Premiers enseignements géopolitiques de la guerre en Ukraine
Le 20/06/2022.
Billet du lundi rédigé par le Général (2s) Jean Bernard Pinatel, Vice – Président de Geopragma.
La guerre en Ukraine marque-t-elle un simple tournant ou une rupture géopolitique à dimension mondiale depuis la fin de l’URSS ?
Le but de cette analyse est d’effectuer un premier recensement, non exhaustif, des conséquences de la guerre en Ukraine sur la situation géopolitique mondiale et
d’ouvrir le débat sur cette question essentielle.
L’Occident face à un nouvel et inéluctable
échec militaire
Comme je l’affirmais dans mes posts et mes interventions médiatiques depuis la fin du premier mois de guerre où pratiquement toute l’aviation ukrainienne avait été
éliminée du ciel, « on ne peut pas gagner une guerre
de haute intensité avec seulement des chars et des canons, si votre adversaire bénéficie de la maitrise absolue du ciel avec ses avions et ses missiles sol-sol».
Cette conviction interdite d’expression dans les médias français, gagne les pays anglo-saxons qui disposent d’une presse libre et de journalistes qui font leur travail d’investigation. Ainsi, The
Telegraph le 26 Mai titrait : “Putin could be able to pull off a shock
triumph”.
Après trois mois de guerre dans laquelle, selon le Président Zélinsky, 20 000 soldats ukrainiens sont mis hors de combat chaque mois[1] et plusieurs volets de sanctions économiques, force est de constater que la Russie poursuit son offensive tout en honorant jusqu’à une date récente tous ses contrats
pétroliers et gaziers, et encaissant environ 1 milliard de dollars par jour alors que la guerre lui couterait suivant des évaluations finlandaises 850 millions par jour.
L’intensification de l’offensive russe pose la question de l’efficacité des sanctions occidentales au moment où l’effet boomerang qu’elles ont sur nos économies
commence à lézarder le front anti-russe[2] car l’alternative américaine d’importation de gaz liquéfié vient de se tarir pour au moins six mois, suite à un incendie dans la principale usine au Texas, ce qui obère
la production américaine de 17%.
Face à cette situation, les appels de plus en plus pressants du Président Ukrainien et les prises de positions des « jusqu’aux boutistes », dont le Président
français fait partie[3] : « je souhaite que l’Ukraine
l’emporte », entrainent une montée en gamme des livraisons d’armes tout en continuant de faire croire à leurs opinions publiques que cela peut changer l’inexorable issue de cette
guerre. Pourtant
l’encouragement à la poursuite de la guerre est criminel pour le peuple et les soldats ukrainiens. C’est tout aussi inconséquent pour nos économies et donc pour le niveau de vie des français et
des européens.
En effet pour répondre à des livraisons massives de matériel militaire qui vont causer des pertes à la population russe du Donetsk et aux soldats de l’opération
spéciale, Poutine vient de commencer à fermer les robinets des gazoducs sans grande conséquence pour la Russie, l’explosion des prix qui en résulte compensant la perte de revenus liée à la
diminution des volumes de livraison.
Malheureusement la diminution des quantités de gaz fournies entrainera une hausse de l’inflation à l’Ouest, voire obligera des industriels à fermer leurs usines,
condamnant l’économie européenne à une croissance négative.
L’inefficacité des sanctions économiques à
nouveau mise en lumière
Les responsables politiques comme Bruno Lemaire qui veulent : « livrer une guerre économique et
financière totale à la Russie », dans l’objectif assumé de « provoquer l’effondrement de
l’économie russe », oublient ou ne savent pas que les sanctions économiques, outil classique des mesures de rétorsion des États démocratiques contre ceux qui ne le sont pas, n’ont
jamais eu l’efficacité attendue. Le recours à ce type d’instrument qui s’est accéléré au cours des années 1990, à l’initiative d’États ou du Conseil de sécurité de l’ONU n’a jamais réussi à
constituer un substitut à des mesures plus difficiles à faire accepter par les citoyens et à mettre en œuvre comme l’intervention militaire.
Pour l’ancien Président de la République Frederik Willem de Klerk[4], prix Nobel de la Paix, les sanctions prises à l’encontre de l’Afrique du Sud visant à faire stopper le régime d’apartheid ont eu des conséquences inverses:
–le Parti National au pouvoir a mis à profit
la pression internationale et les sanctions pour rallier les électeurs et renforcer sa mainmise sur le pouvoir ;
– les sanctions infligées en 1970 par l’OPEP encouragent l’Afrique du Sud à mettre au point un processus pour produire du pétrole à partir du charbon ;
– l’embargo sur les armes prononcé en 1963 par le Conseil de sécurité va forcer l’Afrique du Sud à développer sa propre industrie d’armement qui a atteint à la fin des années 60 le sixième rang
mondial ;
– le désinvestissement des sociétés étrangères comme général Motors permet à la direction blanche d’Afrique du Sud de racheter la société à un prix bradé. Rebaptisée Delta Motors elle continue de
produire les mêmes automobiles et dégage des profits qui restent tous en Afrique du Sud.
De même, les sanctions occidentales prises après l’annexion de la Crimée « ont poussé Moscou à revoir son intégration
dans l’économie mondiale », explique Richard Connolly[5], spécialiste de l’économie russe à l’université britannique de Birmingham, et « Elles ont déclenché un virage net vers
un recours accru aux ressources domestiques – une russification de l’économie –, et vers une politique économique étrangère cherchant à élargir les relations avec les nations non occidentales.
Dès lors, l’ensemble des politiques économiques ont été pensées sous le prisme de la sécurité et l’autonomie », ajoute M. Connolly, avec un objectif clair : permettre au pays de tenir face à des
sanctions futures. Pour réduire sa dépendance aux créanciers étrangers, la Russie a limité sa dette publique (17,9 % du PIB en 2021) et accumulé d’importantes réserves extérieures,
en limitant son exposition au dollar. Elle a bâti son propre système de communication financière, le SPFS (« système de transfert de messages financiers »), concurrent du réseau
occidental Swift.
La Russie a aussi renforcé son industrie agricole, afin de devenir autosuffisant en matières premières alimentaires clés. « C’est probablement le plus grand
succès de la russification », estime Richard Connolly. À cet égard, l’année 2018 a marqué un tournant, avec des exportations agricoles excédant d’un bon tiers les ventes d’armes
(15,6 milliards de dollars), source traditionnelle de revenus pour la Fédération de Russie, après les recettes d’hydrocarbures. Le développement des exportations de produits alimentaires est
devenu une priorité avec un objectif de 45 milliards de dollars à l’horizon 2024. Cet objectif est en voie de réalisation, si l’on considère les progrès enregistrés en 2019 (25 milliards de
dollars), puis 2020 (30,7 milliards de dollars), année-charnière qui a vu la Russie devenir exportateur net. En matière d’énergie, Moscou a déployé des moyens pour produire ses propres
technologies destinées à l’industrie pétrolière et gazière, afin de ne plus acheter celles de BP ou de Shell. En revanche en matière de technologies le résultat est mitigé, ce qui a renforcé sa
dépendance à la Chine qui aujourd’hui n’a plus besoin de l’Occident pour être à la pointe de toutes les technologies en particulier le domaine du numérique.
Plus largement une étude non exhaustive de la Yale School of Management[6] listant 1342 entreprises étrangères ayant investi en Russie relativise l’isolement économique et technologique que subit à l’heure actuelle la Russie. Seulement 327
entreprises (24%) ont stoppé leurs engagements russes ou quittent la Russie. Ce sont essentiellement des entreprises anglo-saxonnes et de l’Europe du Nord. Dans cette liste figurent seulement 22
entreprises allemandes[7] et 7 entreprises françaises[8]. Les autres se répartissent ainsi : 247 « business as usual », 130 ont seulement suspendu leurs investissements, 638 ont réduit leurs activités pour
différentes raisons tout en laissant l’option d’un retour à la normale ouverte. Il est évident que beaucoup espèrent une fin de l’offensive russe qui ferait sortir l’Ukraine de l’actualité et
leur permettrait de reprendre leurs activités .
La fin de 30 ans de suprématie occidentale
sur le monde
Pour de nombreux analystes et dirigeants
mondiaux il devient clair que la guerre en Ukraine marque la fin de 30 ans de suprématie mondiale des États-Unis et de l’Occident en général. Certes, la croyance établie après la
chute de l’URSS de l’universalité des valeurs occidentales dont la démocratie et les droits de l’homme sont les piliers, avait déjà été fortement atteinte par les échecs américains en
Afghanistan et en Irak. Après des premiers succès militaires incontestables, l’occupation de ces pays pour y imposer la démocratie a entrainé des conséquences dramatiques pour les populations et
a suscité un tel rejet qu’il a favorisé le développement de l’islamisme. D’abord, après la première guerre du Golfe, c’est la création d’Al-Qaida par Ben Laden, imprégné de l’idéologie la plus
radicale des Frères Musulmans, opposé comme beaucoup d’Imams saoudiens à la venue sur la terre sacrée de l’Islam de 500 000 soldats infidèles pour reconquérir le Koweït. Puis le développement
d’une tendance encore plus radicale d’obédience wahhabite, l’État islamique, conséquence de l’occupation de l’Irak par l’Armée américaine entre 2003 et 2011 ainsi que les retours des Talibans au
pouvoir à Kaboul, islamistes nationalistes et non internationalistes comme Al Qaïda et l’IE.
L’agression russe et les sanctions économiques que veulent imposer les occidentaux ont confirmé de façon éclatante ce que les échecs américains des dernières années
avaient mis en avant. En effet, lorsqu’on liste les pays qui se sont abstenus de voter les sanctions contre la Russie (voir carte), on constate qu’ils représentent environ 70% de la
population et de la superficie des terres émergées mondiales.
En particulier tous les pays à majorité de musulmans se sont abstenus ou ont voté contre tandis que neuf pays du continent africain ont voté contre et 22 se sont
abstenus, dont le Nigeria.
Si l’on est optimiste comme Hubert Védrine, on minimise cette réalité en parlant de « non-alignement ». Mais c’est faire fi de la compétition entre la Chine et les
Etats-Unis pour la suprématie mondiale. A mon avis, on voit plutôt se dessiner ce que les géopoliticiens du XXème siècle[9] avaient théorisé : la lutte pour la suprématie mondiale entre l’Heartland et le Rimland.
Parmi les pays abstentionnistes l’Inde et la Chine.
L’Inde a un impératif stratégique de ménager la Russie face à son bras de fer avec la Chine qui désormais contrôle le Pakistan. Moscou peut l’aider à éviter qu’avec
l’aide de la Chine, le Pakistan, son ennemi irrédent, dispose en Afghanistan de la profondeur stratégique qui lui manque.
Vis-à-vis de la Chine, la Russie dispose d’atouts très importants outre ses matières premières et son énergie. La Russie exerce en effet un contrôle plus ou moins
total sur trois des axes de son projet BRI[10]. C’est ce que souligne Rebecca Fabrizi, Associate Director of the
Australian Centre on China in the World of the National Autralian University: “Russia also needs to ensure that China
does not block its resurgence while its poor relations with the US and EU create a serious risk of isolation. China needs Russia to cooperate if its One Belt One Road initiative, putting China at
the centre of Eurasian power, is to succeed. This mutual interest has supported their economic relationship, although it seems unlikely that China will ever supplant Europe as an economic partner
for Russia[11]”.
Eléments de Prospective
D’ici la fin de l’été Poutine aura atteint ses objectifs : le contrôle total du Donetsk, de la province de Marioupol et de la région de Kherson. À moins d’un
effondrement de la résistance ukrainienne, il n’a pas, d’après moi, les moyens militaires de poursuivre jusqu’à Odessa. Les forces russes s’organiseront alors en position défensive et des
référendums seront organisés pour établir des républiques autonomes rattachées à la Fédération de Russie. Comme Hubert Védrine, je pense que s’il y a une ouverture de négociations, elles se
limiteront à organiser l’échange de prisonniers et à régler des questions humanitaires et logistiques aux limites des nouvelles frontières comme l’exportation de céréales. Car la Russie
n’acceptera pas de restituer les territoires conquis quels que soient les avantages qu’on lui ferait miroiter. Une situation de « non-guerre armée » s’établira comme celle qui a existé au Donbass
depuis 2014
Les occidentaux accepteront de facto cette situation car la Russie est une puissance nucléaire et n’hésitera pas à faire un usage de cette arme de terreur en signe
d’ultime avertissement si dans quelques années l’Ukraine aidée de l’OTAN se lançait dans une guerre de reconquête. C’est cette situation qui prévaut en Corée depuis 70 ans et qui se pérennise, la
Corée du Nord ayant accédé depuis à la puissance nucléaire.
Est-ce que cette défaite de l’Occident ouvrira les yeux des dirigeants européens sur leur soumission aux USA qui les a conduit à ne pas prendre en compte les
exigences de sécurité de la Russie. Rien n’est moins sûr l’Atlantisme étant fortement entré dans la tête de nos dirigeants ce qui faisait déjà dire, il y a soixante ans, au Général de
Gaulle[12] :
« Le grand problème,
maintenant que l’affaire d’Algérie est réglée, c’est l’impérialisme américain. Le problème est en nous, parmi nos couches dirigeantes, parmi celles des pays voisins. Il est dans les têtes.
»
Pour l’Europe, aller vers une confrontation de plus en plus risquée avec la Russie ou une acceptation des exigences de Moscou concernant sa sécurité dépendra au
final de l’évolution du rapport de forces politiques en Allemagne.
En effet, l’approbation de l’opinion publique concernant la participation de l’Allemagne au soutien de l’Ukraine s’érode plus rapidement que dans les autres pays de
l’UE. Alors qu’en mars 2022, 80% des Allemands approuvaient les sanctions économiques et financières contre la Russie, ils ne sont plus que 74% en mai. Sur la fourniture d’armes à l’Ukraine la
baisse de l’adhésion est encore plus importante. Entre mars et mai elle a chuté de 9 points (66% vs 57%) plaçant l’Allemagne à la dernière place des pays européens.
Une fois encore ce n’est pas malheureusement la voix de la France qui, dans les cinq prochaines années, décidera de l’avenir de l’Europe et de ses rapports avec la
Russie, mais celle de l’Allemagne, où le pouvoir politique est plus à l’écoute des intérêts économiques de ses entreprises et de ses citoyens.
En conclusion, Il faut espérer que la raison l’emportera sur la folie guerrière et qu’au lieu de se lancer dans le financement d’une course aux armements
qui profitera majoritairement à l’industrie d’armement américain, l’Europe mobilisera ses efforts et ses financements pour développer une énergie non carbonée qui est la seule voie possible pour
limiter le changement climatique dans des limites supportables par la majorité des habitants de notre planète.
[1] 100 morts et 500 blessés par jour, évaluation probablement sous-évaluée
[7] BASF, Deutch Telekon, Henkel, Siemens la plupart des autres arrêtent leurs exportations vers la Russie
[8] Atos, Deezer, l’Occitane, Publicis, Schneider Electric, Société Générale, Sodexo
[9] Le Britannique Halford Mackinder (1861-1947) : Qui règne sur l’Europe orientale règne sur la terre centrale. Qui règne sur la terre centrale règne sur
l’île mondiale. Qui règne sur l’île mondiale règne sur le monde L’américain Nicholas
Spykman (1893-1943) : Celui qui domine le Rimland domine l’Eurasie. Celui
qui domine l’Eurasie tient le destin du monde entre ses mains ».
[10] L’axe Kazasthan, Moscou, Pologne vers l’Europe du Nord ; l’axe des anciennes routes de la Soie qui aboutissent à l’Iran et à l’Europe du Sud via la
Turquie ;
[12] Cet extrait est tiré du tome 2 de l’ouvrage
C’était de Gaulle, d’Alain Peyrefitte, paru en 1997 chez Fayard (Editions de Fallois), page 17
Dialogue Franco-Russe : « Nouvelle configuration géopolitique » avec Caroline Galactéros.
Ce jeudi16 juin 2022, Caroline Galactéros était l’invitée du Dialogue Franco – Russe, en compagnie de David
Baverez, auteur de »Chine – Europe: Le Grand tournant » et Mériadec Raffray, grand reporteur et spécialiste des questions de défense. L’occasion pour la Fondatrice et Présidente de
Geopragma de débattre avec les intervenants présents, de la « Nouvelle configuration géopolitique mondiale ».
Ukraine : La guerre sans contact entre les Etats-Unis et la Russie – Les risques d’une escalade.
Billet du lundi de Jean-Bernard Pinatel, Général (2s), Vice-président et membre fondateur de Geopragma.
Depuis la victoire de l’Occident sur l’URSS, les Etats-Unis et plus généralement les anglo-saxons se considèrent comme la seule superpuissance et le camp du bien. Sous-l’influence d’une pensée
néoconservatrice, ils ont voulu exporter la démocratie au besoin par la guerre ou la manipulation des opinions via des ONG comme celles de Soros[1] en
sous-estimant l’histoire et la culture des peuples dont ils voulaient modifier la gouvernance. Afghanistan, Kosovo, Irak mais aussi sur les autres continents durant ces 30 dernières années, après
des succès initiaux foudroyants grâce à leur écrasante supériorité technologique ou à l’efficacité des réseaux de soft power qu’ils mettaient en place, ils ont contribué au développement de
l’islam radical qui gangrène les 2 milliards de fidèles de cette religion dans le monde et dont ils s’étaient servi avec succès contre les soviétiques durant la guerre froide mais dont ils
sous-estiment toujours la dangerosité « civilisationnelle » même après le 9/11. Ils n’ont pas perçu
ou tiré les leçons du ressentiment profond des peuples et des dirigeants souvent corrompus qu’ils plaçaient à la tête des institutions nouvelles dont ils « conseillaient » l’élaboration et ont contribué à amplifier
le chaos en Asie centrale et au Moyen-Orient. Ils ont détruit l’influence des organisations multilatérales comme l’ONU qu’ils avaient créées à la fin de la seconde guerre mondiale. Ils ont
sous-estimé jusqu’à une période récente la montée en puissance de la Chine, profitant de son ouverture au capitalisme pour fabriquer à bas coût les produits de grande consommation que leurs
citoyens importaient massivement. En Europe, ils n’ont pas respecté les efforts de la France et de l’Allemagne et les accords de Minsk2 qu’elles avaient signés pour résoudre la crise qui oppose
la Russie, les minorités russes vivant en Ukraine et à Kiev.
A la fois cette surpuissance et cette cécité à ne pas percevoir leur perte d’influence mondiale a éclaté aux yeux du monde avec l’agression caractérisée de la Russie en Ukraine lorsque les
représentants de 70% de la population et de la superficie des terres émergées mondiales se sont abstenus ou même ont voté contre : les BRICS se sont abstenus, tous les pays à majorité
de musulmans se sont abstenus ou ont voté contre ; neuf pays du continent africain ont voté contre les sanctions et 22 se sont abstenus, dont le Nigeria.
Huit mois après le début de « l’opération
spéciale » lancée par Vladimir Poutine en Ukraine, et que je condamne, de nombreux observateurs considèrent qu’elle est devenue une guerre entre la Russie et les Etats-Unis menée par
l’Ukraine, soutenue par l’OTAN et plusieurs pays européens dont la France tout en étant étroitement contrôlée depuis Washington.
Le but de ce billet est, en analysant les conséquences des actions militaires des Etats-Unis sur la doctrine militaire de la Russie, d’évaluer les risques d’une escalade de ce conflit et ainsi de
montrer que nous devrions agir pour sa désescalade et un cessez-le-feu au lieu de l’alimenter et de marcher vers la guerre nucléaire comme des somnambules.
La « guerre sans contact « et les conséquences sur la
modernisation de l’armée russe.
La « guerre sans contact » est un concept qui a vu le
jour en Russie à la suite de l’analyse faite par les militaires russes de la guerre du Kosovo, opération militaire de l’OTAN, purement aérienne qui a commencé le 24 mars 1999, sur les sites
politiques, administratifs et économiques serbes et qui, en 78 jours, a fait plier le régime de Milosevic. Cette opération menée sans mandat de l’ONU a été perçue comme une humiliation militaire
et diplomatique de la Russie.
Le major-général Slipchenko a théorisé ce succès américain sous ce vocable qu’il a explicité ainsi : « les guerres sans contact sont caractérisées par la capacité de
l’agresseur de priver n’importe quel pays dans n’importe quelle région de son économie. L’agresseur atteint ce résultat à l’aide d’attaques prolongées et de haute précision en utilisant des armes
conventionnelles, sans devoir franchir les frontières terrestres et maritimes de l’adversaire ».
Cette prise de conscience a eu des conséquences très importantes sur les priorités de l’effort de modernisation des forces armées russes entrepris sous la direction de Vladimir Poutine et qui
s’est prolongé dans l’autonomisation de l’économie russe à partir de 2014.
Dans le domaine militaire, l’effort de modernisation a porté sur les forces nucléaires seul moyen de sanctuariser le territoire de la Fédération (35 fois plus grand que celui de la France), sur
la lutte aérienne et anti-aérienne pour être capable de mener, à l’image des Etats-Unis, des guerres sans contact. Ainsi les russes ont les meilleures armes anti-aériennes du monde, les S-400
dont la Turquie d’Erdogan s’est équipée au grand dam du Congrès américain et de nouveaux chasseurs de supériorité aérienne : Sukhoi Su-57 Felon en service depuis 2021, équipés du
missiles hypersoniques Kh-47M Killjoy[2] et le Su-34
d’appui au sol disposant de missiles guidés par satellites mais aussi toute une panoplie de missiles sol-sol.
Les grandes oubliées de cette modernisation furent les forces terrestres qui sont encore aujourd’hui majoritairement équipées des matériels des années 1980-90. Leur modernisation n’a commencé que
récemment et les matériels de nouvelle génération comme le char Le T-14 Armata sont moins d’une centaine à être déployés dans les forces armées, les premiers exemplaires présentant
encore certaines faiblesses soulignées[3] par Marc
Chassillan, ingénieur d’armement, dans la revue Défense nationaleno 648, 12 mai 2015.
C’est pour cette raison que j’ai affirmé dès le début de l’offensive que la Russie n’avait pas les moyens de s’emparer de Kiev et probablement d’Odessa au moment même où tous les commentateurs
s’interrogeaient sur le mode : « et après ?
A qui le tour après la conquête de l’Ukraine ? ».
Un guerre pilotée rênes courtes depuis
Washington
Je ne reviendrai pas ici sur le non-respect par Etats-Unis et l’Ukraine des accords de Minsk2 et la façon honteuse dont les dirigeants allemands et français ont fermé les yeux et ont accepté que
leur signature sur un accord international soit bafouée par un pays qui est notre allié.
C’est maintenant un fait établi qui confère à nos deux pays une responsabilité dans le déclenchement de ce conflit qui, pour l’histoire, restera une agression militaire de la Russie mais qui sera
probablement jugée comme partiellement provoquée alors que les Etats-Unis sont les seuls responsables de la guerre contre l’Irak en 2003 et l’occupation de ce pays jusqu’en 2011, qu’ils ont
réalisées sans mandat de l’ONU, sous le faux prétexte de la possession par Saddam Hussein d’armes de destruction massives et de ses liens supposés avec Al Qaïda. Cette intervention, rappelons-le,
a conduit à plus de 600 000 morts irakiens, à l’émergence de Daech et de ses attentats jusque sur le sol français.
Je veux souligner ici que si cette guerre se passe sans contact direct des forces des Etats-Unis et des forces militaires russes, elle est cependant étroitement dirigée depuis Washington dans le
double but de la faire durer pour affaiblir la Russie et avec effet collatéral l’Europe et éviter une escalade jusqu’aux extrêmes nucléaires.
En voici plusieurs exemples.
Début mars 2002, c’est depuis Washington que Joe Biden répond négativement à la demande pressante de Zélinsky à l’OTAN d’instaurer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de son pays qui aurait
conduit immanquablement à une confrontation directe entre les pilotes des deux plus grandes puissances nucléaires du monde. Autre exemple plus récent, Washington vient de refuser de livrer à
l’Ukraine les missiles à longue portée ATACMS qui seraient capables de frapper le territoire russe en profondeur. Le responsable du congrès a précisé que les Etats-Unis sont en désaccord avec
Kiev sur le fait de frapper des cibles en Russie y compris en Crimée…. On peut penser que Zélinsky est passé outre cet impératif en organisant l’attentat sur le pont de Crimée. Depuis certains
observateurs se demandent quand seront coupés les fils de la marionnette Zélinsky qui montre imprudemment des velléités d’indépendance par rapport à son marionnettiste ?
Rappelons que cette volonté de vouloir tout contrôler depuis Washington est la raison première qui a poussé le Général de Gaulle à quitter l’organisation militaire intégrée. Le 1er janvier 1964
la France était devenue une contributrice majeure de l’OTAN depuis qu’elle avait la capacité opérationnelle de frapper nucléairement le territoire soviétique avec nos mirages IV équipés de
l’AN-11 et ravitaillés en vol par les C-135. Le général de Gaulle considérait qu’elle devait être traitée « singulièrement » et avait proposé que l’OTAN soit dirigé par un directoire
franco-américain ce que Washington avait refusé. Jacques Chirac, dans la ligne gaulliste, avait souhaité en 1995, parlant au nom des chefs d’Etats européens, l’instauration d’une codirection de
l’OTAN. Ces tentatives ont échoué car les Etats-Unis n’acceptent de s’engager militairement de manière permanente en Europe où stationne 45000 de leurs soldats que s’ils maitrisent seul
l’appareil militaire et donc les risques. Cette volonté n’est pas étrangère à la doctrine militaire russe.
Les risques d’escalade nucléaire du conflit
ukrainien.
Après avoir quitté l’armée française en septembre 1989, je travaillais depuis février 1990 en Russie pour le groupe Bull et j’étais devenu l’ami du général Lebed[4] lors de sa
campagne présidentielle de 1996.
Après l’accession de Vladimir Poutine à la présidence du gouvernement de Russie, et après 31 ans dans l’armée française où j’avais étudié et m’étais entrainé sans relâche à combattre
« l’ennemi rouge », j’avais donc suivi avec
intérêt le grand débat que Vladimir Poutine avait lancé le 5 octobre 1999 juste après la fin des frappes de l’OTAN sur les objectifs serbes[5]en publiant deux documents l’un sur « la conception de la sécurité nationale » et
l’autre sur la « doctrine militaire ». Le premier fut validé
sans difficulté le 1er janvier 2020 et l’autre, le 21 avril 2000, après plusieurs débats et amendements.
Le document sur la doctrine militaire précise que la Russie se réserve le droit d’utiliser l’arme nucléaire « pour riposter à une attaque avec des moyens
nucléaires » ce qui est commun à toutes les puissances nucléaires mais aussi « face à une agression à grande échelle avec des moyens classiques s’il
y a une situation critique pour sa sécurité ». Il convient d’ajouter qu’en octobre 1999, deux officiers supérieurs de « l’académie des sciences militaires » ont proposé
« les conditions dans lesquelles l’arme nucléaire dans
sa composante non stratégique[6]» pourrait être employée. Ils suggéraient trois degrés dans l’escalade qui devaient traduire la détermination de la Russie :
Première marche de l’escalade nucléaire « la
démonstration par un emploi minimal et non léthal dans une zone inhabitée afin de prévenir l’adversaire de la détermination de la Russie a en
faire un usage létal »
Deuxième marche : « des frappes limitées sur les forces ennemies pour les
contraindre à la désescalade. »
Troisième marche : « un emploi massif sur le théâtre d’opérations afin de causer des dommages
inacceptables aux forces armées. ».
Conclusion
Nous assistons malheureusement aujourd’hui a une guerre sans contact entre les Etats-Unis et la Russie par Ukraine interposée, contrôlée étroitement de Washington mais qui comporte néanmoins un
risque de dérapage nucléaire, 77 ans après Hiroshima.
Les commentateurs et experts qui se pressent sur les plateaux TV sont trop jeunes pour conserver dans leur esprit un fait stratégique déterminant, révélé durant la guerre
froide lors de la crise des fusées à Cuba : Une puissance nucléaire à une liberté d’action pratiquement totale dans
les régions qu’elle est la seule à considérer comme faisant partie de ses intérêts « essentiels ».
En effet, aucun autre acteur ne voudra courir le risque d’escalade nucléaire dans une région où ses intérêts vitaux ne sont pas directement menacés. C’était hier le cas pour l’URSS lors de la
crise de Cuba en octobre 1962. C’est aujourd’hui le cas pour les Etats-Unis en Ukraine, ce sera demain aussi leur cas pour Taïwan si la Chine se décidait à la conquérir.
Tous les experts de pacotille qui croient que nous pouvons battre la Russie en Ukraine risquent un jour de se réveiller avec un panache nucléaire au-dessus de l’Ile aux serpents qui illustrera
d’un jour nouveau les propos du nouveau commandant en chef de l’opération spéciale russe, le général de Corps d’Armée Sergueï Surovikine, ancien commandant des forces aérospatiales
: « je ne suis plus disposé à sacrifier
des soldats russes dans une guerre de guérilla contre les hordes fanatiques de l’OTAN. Nous avons suffisamment de forces et de moyens techniques pour conduire l’Ukraine à une capitulation
totale. »
Il est plus que temps que la raison l’emporte et que nous œuvrions pour un arrêt des combats.
Mais ne nous berçons pas d’illusion et ne prenons pas nos désirs pour la réalité, l’Ukraine sera définitivement amputée des 4 oblats conquis par la Russie et une situation comme celle qui existe
en Corée depuis 70 ans s’établira en Europe. Ce sera le lourd prix que payera l’Ukraine et les ukrainiens pour avoir élu des présidents qui auront servi les intérêts
américains au lieu de ceux de leurs citoyens et de leur pays.
Cette guerre contre la Russie va ériger un nouveau rideau de fer en Europe et contraint les européens à se détourner de ce pays qui est pourtant proche de nous par les intérêts notamment face à
l’islamisme, la culture, qui a été notre allié lors des deux guerres mondiales et qui est plus complémentaire sur le plan économique que les Etats-Unis.
[2] le Kh-47M2 Kinzhal (en russe : Х-47М2 Кинжал, « dague », nom de rapport de l’OTAN Killjoy) est entré en service en 2017. C’est un missile
aéro-balistique hypersonique russe à capacité nucléaire. Il a une portée revendiquée de plus de 2 000 km, une vitesse de Mach 12 (3,4 km/s, 2,5 mi/s) et une capacité à effectuer des
manœuvres d’évitement à chaque étape de son vol. Il peut transporter des ogives conventionnelles ou nucléaires et peut être lancé à partir de bombardiers Tu-22M3 ou d’intercepteurs
MiG-31K.
[3]: « Le glacis
avant présente une épaisseur de plus de 70 centimètres. Cela forme un bloc composite capable de contrer non seulement les flèches mais aussi les charges creuses de fort diamètre. Il est prolongé par une série de briques réactives horizontales qui protège l’équipage contre les attaques verticales type bombelettes. D’épaisses jupes latérales (composite sur le premier tiers avant, réactive de type Relikt sur le deuxième tiers) couvrent les flancs du châssis et des
grilles statiques anti-RPG (lance-roquettes) prennent le relais à hauteur de la cloison pare-feu du moteur (troisième tiers). La partie inférieure de la pointe avant voit sa protection
améliorée grâce à la présence de la lame d’auto-enfouissement en acier classique des chars russes. La tourelle n’a pas, à l’évidence, fait l’objet des mêmes efforts de protection balistique. Les
capotages qui carènent l’armement et les équipements sont de faible épaisseur, en n’assurant une protection que contre les projectiles de faible calibre. C’est sans doute là une faiblesse
potentielle de l’Armata dans sa configuration actuelle 2015 dont le système d’arme pourrait être neutralisé au moyen de munitions explosives ou de moyen calibre. »
[4] Il existe une filiation entre les parachutistes russes et français. En effet les russes sont les premiers à avoir pensé à utiliser un moyen qui n’était à
ses origines qu’un outil de sécurité en moyen pour mettre au sol des combattants. En 1935 un capitaine de l’armée de l’air française était allé se former en Union soviétique et avait formé en
1937 la première compagnie parachutiste de l’Air qui deviendra le 1er RCP où j’ai servi pendant 6 ans.
[5] La cible proclamée de ces raids était le complexe militaro-industriel serbe et les centres du pouvoir de Slobodan Milošević. Cependant, de nombreux bâtiments non militaires (notamment des usines chimiques, ce qui provoqua de graves problèmes écologiques et sanitaires) ainsi que des
civils furent bombardés. Notamment, le 23 avril 1999, en début de matinée, les avions de l’OTAN bombardent les quartiers généraux et les studios de la Radio-Télévision de l’État serbe (Radio
Televizija Srbije, RTS), en plein centre de Belgrade, tuant au moins seize civils et en blessant grièvement seize autres. Dans la nuit du 7 au 8 mai 1999, des bombardiers
furtifs B-2, arrivés tout droit des États-Unis, larguent trois bombes auto-guidées sur le bâtiment neuf abritant la mission diplomatique chinoise.
[6] Les russes n’emploient pas à juste titre le terme de tactique car même utilisée contre les forces ennemies son impact dépasse le cadre tactique.