.
L’année 2024 s’est donc révélée encore plus difficile que 2023 pour l’armée ukrainienne, malgré l’offensive surprise menée dans la région de Koursk. Face à la
pression constante de l’avancée russe, elle subit une érosion progressive qui fragilise chaque jour un peu plus sa capacité de résistance. D’un point de vue strictement militaire, aucun facteur
ne semble en mesure d’inverser radicalement la situation à court terme. Sauf événement majeur, le rapport de force actuel devrait perdurer jusqu’à un éventuel cessez-le-feu.
L’ARMÉE RUSSE
Malgré des pertes, que les autorités de Kiev annoncent massives – entre 300 000 et 350 000 morts et 600 000 à 700 000 blessés définitifs –,
l’armée russe maintient une pression constante sur l’ensemble du front. Depuis août, ses avancées se sont accélérées, bien qu’elles ne soient pas fulgurantes.
La Russie ne semble pas rencontrer de difficultés majeures pour renouveler ses effectifs, même si le rythme de recrutement est inférieur aux attentes. En 2024,
427 000 nouveaux soldats[6] auraient été enrôlés, selon le ministère russe de la Défense, avec une prime d’engagement moyenne de 6 000 dollars. Malgré des pertes évaluées par Kiev à
30 000 hommes par mois, les effectifs globaux continuent d’augmenter et de nouvelles unités sont régulièrement créées, ce qui incite à relativiser les chiffres annoncés par les
Ukrainiens.
D’un point de vue industriel, la production militaire russe progresse, certes moins vite que les besoins réels, notamment à cause d’un manque de main-d’œuvre et des
délais nécessaires à l’ouverture de nouvelles lignes de production. Toutefois, le soutien de l’Iran et de la Corée du Nord permet à la Russie de préserver un approvisionnement suffisant en
munitions et en matériel.
Contrairement à l’Ukraine, l’armée russe conserve l’essentiel de ses forces, même si ses stocks de matériels d’avant-guerre commencent à s’épuiser.
Forces de l’armée russe
– Capacités globales. Les
forces armées russes disposent de presque toutes les capacités militaires d’une grande puissance, avec du matériel globalement performant[7] : aviation de chasse, bombardiers stratégiques, hélicoptères de combat, missiles, défense antiaérienne, force terrestre blindée, artillerie, flotte de surface, flotte
sous-marine… Malgré les pertes qu’elle a subies, l’armée russe possède toujours et encore des capacités militaires bien supérieures à celles de l’Ukraine.
– Une industrie de l’armement
souveraine. La Russie assure une production nationale pour la grande majorité de son matériel militaire, limitant ainsi sa dépendance aux importations. Bien que certains
composants proviennent de fournisseurs occidentaux, cette dépendance diminue progressivement grâce à une substitution par des productions locales ou par des alternatives chinoises[8]. Malgré les sanctions occidentales, la production d’armements modernes a continué de croître en 2024. Cela concerne notamment les missiles Iskander, Kalibr, KH-101 et KH-47, ainsi
que les drones, l’aéronautique militaire, les blindés et les munitions. Par ailleurs, la Russie peut toujours compter sur ses alliés pour lui fournir des munitions (Corée du Nord, Iran) et
certains composants essentiels (Chine, Indonésie, Inde), consolidant ainsi sa capacité de production militaire.
– Une logistique largement
renforcée. Autrefois considérée comme un point faible de l’armée russe, la logistique a su s’adapter et se solidifier au fil du conflit. Bien que cet aspect soit moins spectaculaire
et rarement mis en avant dans les médias, il demeure essentiel pour soutenir un engagement de longue durée. Malgré une rigidité initiale, la chaîne logistique russe s’est progressivement ajustée
aux réalités du terrain. Les frappes en profondeur menées par l’Ukraine n’ont pas réussi à désorganiser l’approvisionnement, preuve d’une résilience accrue. Par ailleurs, la progression lente du
front facilite en partie cette gestion, permettant une organisation plus efficace et mieux maîtrisée.
– Une armée homogène. Si
l’armée russe ne s’est pas distinguée par un niveau tactique remarquable au début du conflit — hormis ses troupes aéroportées, son infanterie de marine et ses forces spéciales — la situation a
considérablement évolué après trois années de guerre. Grâce à l’expérience acquise sur le terrain, l’état-major a su capitaliser sur les compétences développées par les soldats pour structurer
une formation plus rigoureuse et améliorer l’encadrement des nouvelles recrues. Aujourd’hui, chaque soldat reçoit, selon sa spécialité, entre 3 et 6 mois de formation, sous la supervision de
vétérans aguerris. Bien que l’armée russe ne soit pas devenue exceptionnelle, elle est désormais bien plus homogène et cohérente que celle de son adversaire. Cette solidité organisationnelle lui
permet d’être moins vulnérable aux défaillances majeures et d’afficher un gain global en compétence par rapport à 2022.
– Une autonomie énergétique. En
tant que grand producteur de pétrole et de gaz, la Russie bénéficie d’une indépendance énergétique qui lui permet de soutenir son industrie et d’approvisionner ses forces armées sans rupture
majeure. Malgré les frappes ukrainiennes ciblant les raffineries et les dépôts pétroliers, l’impact reste principalement économique. La baisse de production, estimée entre 10% et 15%, reste
insuffisante pour entraver les opérations militaires de manière significative. On l’oublie souvent, mais l’autonomie énergétique est un facteur clé pour la capacité d’un État à mener un conflit
prolongé. À ce titre, la Russie conserve un avantage stratégique majeur.
– Une dissuasion nucléaire
puissante : le fait que la Russie soit une des deux plus importantes puissances nucléaires au monde a un impact direct sur les soutiens dont peut bénéficier l’Ukraine. Il
est probable que, si la Russie n’avait pas été une puissance atomique, les pays occidentaux se seraient engagés bien plus directement aux côtés de Kiev.
Faiblesses de l’armée russe
– Une tructure de commandement qui
s’assouplit mais reste verticale. L’armée russe a su s’adapter aux spécificités du conflit, certes moins rapidement et avec moins de flexibilité que son adversaire, mais en adoptant
une approche militaire cohérente et méthodique. Contrairement à l’Ukraine, où les décisions stratégiques sont fortement influencées par des considérations politiques et médiatiques, la Russie
privilégie une conduite strictement militaire des opérations. Peu de coups d’éclat médiatiques, mais une progression méthodique vers des objectifs définis.
Sa structure de commandement reste encore rigide et centralisée, ce qui limite la réactivité des forces sur le terrain. Toutefois, une évolution notable est en
cours :
– Les unités mixent les soldats expérimentés et les recrues récentes, favorisant la transmission des compétences.
– Un véritable travail d’analyse et de retour d’expérience est effectué, avec de nombreuses publications diffusées librement, ce qui peut apparaître surprenant en
temps de guerre.
Cependant, l’encadrement subalterne demeure insuffisant, notamment au niveau des sous-officiers, mais des efforts sont visibles.
Ainsi, si la rigidité initiale du commandement russe semblait être un handicap au début du conflit, son adaptation progressive lui confère aujourd’hui une meilleure
efficacité et une meilleure cohérence face à un commandement ukrainien plus politique.
– Une économie résiliente mais qui
souffre. Il est indéniable que l’économie russe souffre, car les trois années de guerre de haute intensité ont eu un impact significatif, avec ou sans sanctions. Si ces
dernières accentuent les difficultés, elles n’en sont pas la cause principale.
Certains experts occidentaux annoncent un effondrement imminent de l’économie russe, pointant du doigt : une surchauffe économique, une forte inflation, des taux
d’intérêt très élevés et une baisse des réserves monétaires. Selon eux, 2025 marquerait un tournant, avec une explosion des faillites d’entreprises et un chômage massif. Ils en font un argument
clé en faveur de la poursuite de la guerre, en misant sur un effondrement spontané de la Russie.
Cependant, il est essentiel de rappeler qu’attendre l’effondrement de son adversaire ne constitue pas une stratégie en soi. Ce phénomène échappe largement au
contrôle occidental et reste incertain. C’est d’autant plus vrai que l’économie russe continue de s’adapter : malgré un manque de main-d’œuvre entraînant une hausse des salaires, la production
industrielle progresse, augmentant sa part dans le PIB national. La dépendance aux produits occidentaux diminue progressivement et la croissance économique reste une réalité, malgré les tensions.
Selon les indicateurs analysés, l’évaluation de la situation peut varier considérablement. Si l’économie russe souffre, elle s’adapte et évolue, rendant tout scénario d’effondrement loin d’être
une fatalité.
– De moins en moins de matériel
récent. Si la production russe de blindés et d’équipements militaires augmente, elle peine toujours à compenser pleinement les pertes subies. Jusqu’à présent, la Russie a pu
maintenir un équilibre en déstockant massivement ses réserves. Mais ces dernières ne sont pas infinies.
En 2024, l’armée russe a reçu entre 1 200 et 1 500 chars de combat, dont 300 à 350 unités neuves (60 à 80 T-90M, environ 200 T-72B3M, quelques dizaines de T-80BVM).
Le reste provient des stocks, comprenant les blindés anciens remis en état ainsi que les chars endommagés puis réparés.
À mesure que les capacités de déstockage s’amenuisent, les équipes chargées de la remise en état seront probablement réorientées vers la réparation des véhicules
endommagés et l’augmentation de la production neuve. Ainsi, la baisse progressive des stocks pourrait être compensée, au moins en partie, par une meilleure régénération du parc blindé. Toutefois,
2025 pourrait marquer une diminution du nombre de blindés livrés. Cela étant dit, l’Ukraine ne dispose pas de la même capacité d’approvisionnement. Même avec une baisse de cadence, la Russie
conservera un net avantage en volume de blindés produits et remis en service. Aucune inversion du rapport de force n’est donc à prévoir dans ce domaine.
– Une armée qui ne peut pas faire beaucoup
plus. C’était déjà le cas l’année dernière. L’armée russe est contrainte dans sa montée en puissance, autant par les limites de la production militaire que par le rythme du
recrutement sans passer par la mobilisation. L’armée russe grossit, mais lentement. Toutefois sa dynamique est positive contrairement à celle de son adversaire. Surtout bien qu’elle ne soit pas
un modèle de professionnalisme ni d’excellence tactique elle a considérablement progressé depuis 2022. Elle est désormais bien plus redoutable et fait preuve d’une grande résilience sur la durée.
Sur le plan strictement militaire, son potentiel continue de croître, même si cette évolution ne se traduit pas par une mise en avant de matériel moderne.
*
Militairement, l’année 2024 a largement tourné à l’avantage de la Russie, malgré l’offensive ukrainienne sur Koursk. Cependant, il convient de relativiser cette
domination, car elle s’inscrit dans une comparaison avec un adversaire en grande difficulté. La Russie a subi d’importantes pertes en hommes et en matériel, ce qui affecte inévitablement son
armée. Néanmoins, ces pertes restent proportionnellement plus supportables que celles de l’Ukraine, ce qui lui confère un avantage relatif.
L’année 2025 ne devrait pas apporter de bouleversements majeurs sur le plan militaire. L’Ukraine continuera à subir une usure progressive de son outil militaire et
ne semble pas en mesure de résoudre sa crise des ressources humaines. Sans un renforcement significatif de ses effectifs, elle ne pourra pas modifier fondamentalement le cours du conflit, quelles
que soient les aides militaires reçues. Une nouvelle tentative d’incursion sur une portion de territoire russe peu défendue reste possible, mais son efficacité serait aussi limitée que
l’opération sur Koursk. Une telle offensive entraînerait immédiatement des pertes territoriales dans le Donbass, mais pourrait être la seule manière pour Kiev de revendiquer une victoire
symbolique.
Les frappes ukrainiennes en profondeur sur le territoire russe devraient se poursuivre et probablement s’intensifier, notamment contre le secteur pétrolier où elles
s’avèrent particulièrement efficaces en raison de la vulnérabilité des infrastructures. De son côté, la Russie continuera d’exercer une pression constante sur l’ensemble du front et exploitera
toutes les failles dans la défense ukrainienne pour progresser lentement. Ses frappes en profondeur contre les infrastructures énergétiques et industrielles ukrainiennes, ainsi que contre les
dépôts de munitions, devraient également se poursuivre.
L’année 2025 devrait ainsi être la continuité de 2024, jusqu’à un éventuel cessez-le-feu, de plus en plus évoqué. Cette perspective complique la mobilisation de
nouveaux volontaires en Ukraine, car il est difficile d’accepter l’idée d’être l’une des dernières victimes d’un conflit en voie de conclusion. À moins d’un effondrement politique ou économique
de l’un des deux camps — scénario toujours envisageable mais difficile à prévoir —, aucune évolution majeure ne semble en mesure d’inverser la dynamique actuelle sur le front.