COMPTES RENDUS DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ETRANGERES, DE LA DEFENSE ET DES FORCES ARMEES
Mercredi 14 janvier 2015- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -La réunion est ouverte à 10 heuresAudition de M. Bernard Pêcheur, président de la section de l'administration du Conseil d'Etat sur les conclusions de son rapport sur le droit d'association dans les armées.
La commission auditionne M. Bernard Pêcheur, président de la section de l'administration du Conseil
d'Etat, accompagné de M. Alexandre Lallet, maître des requêtes au Conseil d'Etat, sur les conclusions de son rapport sur le droit d'association dans les armées.
M.
Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Bernard Pêcheur, Président de la section de l'administration du Conseil d'Etat, qui a remis,
le 18 décembre dernier, un rapport au président de la République sur « le droit d'association professionnelle des militaires ». Ce rapport a été confié à M. Pêcheur peu de temps après la
publication, le 2 octobre dernier, de deux avis de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) condamnant la France en raison de l'interdiction faite aux militaires de se syndiquer. Il s'agissait
de réaliser une étude sur les conséquences de ces arrêts en droit français et de proposer, le cas échéant, une adaptation du dispositif juridique en vigueur.
Monsieur le Président, nous sommes particulièrement honorés de votre présence aujourd'hui car je crois que c'est
la première fois que vous présentez publiquement votre travail. C'est pour nous un sujet particulièrement sensible dans la mesure où, d'une part, la France a été condamnée, d'autre part, la
perspective de l'introduction du droit syndical dans les armées, alors que celles-ci sont sous tension du fait du nombre d'opérations extérieures engagées et des difficultés budgétaires, suscite des
inquiétudes.
Dans ce contexte, vos propositions, qui sont approfondies et opérationnelles puisqu'elles comportent un
avant-projet de loi, sont particulièrement importantes. Nous discuterons, bien entendu, avec l'exécutif des conclusions qui en seront tirées. Mais il nous importe de connaître votre analyse et la
démarche qui a été la vôtre pour formuler ces propositions à partir de la position exprimée par la CEDH dans ses arrêts.
M. Bernard Pêcheur, président de la section de l'administration du Conseil
d'Etat : C'est un honneur pour mon collègue et moi d'être ici et ce sera effectivement pour
nous la seule occasion - outre, une audition à l'Assemblée nationale - de nous exprimer publiquement sur ce rapport, qui appartient désormais au gouvernement. Ce rapport débute par une
citation tirée du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale de 2013, qui définit les deux fondements de la stratégie de défense et de sécurité de notre pays : « La France
préservera sa souveraineté en se donnant les moyens de l'action et de l'influence ; elle contribuera à la sécurité internationale en inscrivant ses action dans une légitimité nationale et
internationale ». Il se termine également par une citation, tirée du Fil de l'Epée (Charles de Gaulle, 1933) : « Certaine illusion pourrait donner à croire que le rôle des
soldats, si vaste fut-il dans le passé, est en voie de disparaître et que l'univers d'à présent peut enfin se passer d'eux. Une telle théorie, répandue dans une génération dont le destin politique,
social, économique, moral fut précisément réglé à coups de canon, est, par elle-même, assez singulière ». Nous rappelons ainsi que nos armées ont combattu, combattent et combattront et que
notre état du droit traduit cette réalité.
Cette mission m'a été confiée à titre personnel, en tant que conseiller d'Etat et président du Haut Comité
d'évaluation de la Condition militaire, et je l'ai acceptée comme telle, en choisissant moi-même pour m'accompagner dans cette mission mon collègue, M. Alexandre Lallet, maître des requêtes au
Conseil d'Etat. Notre état d'esprit initial était de contester la position de la CEDH. Nous avions alors la conviction qu'il fallait demander le renvoi des arrêts devant la grande Chambre de la
Cour.
Conformément aux recommandations de la commission présidée par M. Renaud Denoix de Saint Marc en 2003,
l'interdiction d'adhésion à des groupements ou associations, prévue au niveau législatif par la loi n° 72-662 du 13 juillet 1972 portant statut général des militaires, avait en effet été débattue et
confirmée en 2005 à l'occasion de l'examen et du vote de la loi de refonte du statut général des militaires (loi n° 2005-270 du 24 mars 2005). Cette loi avait en outre permis des évolutions en
matière de concertation, de participation et de représentation : création d'un Haut Comité d'évaluation de la Condition militaire, développement des commissions participatives et des présidents
de catégorie, qui représentent les militaires dans les unités, adaptation du Conseil supérieur de la fonction militaire et des conseils de la fonction militaire. Par ailleurs, des évolutions étaient
engagées dans la gendarmerie, dont les présidents de personnel sont élus depuis 2010. Nous pensions donc avoir atteint un juste équilibre entre discipline et dialogue.
Enfin, la question était beaucoup plus complexe que la Cour n'avait pu l'appréhender dans son approche, dans la
mesure où nos armées conduisent des opérations militaires à l'extérieur mais aussi sur le territoire national (des gendarmes ayant, rappelons-le, été tués en Guyane dans le cadre de la lutte contre
l'orpaillage). C'est pourquoi il nous est apparu nécessaire de faire dans notre rapport une mise en perspective de l'état du droit et de rappeler dans quelles circonstances il s'est cristallisé, en
rappelant le rôle des armées françaises depuis la Révolution.
Fallait-il demander le renvoi devant la grande Chambre de la Cour? Quelles étaient les chances de succès de
cette démarche et les objectifs poursuivis ? Et que faire si l'on ne le demandait pas ? Cela supposait d'engager une réforme ne conduisant pas à ébranler notre édifice militaire et qui soit
suffisante pour qu'on n'ait pas à y revenir.
Concernant l'idée de demander le renvoi, nous avons changé d'avis par rapport à notre conviction initiale car
nous n'avions aucune chance de gagner. Si nous avions eu une seule chance de l'emporter, nous aurions recommandé le renvoi. Ce n'était pas le cas.
Nous aurions pu faire valoir le manque de clarté de la motivation des arrêts, qui mélange droit d'association et
droit syndical, mais cela ne nous donnait pas un intérêt à agir. En outre, l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales lui-même mêle les
deux notions.
Sur le fond, nous n'avions pas davantage d'espoir de gagner, eu égard à la position qu'avait exprimée la Cour
dans un arrêt de 2008 (CEDH, 12 novembre 2008, Demir et Baykara c/Turquie). Jusqu'alors, sur le fondement de l'article 11§2 de la Convention, la Cour admettait très largement la possibilité de
« restrictions légitimes » à l'exercice du droit d'association. Mais à compter de cet arrêt de 2008, la CEDH a évolué vers une interprétation restrictive de cette notion, les exceptions
devant être justifiées, nécessaires et ne pas porter atteinte à la substance du droit. Les exceptions sont donc de plus en plus limitées et elles ne peuvent affecter les « éléments essentiels de
la liberté syndicale ».
Enfin, nous n'aurions eu aucun soutien de la part des autres Etats. En ce qui concerne le droit dans les Etats
voisins, il faut noter que la Grande-Bretagne interdit le droit syndical mais tolère, sans l'autoriser formellement, l'activité d'une association professionnelle nationale, laBritish Armed Forces Federation (BAFF). L'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Suède admettent le droit syndical mais leurs armées n'assument pas les
mêmes missions que les nôtres. Seule l'Italie est un peu comparable à la France puisqu'elle interdit le droit d'association et le droit syndical, tout comme les Etats-Unis.
Les propositions que nous faisons tiennent compte d'une double nécessité : faire évoluer le droit pour
assurer sa conformité à l'article 11 de la Convention tout en respectant les limites et les principes fixés par la Constitution, notamment la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.
Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 28 novembre 2014, a affirmé le principe de « la nécessaire
libre disposition de la force armée par le pouvoir exécutif ». Il existe donc un chemin étroitement borné, dans lequel s'inscrit la solution que nous proposons. La transposition pure et simple
du droit syndical dans les armées, sans restriction, se heurterait au principe constitutionnel précité ; à l'inverse, son adaptation par des mesures restrictives conduirait à dénaturer le droit
syndical, ce que condamnerait également le Conseil Constitutionnel. Il en serait de même s'agissant du droit de créer des associations régies par le droit commun. D'où notre proposition de créer des
associations sui generis, régies par le code de la défense, et en tant qu'elles n'y sont pas contraires, par la loi de 1901 sur les associations.
Confirmant l'interdiction pour les militaires de créer et d'adhérer à des syndicats, le projet de loi autoriserait
la création d'associations professionnelles nationales de militaires (APNM) dont l'objet serait exclusivement de préserver et promouvoir les intérêts des militaires en ce qui concerne la condition
militaire. Une définition de la condition militaire serait, à cet égard, introduite dans le code de la défense, à l'article L. 4111-1, permettant de délimiter le champ matériel aussi bien des
associations professionnelles de militaires que du Haut Comité d'Evaluation de la Condition militaire et des instances de participation. Les associations professionnelles de militaires seraient
exclusivement nationales. Elles seraient constituées par des militaires d'active et de la réserve opérationnelle, ainsi que par des fonctionnaires détachés dans les forces armées, à l'exclusion des
retraités. Elles seraient ouvertes à tous les grades, ne devraient procéder à aucune discrimination et devraient respecter les principes fondamentaux de l'état militaire et les valeurs de la
République. Leurs sièges sociaux se trouveraient en France. Les ANPM reconnues représentatives auraient des droits particuliers comme celui d'être entendues au niveau national (ministres, chefs
d'états-majors...) ou de siéger dans les conseils d'administration de certains établissements publics tels que la Caisse nationale de sécurité sociale des militaires. Celles représentatives au niveau
interarmées pourraient désigner des représentants au Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) dans la limite d'un tiers, celles représentatives au niveau d'une armée ou d'une formation
rattachée pourraient siéger au Conseil de la fonction militaire (CFM) correspondant. En aucun cas, elles ne pourraient siéger dans les instances locales de participation.
M.
Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie. Il s'agit d'une innovation très importante : un droit d'association spécifique, répondant à un
certain nombre de contraintes, et s'appuyant sur les piliers structurants que vous avez évoqués.
M. Jacques
Gautier. - Je salue votre rapport et vous remercie pour la précision et la liberté de ton de votre présentation. Début octobre, nous avons été nombreux à partager votre
première réaction. Il était donc important que vous puissiez nous faire part de votre analyse et des convictions que vous avez acquises au cours de votre travail.
L'adoption des propositions que vous nous présentez nous mettrait-elle à l'abri d'une nouvelle condamnation par la
Cour européenne ? Serions-nous véritablement protégés par l'institution d'un droit d'association, qui ne serait pas un droit syndical ? Par ailleurs pourquoi préconisez-vous la mise en
oeuvre de la procédure accélérée ?
M. Joël
Guerriau. - La question d'un droit d'association dans l'armée se pose depuis longtemps. Il existe des associations d'anciens officiers et des associations de soutien à
l'armée qui sont autorisées et permettent une expression publique. Je m'interroge sur l'influence, au sein de la Cour européenne des droits de l'homme, de juges issus de pays non directement
concernés par les questions militaires.
Par ailleurs, il y a un risque que les futures associations prennent publiquement la parole, y compris devant les
médias, par exemple pour commenter les propos du chef de l'Etat, s'exprimer sur un engagement extérieur de la France. Comment limiter ce risque ? Il faudra convenir des moyens d'éviter ce genre
de situation.
M. Gaëtan
Gorce. - Au moment où chacun sent bien la nécessité de conforter l'autorité de l'Etat et donc des moyens mis à sa disposition pour assurer sa sécurité, on ne peut que
s'interroger sur les conséquences de cette réforme. Nous devons néanmoins respecter nos engagements et chercher une solution qui prenne en compte ces deux préoccupations. Dès lors, comment concilier
le droit de ces associations de s'exprimer publiquement et leur non-ingérence dans la définition de la politique de défense ?
Mme Nathalie
Goulet. - Les associations locales de militaires retraités nous ont alertés au sujet de ce projet dans la mesure où elles seraient exclues des nouvelles associations
professionnelles. Quelle serait dès lors la place des retraités dans le nouveau dispositif ? Par ailleurs, n'y a-t-il pas un risque que le principe hiérarchique s'impose au sein de ces
associations et réduise à néant le droit d'expression ?
M. Bernard Pêcheur. - La nouvelle loi nous mettra-t-elle à l'abri d'une condamnation ? Nous le pensons. Nous nous sommes entourés
d'un certain nombre d'avis qui ont convergé avec notre analyse. En effet, la convention européenne des droits de l'homme ne distingue pas le droit syndical du droit d'association. Nous pouvons
remplir nos obligations en garantissant la substance du droit prévu par l'article 11 de la Convention, et les moyens d'exercer ce droit, sans pour autant adopter le modèle du droit syndical.
Par ailleurs, plus le consensus sera fort sur ces questions qui touchent à l'identité d'un pays, plus la Cour sera
sensible à la position adoptée par le législateur de ce pays.
M.
Jean-Pierre Raffarin, président. - Ce point est extrêmement important pour nous. Un consensus général donnera de la force à notre position.
M. Bernard Pêcheur. - Pourquoi aller vite ? Depuis le 3 janvier dernier, dès lors que la France n'a pas demandé le renvoi de
l'affaire devant la grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme, la loi, c'est-à-dire l'article L4121-4 du code de la Défense, est contraire à la Convention. Toute association peut se
constituer et demander au juge que des facilités lui soient accordées. A défaut de cadre juridique précis, c'est le juge qui devra alors fixer des limites au cas par cas, en s'appuyant sur les
grands principes. Il est souhaitable que ce soit le législateur qui détermine rapidement et clairement le cadre d'exercice de ce droit d'association.
Quels sont les risques que présente l'évolution du droit proposée ? Le premier est celui d'une dérive
syndicale, qui se traduirait par l'émergence d'un syndicalisme s'érigeant en contre-pouvoir, en contre-hiérarchie. Ce ne serait pas acceptable.
Le deuxième risque serait que les associations de militaires ne deviennent, en réalité, les instruments des
états-majors. Une telle instrumentalisation de l'action des associations, pour obtenir gain de cause auprès des pouvoirs publics, est observée dans certains pays. Or le pouvoir civil doit conserver
son autorité sur les armées.
Le troisième risque est celui d'une politisation de ces associations.
Il est indispensable, pour réduire ces risques, que le législateur réaffirme de grands principes :
l'indépendance des associations vis-à-vis des partis, des confessions, de la hiérarchie et le respect par elles des obligations de l'état militaire.
Que faire pour empêcher que certaines associations ne viennent contester des orientations stratégiques ?
C'est l'objet de la définition de la condition militaire, qui n'inclut ni la politique de défense ni la conduite des opérations, mais se rapporte aux hommes, c'est-à-dire au soutien, et notamment aux
rémunérations.
M. Gaëtan
Gorce. - Les choix budgétaires pourraient-ils être contestés ?
M. Bernard Pêcheur. - Les choix budgétaires sont à la charnière de ce qui pourrait, ou non, être contesté par les associations. Le droit
d'expression sera probablement utilisé dans le sens d'une augmentation des moyens. Mais il ne doit pas s'agir de contester les choix du Parlement. Le devoir de réserve sera réaffirmé. L'évolution
proposée n'est pas sans risques ; c'est la moins mauvaise solution. La loi devra comporter un certain nombre de verrous pour cantonner l'expression des associations.
Plusieurs considérations nous ont conduits à ne pas prévoir la présence des retraités au sein de ces associations.
D'une part, les retraités possèdent leurs propres associations, très attachées à la condition militaire, qu'ils ont souvent défendue, notamment dans la gendarmerie. Les retraités disposent aussi
d'une instance, le conseil permanent des retraités militaires. D'autre part, si les militaires quittent le service pour la réserve, ils pourront siéger dans les associations. Mais il n'est pas
souhaitable que des retraités, qui n'ont plus aucun lien, sinon affectif, avec l'état militaire, soient membres des associations, les armées n'ayant plus aucune prise sur eux. Les associations de
militaires doivent être de nature purement professionnelle.
Mme Nathalie
Goulet. - Et s'agissant du lien hiérarchique à l'intérieur de ces nouvelles instances ?
M. Bernard Pêcheur. - Les associations seront inter-catégorielles et inter-grades. Les militaires ne sont évidemment pas en nombre
équivalent selon les grades. Les associations seront ouvertes à tous les grades et susciteront probablement l'émergence deleadersparmi les représentants de catégorie ayant déjà fait leurs preuves. Dans les unités, les
présidents de catégorie sont élus. Ce sont des professionnels reconnus et légitimes. Il est souhaitable qu'ils s'investissent dans les associations.
M. Robert
del Picchia. - Je reste sceptique, voire inquiet, à l'égard de certaines de vos propositions. La création d'associations professionnelles présente des risques que nous devons
mesurer. Ces futures associations n'auront-elles pas tendance à défendre des idées politiques ? Quel sera le rapport entre elles et la presse ? Nous avons l'exemple des syndicats de
policiers qui interviennent dans la presse dès qu'il y a un incident et qui jouent un rôle de communication. Lorsque nous nous rendons sur des théâtres d'opération extérieure, les soldats nous
parlent de leurs difficultés, en termes de conditions de vie mais aussi de matériels ou équipements. Les associations évoqueront-elles ce type de sujets devant les journalistes ? On voit bien
que cette évolution présente des limites et des dangers.
M. Gilbert
Roger. - Nous appartenons tous à une ou à plusieurs associations et nous avons tous été à l'origine de la création d'au moins une d'entre elles. Nous savons bien comment
elles fonctionnent. C'est pourquoi l'exposé des motifs de la loi et l'objet social des futures associations doivent être particulièrement clairs, notamment en ce qui concerne l'absence de position
politique ou confessionnelle et le respect de la hiérarchie et des objectifs.
Je rejoins par ailleurs la question qui vient d'être posée en ce qui concerne les syndicats de police qui
s'expriment devant les journalistes. Les associations de militaires seront-elles amenées à jouer un rôle similaire ?
Enfin, comment organiser les droits des fonctionnaires civils dans les armées et réciproquement ceux des
personnels militaires détachés dans le civil ?
M. Michel
Boutant. - On assiste depuis plusieurs années au rapprochement entre la police et la gendarmerie. Dans ce droit fil, les associations de gendarmes n'auront-elles pas tendance
à imiter les syndicats de police ?
Par ailleurs, que se passerait-il si nous ne donnions pas suite à l'arrêt de la Cour européenne des droits de
l'Homme ?
M. Gaëtan
Gorce. - L'article 11 de la Convention évoque des « restrictions légitimes » aux libertés. La limitation à la liberté d'expression constitue-t-elle une restriction
légitime au regard des enjeux que nous avons évoqués ?
M. Jacques
Legendre. - Je regrette que nous n'ayons pas su traiter ce problème avant que la Cour ne statue. En tant que membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, je
participe à l'élection des juges de la Cour et il est vrai que nous assistons à une surreprésentation des petits Etats, dont la culture juridique ou militaire diffère profondément de la nôtre. Depuis
la disparition de l'Union de l'Europe occidentale (UEO), nous n'avons plus, à un niveau équivalent, de réflexion sur des problèmes de défense, ce qui est dommage. Il eut été préférable d'anticiper
cet arrêt, par exemple en suscitant un débat approfondi au sein des instances du Conseil de l'Europe. Ce type de débat aurait permis d'éclairer le sujet d'un point de vue politique et historique,
contribuant ainsi à la réflexion et aux délibérations des juges de la Cour dans le complet respect de leur indépendance. Nous prêtons souvent plus d'attention aux travaux du Parlement européen et aux
arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne qu'à ceux du Conseil de l'Europe. Enfin, je redoute aussi, comme certains de mes collègues, l'évolution de ces associations vers un fonctionnement
similaire à celui des syndicats de police.
M.
Jean-Pierre Raffarin, président. - Les responsables des futures associations verront dans la loi française une voie médiane vis-à-vis de la jurisprudence de
la Cour et auront tendance à développer leurs propres prérogatives. C'est une évidence du simple point de vue de la sociologie des organisations ! Et donc un point de vigilance pour
nous.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Peut-on imaginer que le nouveau contexte d'insécurité puisse amener la Cour à faire évoluer sa jurisprudence ?
M. Bernard Pêcheur. - Notre ordre constitutionnel et la Convention européenne des droits de l'Homme répondent à des logiques différentes. Le
législateur français, comme celui de beaucoup d'autres pays, doit opérer une conciliation entre des principes de même force mais qui peuvent être antagonistes : la sauvegarde des intérêts
fondamentaux de la Nation, les libertés, la sécurité... La Convention n'a pas été conçue ainsi : elle pose d'abord le principe des droits de l'Homme, la puissance publique ne constituant en
quelque sorte qu'une ingérence dans ces libertés.
En ce qui concerne la composition de la Cour, sur laquelle je ne saurais me prononcer mais qui peut en effet
soulever des interrogations, il est clair qu'il existe des cultures juridiques, militaires ou historiques très différentes entre les Etats membres et qu'elles peuvent dépendre de la taille de
l'Etat.
Si notre droit n'est pas adapté en conséquence de l'arrêt de la Cour, la France sera à nouveau condamnée.
M. Alexandre Lallet, maître des requêtes au Conseil d'Etat. - En outre, le Conseil des ministres du Conseil de l'Europe peut saisir lui-même la Cour européenne des droits de l'Homme
pour manquement.
Surtout, conformément à l'article 55 de la Constitution, les juges nationaux saisis d'un contentieux pourraient
écarter l'application de la loi française et seraient amenés à élaborer au cas par cas une jurisprudence pour autoriser ou non telle ou telle association, tel ou tel syndicat.
M. Bernard Pêcheur. - Le juge national applique le droit européen, conformément à la Constitution.
M. Jeanny
Lorgeoux. - Il s'agit donc d'un projet de loi de conciliation a minima ?
M. Bernard Pêcheur. - Non. Nous saisissons l'opportunité de l'arrêt de la Cour pour améliorer plus largement notre droit, par exemple en
renouvelant certaines instances ou en donnant une définition de la condition militaire. Mais il est vrai que la loi devra être particulièrement bien écrite pour que le cadre qu'elle fixe soit
pleinement opérationnel dans la durée.
En ce qui concerne le rapprochement entre la police et la gendarmerie, je constate que, depuis 2009, les
gendarmes ont en fait redécouvert leur « militarité », notamment parce qu'ils ne sont plus en concurrence avec les autres militaires sur le plan budgétaire. La participation de la
gendarmerie aux opérations extérieures modifie également la perception des choses. Je suis donc plutôt optimiste.
Les fonctionnaires détachés dans les armées, par exemple les policiers détachés dans la gendarmerie, pourront,
dans la proposition que nous faisons, adhérer à des associations professionnelles puisqu'ils font bien partie des armées. Nous proposons d'ailleurs un mécanisme de mise en oeuvre de la loi relative à
la mobilité dans la fonction publique car des difficultés subsistent pour publier certains décrets d'application. Un militaire détaché dans le civil relève à la fois du militaire et du civil et
pourrait donc se syndiquer à ce dernier titre.
L'usage qui sera fait de la liberté d'expression relève d'abord de la pratique et présente, il est vrai, un risque
réel. Dans la rédaction que nous proposons, les associations ont pour seul objet de préserver et promouvoir les intérêts des militaires en ce qui concerne la condition militaire, ce qui exclut les
missions ou les opérations.
M.
Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie. Nous voyons bien que nous sommes dans une forme d'impasse juridique mais que la solution est complexe à
trouver et à mettre en oeuvre. Le contexte actuel ne facilitera pas l'émergence d'un consensus sur cette question.
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