Extraits d’audition du général François LECOINTRE, Chef d’état-major des Armées
Coopération franco-allemande en opérations extérieures.
Mme Sabine Thillaye, députée, membre de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale
Ma question concerne la coopération franco-allemande dans le cadre d’opérations extérieures. La brigade franco-allemande sera déployée en septembre
prochain dans la bande sahélo-saharienne, ce dont on peut d’ailleurs se féliciter. Cette coopération sur le théâtre africain démontre qu’une volonté partagée de participer à la défense européenne
est en train de naître. On peut néanmoins constater que soldats allemands et français, s’ils seront bien déployés conjointement, seront actifs dans des missions complémentaires mais pas tout à
fait ensemble sur le terrain. Les Allemands participent plus particulièrement aux missions de l’ONU, notamment la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au
Mali (MINUSMA), et aux missions de l’Union européenne (instruction et entraînement de l’armée malienne). Quelle est donc votre analyse opérationnelle de la brigade franco-allemande et plus
largement, de cette coopération en matière d’opération extérieure ?
D’autre part, nos deux gouvernements travaillent actuellement sur l’actualisation du Traité de l’Élysée, auriez-vous des vœux particuliers à émettre à ce sujet ?
Général François Lecointre, chef d’état-major des Armées
Les armées françaises et allemandes n’ont objectivement ni les mêmes capacités opérationnelles, ni le même esprit de combat. Cela s’explique par
différentes raisons ; certaines tiennent pour partie aux procédures constitutionnelles d’engagement des forces, d’autres ont trait aux règles qui régissent la vie de nos armées : par
exemple, les règles européennes sur le temps de travail sont appliquées aux militaires allemands mais pas aux militaires français, et il importe à mes yeux qu’il en reste ainsi pour les armées
françaises. L’histoire, elle aussi, contribue à expliquer cet état de fait.
Nous n’avons pas d’autre choix que de tenir compte de ces contraintes dans l’emploi de la brigade franco-allemande. À mon sens, il est pragmatique d’engager cette formation sur un théâtre
d’opération en tant que telle, dans toute sa cohérence organique, et d’employer chacune de ses composantes au mieux. En effet, au sein de cette brigade, unités françaises et allemandes se
connaissent bien et ont l’habitude de travailler ensemble. Mais il serait contre-productif de chercher à forcer la main des Allemands en demandant d’eux des engagements dont ils ne sont
aujourd’hui pas capables pour des raisons politiques.
L’option retenue aujourd’hui me paraît donc meilleure que de chercher à « tordre le bras » aux Allemands ; ne faisons pas de mauvaises manières à nos partenaires, entraînons-les
avec nous, et espérons qu’ils évoluent peu à peu, au fur et à mesure des engagements conjoints. D’ailleurs, la contingence des circonstances peut pousser nos partenaires à s’engager davantage,
par nécessité : même si on refuse par principe les missions de combat, on peut dans certaines circonstances ne pas avoir le choix. Tel est le cas, par exemple, pour la MINUSMA : si les
casques bleus nous paraissent avoir une posture peu offensive, ils subissent en réalité de dures attaques et leurs pertes sont lourdes. En tout état de cause, de tels engagements créent les
conditions d’un processus d’aguerrissement commun qui ne peut être que positif. D’ailleurs, c’est le même esprit de pragmatisme qui inspire l’initiative européenne d’intervention.
Extrait d’audition du chef d’état-major des Armées du 17 juillet 2018
Y a-t-il adéquation entre ressources budgétaires et missions confiées aux Armées ?
Jean-Pierre Cubertafon, député et membre de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale
Depuis 1995, l’armée française s’est déployée sur 106 terrains d’opérations
extérieures aux quatre coins du globe du Congo au Mali, du Liban à la Guyane. Nos forces armées ont cependant subi un important manque de ressources, qu’il s’agisse du
renouvellement des équipements, des effectifs ou encore des budgets.
Aujourd’hui, le budget des armées attribué par la loi de programmation militaire 2019-2025 vous paraît-il en adéquation avec les besoins des armées en ressources humaines et
matérielles ?
Enfin et surtout, estimez-vous, au vu de l’intensité des opérations extérieures, que l’armée française sera au terme de cette LPM en mesure d’être déployée sur de nouveaux théâtres
militaires ?
Général François Lecointre, chef d’état-major des Armées
Monsieur Cubertafon, concernant l’équilibre général des ressources qui sous-tend la loi de programmation militaire 2019‒2025, je ne peux que
rappeler ce que je disais en introduction : aujourd’hui, la masse de nos armées est plus réduite que jamais, et cela n’aura pas changé en 2025. Certes, à l’issue de la période de
programmation militaire qui s’ouvre, notre armée ne sera plus éreintée, sous-équipée, sous-dotée et sous-entraînée
comme aujourd’hui ; mais elle restera une armée des « dividendes de la paix », une armée de temps de paix. Reste à savoir si nos armées seront alors capables d’être
engagées sur plusieurs théâtres, dans des conflits peut-être plus violents et en tout cas très différents que ceux d’aujourd’hui.
D’où mon souci de moduler nos engagements actuels, pour retrouver des marges de manœuvre permettant de faire face à d’éventuels engagements nouveaux. Or, aujourd’hui, nos armées atteignent déjà
les limites de leurs capacités avec 30 000 hommes en situation opérationnelle, ce qui n’est
pourtant pas un niveau historiquement élevé.
C’est là une préoccupation majeure de tout chef d’état-major des armées, de tout ministre des Armées et de tout chef d’État : comment faire face à la surprise stratégique ? Au fil de
notre histoire, avant chaque grand conflit, il s’agissait pour nos prédécesseurs de pouvoir mobiliser puissamment les ressources de la Nation pour faire face aux menaces. À l’époque du maréchal
Joffre, par exemple, il s’agissait de concevoir un système de mobilisation générale extrêmement rapide. Les enjeux de notre époque sont certes différents, mais si la situation se détériorait, il
serait alors de la responsabilité des autorités politiques comme de celle des autorités militaires de bien faire
comprendre la nécessité d’un effort bien plus important qu’aujourd’hui pour la défense du pays.
Extrait d’audition du chef d’état-major des Armées le 17 juillet 2018
Point de situation en date du 17 juillet 2018
par le général François LECOINTRE, chef d’état-major des Armées
Premièrement, le Sahel.
Vous le savez, l’opération Barkhane évolue sans cesse et module ses effectifs depuis le début de son déploiement.
Aujourd’hui, 4 500 militaires sont déployés. Dans l’année écoulée, Barkhanea enregistré de solides résultats sur le terrain, notamment dans le
secteur frontalier entre le Mali et le Niger où nous avons marqué un effort particulier, conformément aux orientations de la Revue stratégique conduite au mois de novembre dernier.
Je refuse toujours d’évoquer le nombre de terroristes mis hors de combat, parce que, j’en suis persuadé, l’efficacité de l’action militaire ne se mesure pas au
nombre de pertes chez l’ennemi, pas plus que notre force ou notre faiblesse ne se mesurerait au nombre de pertes que nous aurions subies. De ce point de vue, la France fait exception en Europe.
Notre pays dispose d’une capacité proprement singulière à encaisser les blessures ou la mort de ses enfants dans les combats qu’ils mènent en opérations extérieures pour défendre nos intérêts et
notre pays. Pas plus tard que ce matin, j’échangeais avec Mme Teresa Castaldo, ambassadrice d’Italie en France, qui m’expliquait la difficulté pour les autorités italiennes de s’engager et ainsi
de prendre le risque de pertes. On constate d’ailleurs la même réticence en Allemagne. Bien sûr, nous sommes tous particulièrement attentifs à la perte de nos soldats, et j’observe que ces pertes
sont souvent source de cohésion nationale et suscitent une ferveur et un appui renforcé aux missions que conduisent nos armées. Ce soutien me paraît essentiel tant pour l’efficacité de nos
opérations militaires que pour la préservation de la force morale de nos hommes dans ces engagements opérationnels. Je tiens d’ailleurs à remercier tout particulièrement la représentation
nationale pour le soutien dont elle nous honore.
Pour en revenir précisément à l’opération Barkhane, j’observe que la sécurité revient dans de nouveaux secteurs grâce
à une bonne articulation avec les forces locales, notamment les forces armées maliennes. L’enjeu est de faire naître la confiance chez les populations. Cela se traduit par les progrès du
processus lancé par l’Accord de paix et de réconciliation (APR).
Aujourd’hui, la force Barkhane est engagée dans des opérations nommées Koufra de contrôle de zone du Liptako-Gourma, zone d’action de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), groupe terroriste qui a infligé, il y a quelques
mois, des pertes aux Américains dans la région de Tongo Tongo au Niger.
Barkhane va prochainement intégrer un détachement britannique et ses hélicoptères Chinook CH 47. Un contingent estonien est, par ailleurs, en cours de déploiement.
À nos yeux, le principal point de vigilance est la prochaine élection présidentielle malienne, dont les deux tours devraient se
tenir le 29 juillet et le 12 août.(pm)
Comme vous le savez, Barkhane a pour objet de contribuer à la montée en puissance des forces africaines, et en particulier de la force conjointe du G5
Sahel. Sur ce plan, nous avons réussi l’opérationnalisation de la force conjointe, qui demeure néanmoins toujours perfectible, et nous ambitionnons aujourd’hui de donner une impulsion nouvelle à
l’initiative politique G5 Sahel. À ce jour, les quatre postes de commandement sont pleinement opérationnels. Il faut désormais affermir sa capacité à conduire des opérations régulières. Deux
opérations de la force conjointe viennent justement de s’achever : dans le fuseau est, à la frontière entre Tchad et Niger ; à l’ouest, à la frontière entre Mali et Mauritanie. Il
s’agit des deux premières opérations dans ces fuseaux et j’espère que nous parviendrons à intensifier les efforts et à accompagner nos partenaires dans la volonté qu’ils ont manifestée de
poursuivre ces opérations.
Évidemment, la réussite dépend de la réalité du cercle vertueux suivant : conduire des opérations pour obtenir des résultats – la lutte contre les groupes
armés terroristes (GAT) et la restauration de la confiance de la population – afin de mobiliser des partenaires et des financements internationaux.
À mon sens, les perspectives sont positives. L’effort militaire au Sahel
concourt à un objectif politique commun au président de la République et à ses partenaires du G5 Sahel. Il s’agit bien de diminuer l’emprise des GAT sur la population par tous les moyens. Les
moyens militaires ne suffisent pas et il faut déployer une approche globale qui doit cristalliser l’action de plusieurs acteurs, y compris au niveau national à l’échelon interministériel. Je
pense notamment au rôle de l’Agence française de développement, à celui du ministère de la Justice ou encore de l’Éducation. Ma conviction est que nous sommes présents pour longtemps. La
perspective du temps long me paraît importante même si elle n’est pas toujours compatible avec le temps politique. J’accepte cette distorsion et, au risque de me répéter, la France doit rassurer
ses partenaires en les assurant de sa présence à long terme. La France doit se montrer responsable vis-à-vis de son engagement, ce qui ne signifie pas que notre engagement militaire ne sera pas
modulé. Si nous restons au Sahel une dizaine d’années, l’opération Barkhane prendra des formes différentes, au gré de la montée en puissance des
acteurs locaux, et notamment des forces de sécurité et des armées de nos partenaires. Le retour à une situation normale et le désengagement seront progressifs.
Dans ce tour des théâtres d’opérations, j’en viens, deuxièmement, au Levant.
Vous le savez, le dispositif Chammal est articulé autour de trois volets : un volet formation, qui est
principalement orienté au profit de l’Iraqi Counter Terrorism Service (ICTS), la principale force de sécurité irakienne ; un volet
renseignement, essentiellement inséré dans la coalition ; un volet dit « cinétique », c’est-à-dire qui porte des coups, principalement mis en œuvre à partir de la base aérienne
projetée H5, située en Jordanie et d’où sont effectuées près de vingt sorties par semaine, à des fins de renseignement ou d’appui feu, ainsi que par la task forceWagram qui continue d’appuyer l’action conduite à la frontière entre la Syrie et l’Irak dans la zone
d’al-Dachicha. Cette zone est en passe d’être contrôlée par les forces démocratiques syriennes. Aujourd’hui, Daech contrôle moins de 2 % du territoire qu’il contrôlait en 2014-2015. Il me
semble que la relance de l’action contre Daech dans la moyenne vallée de l’Euphrate peut nous laisser envisager la chute définitive du califat, physique, à l’automne. La question du désengagement
ne commencera à se poser qu’à ce moment. L’idée n’est pas de fixer une date de manière arbitraire pour initier le désengagement, mais bien de tenir compte de la situation sur le terrain. Cette
position est bien évidemment aussi celle de la ministre des Armées et du chef de l’État.
Pour le reste, en Syrie, les négociations américano-turques à Manbij sont en cours. Les autorités turques semblent prêtes à négocier la restitution de la poche de
Manbij par les Kurdes à des populations syriennes arabes. Je pense que nous assisterons à l’élaboration d’un accord entre le régime syrien actuel, qui est sur le point de définitivement refermer
les poches tenues par l’opposition, et les Kurdes, qui sont parvenus à maintenir leurs positions dans le nord de la Syrie. Nous demeurons vigilants dans la mesure où nous préférerions qu’un tel
accord soit conclu une fois Daech définitivement défait, car nous tenons à éviter une démobilisation des forces kurdes, qui conduisent l’essentiel des actions contre les combattants de Daech. De
ce point de vue, les éventuelles actions turques au nord du pays pourraient ralentir les opérations des forces démocratiques syriennes contre Daech.
Comme vous le savez, Deraa, d’où était partie l’insurrection contre le régime de Bachar el-Assad, est tombée. Deux points critiques demeurent néanmoins en
Syrie.
D’abord, la poche d’Idlib, où se concentrent les groupes terroristes les
plus durs. La stratégie du régime syrien, soutenu en cela par les autorités russes, consiste en effet à alterner les actions de force et de siège contre les groupes terroristes et des phases de
négociation. La plupart du temps, ces négociations aboutissent à la libération des terroristes les plus durs, qui rejoignent progressivement tous cette zone. In fine, il ne restera donc que cette poche d’Idlib. De quelle façon cette situation sera traitée ? De quelle façon la France demeurera attentive pour
s’assurer que le régime syrien ne recourt pas de nouveau à l’emploi d’armes chimiques ? Ces interrogations demeurent ; permettez-moi simplement de rappeler que le président de la
République considère que la ligne rouge qu’il avait fixée existe encore. Dès lors, les armées devront être prêtes à réagir si elle devait être de nouveau franchie.
L’autre point d’attention concerne la place de l’Iran. La présence
iranienne représente une menace pour la stabilité de la zone. Elle provoque une exaspération israélienne et entretient le complexe obsidional saoudien. Même s’il s’agit d’un sujet plus politique
que militaire, nous demeurons vigilants.
En Irak, le devenir de l’opération Inherent resolve est lié à la formation d’un nouveau gouvernement irakien et à
sa volonté à demander l’intervention de l’OTAN pour s’y substituer. En tout état de cause, les forces occidentales ne pourront pas quitter rapidement l’Irak dans la mesure où, aujourd’hui, Daech
continue à exister de manière clandestine, notamment sur le plateau d’Hawija situé entre Mossoul et Bagdad. Très clairement, de longs mois, voire plusieurs années, devront passer avant que la
situation ne soit pleinement stabilisée et que l’État de droit soit restauré en Irak.
Pour terminer ce panorama des opérations conduites à l’extérieur du territoire national, permettez-moi de citer les
autres opérations en cours :
l’opération Daman au Liban, dans le cadre de laquelle
700 de nos soldats arment la Force Commander Reserve de la FINUL ;
l’opération Lynx de réassurance de l’OTAN en Lituanie, pour
laquelle 300 soldats français arment la composante la plus robuste du bataillon avec notamment quatre chars Leclerc et treize véhicules blindés de combat d’infanterie
(VBCI) ; le dispositif aérien enhanced Air Policing avec quatre Mirage 2000-5 engagés en
Estonie ;
l’opération EUNAVFORMED Sophia, enfin, qui permet de contrôler le nord de la Libye et au sein de laquelle nous
déployons en permanence un bâtiment français. Cette dernière opération fait actuellement l’objet d’une revue stratégique.
Enfin, je souhaite évoquer avec vous le territoire national,
sur lequel les armées sont engagées selon une stratégie globale avec des postures permanentes, tandis que des efforts sont déployés dans l’espace exo atmosphérique
ou le domaine cyber, dans lequel une impulsion nouvelle a été donnée.
Enfin, la posture de protection terrestre est articulée autour de l’opération Sentinellequi a trouvé un rythme
équilibré. Sentinelle s’est adaptée, avec une meilleure planification qui nous permet de mieux répartir les efforts et d’accroître notre
efficacité. Durant l’été, 25 sections seront déployées en plus du dispositif opérationnel permanent à 134 sections. Les militaires de l’opération Sentinelle auront donc moins de vacances, au contraire d’autres…
Le dispositif Héphaïstos ne doit pas être oublié. Il permet de prévenir et de lutter contre les feux de forêt
dans la zone méditerranéenne, en appui de la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises. Du 25 juin au 14 septembre, cela correspond à l’engagement d’un
détachement d’hélicoptères, d’un groupe du génie et de deux modules adaptés de surveillance.
Je n’oublie pas les opérations que nous conduisons en Guyane, avec l’opération Harpie de lutte contre
l’orpaillage – nous avons connu de vraies réussites cette année, avec des saisies d’avoirs criminels une fois et demie plus importante que l’an dernier à la même époque. Enfin, la mission de police des pêches se poursuit, de même que l’opération Titan, dispositif qui permet de surveiller
en permanence les abords du centre spatial guyanais.
Que ce soit sur le territoire national ou sur les théâtres d’opérations, c’est l’honneur de nos armées de s’engager pour la défense de nos intérêts, la sécurité et
la paix. Sachez que nous le faisons avec le sens du devoir, en tout temps et en tous lieux.
Avant de conclure, j’aimerais évoquer quelques éléments financiers,
même si je suis bien conscient que nous aurons l’occasion de débattre de ces questions à la rentrée. Aujourd’hui, le surcoût OPEX-MISSINT net restant à financer d’ici la fin de l’année 2018 est estimé à 575 millions
d’euros. De manière plus précise, le coût des OPEX et des missions intérieures est respectivement estimé à 1 213 millions et 151 millions d’euros, tandis que la
loi de finances initiale prévoyait des dotations à hauteur de 650 millions d’euros pour les OPEX et 100 millions d’euros pour les missions intérieures. D’autres sources de financement
sont à prendre en compte, comme le montant du remboursement effectué auprès de l’ONU, à hauteur de 39 millions d’euros.
Le chiffre de 575 millions d’euros est à mettre en regard des surcoûts nets des années précédentes : 828 millions d’euros en 2016 et
1,1 milliard d’euros en 2017. Comme nous en avons longuement débattu dans le cadre de l’élaboration de la LPM, il est important de trouver un bon niveau de soclage. Avec 650 millions
d’euros cette année, le soclage a augmenté de 200 millions d’euros. L’augmentation va se poursuivre pour atteindre un milliard d’euros. Malgré tout, pour ce qui est des surcoûts résiduels,
je tiens à réaffirmer mon attachement à la solidarité interministérielle. Je constate par ailleurs que la solidarité gouvernementale n’a concerné, de 2014 à 2016, que 19 % des surcoûts, le
reste ayant été supporté par le ministère des Armées.
En conclusion, les forces armées françaises font la preuve, année après année, de leur excellence opérationnelle. Certaines limites persistent. Notre armée
s’est considérablement amaigrie, la masse des forces et de leurs soutiens demeure à un niveau historiquement bas. Faut-il le rappeler, il n’est pas prévu de faire remonter cette masse des forces
et de leurs soutiens. Je vous invite à mettre ce constat en rapport avec celui de l’état de la conflictualité et du monde tel que j’ai pu le brosser au début de mon propos liminaire.
RÉFLEXIONS prospectives de l’état-major des Armées
Mesdames et messieurs les députés
(…) Vous avez souhaité m’entendre sur les opérations, ce qui me paraît en effet primordial. Il est indispensable à mes yeux que la représentation nationale ait une
vision la plus claire possible de ce que font les armées et de l’environnement stratégique dans lequel elles agissent. Bien entendu, c’est dans cet esprit que la LPM a acté le renforcement du
rôle des commissions parlementaires des deux assemblées chargées de la défense en matière de contrôle parlementaire. Une telle évolution me paraît normale et souhaitable.
Si vous le permettez, j’aborderai la question des engagements en deux temps. D’abord, je livrerai un aperçu des grandes tendances qui ressortent de la réflexion prospective que nous conduisons à l’état-major des armées, notamment au sein des
groupes ad hoc, sur le sujet de la conflictualité et de son évolution. Ensuite, je ferai un point de situation précis des théâtres
d’opérations.
En premier lieu, j’évoquerai donc la réflexion prospective, conduite au sein de l’état-major des armées afin de me permettre d’être certain que nos actions et nos
engagements seront pleinement articulés avec les priorités et les intérêts français tels qu’ils sont définis par le chef de l’État. À ma connaissance, nous sommes l’une des seules institutions de
l’État à disposer de cette capacité à réfléchir de manière autonome et, surtout, à s’astreindre à cet exercice. Nous avons créé, il y a plusieurs années, deux instances dédiées à ce travail que
je dirige : le groupe d’orientation stratégique militaire (GOSM) qui conduit une réflexion à cinq ans et au-delà ; le groupe d’anticipation stratégique (GAS) qui réfléchit et trace des
perspectives à deux ans sur les différents théâtres et sur les différentes zones. Il me semble utile de partager, succinctement avec vous le fruit de ces réflexions, en commençant par quelques
constats.
Premier constat : la conflictualité est principalement alimentée aujourd’hui par les dynamiques de puissance, étatiques
ou non.
Les volontés politiques s’affranchissent de plus en plus de leurs obligations internationales et du cadre multilatéral communément accepté. À titre d’exemple, un
État doté – les États-Unis – donne des garanties de sécurité à un État qui s’est retiré du traité de non-prolifération pour développer son propre arsenal – la Corée du Nord. De même, l’accord
multilatéral sur le nucléaire iranien est dénoncé unilatéralement par les États-Unis.
Outre cet affranchissement et cette remise en cause du cadre multilatéral et outre le maintien à un niveau élevé des manifestations de la violence terroriste, le
rythme des démonstrations de puissances a connu une accélération sensible ces derniers mois. Je citerai trois exemples : les frappes d’Israël sur les capacités militaires installées en
Syrie, de plus en plus fréquentes ; les frappes de la Turquie sur les positions kurdes dans le nord de la Syrie et en Irak ; les démonstrations de puissance de la Chine en mer de
Chine.
Cette hausse de la conflictualité s’inscrit dans un monde en état de crise permanent lié aux enjeux énergétiques et environnementaux, d’une part, et à l’explosion
démographique, d’autre part. Malheureusement, les comportements de certains États sont des prurits de puissance, qui dénotent en réalité l’absence d’une stratégie collective et partagée et la
tentation de ces puissances à se livrer à des politiques de « coups » qui leur permettent simplement d’affirmer de façon décomplexée leur capacité à mettre en œuvre la
force.
Deuxième constat : la conflictualité s’affranchit, toujours plus,
des frontières physiques pour s’élargir aux champs immatériels.
C’est l’ère de la transgression alors que les frictions sont transposées dans une multitude de champs – espace, cyber – nouveaux ou jusqu’à présent à l’écart de
l’affrontement et de la guerre. En parallèle, le principe même des espaces partagés est contesté, tandis que des espaces qui devraient être des espaces de liberté sont l’objet de revendications
et d’affrontements. Enfin, nous faisons face à la fin d’une forme d’immunité sécuritaire sur notre continent et sur notre sol du fait de la généralisation des comportements
hybrides.
Troisième constat : dans ce contexte, l’appréciation de situation
des pays européens diverge, malheureusement.
L’Europe est exposée à l’ensemble des risques que je viens d’évoquer : menaces étatiques, terrorisme, trafics, migrations. Mais ces risques font l’objet
d’analyses divergentes, voire contradictoires, selon les pays européens. Cette divergence tient d’abord à la proximité géographique des pays concernés vis-à-vis de certaines menaces. Ainsi, les
pays de l’Est sont obnubilés par le voisin russe. De même, les pays du Sud sont préoccupés par la situation en Méditerranée et en Afrique. Ensuite, cette divergence s’explique par la fragilité
démocratique de certains pays, qui peinent à développer une vision qui leur soit propre. Lorsqu’elle existe, leur vision est souvent parasitée, par ailleurs, par les questions de politique
intérieure.
Cette divergence d’appréciation est particulièrement problématique au moment même où notre allié américain prend ses distances avec l’OTAN, enfonçant un coin dans
la cohésion des pays de l’Union européenne et de l’OTAN. En réalité, quel que soit l’angle sous lequel l’on regarde l’Europe, aucune instance n’est réellement dédiée à l’élaboration d’une vision
stratégique commune.
Quelles sont les conséquences de ces constats pour la France ?
Parce que notre positionnement est singulier, parce que notre vocation est singulière et parce que nous sommes regardés de manière singulière, nous devons user de
notre positionnement pour permettre l’émergence d’une vision partagée. L’Initiative européenne d’intervention (IEI) participe de cette ambition. Elle constitue un premier jalon. Cette volonté
politique est déclinée au niveau des armées qui tentent de jouer un rôle d’entraînement de leurs partenaires en cherchant à trouver un équilibre délicat en termes d’engagements
opérationnels.
D’un côté, les dépendances croisées ne nous permettent plus de choisir, et encore moins de choisir seul, nos combats. Dans le même temps, la France est exposée à la
logique du « on ne peut pas ne pas » intervenir, agir ou réagir. Nous avons de moins en moins le choix de nos engagements. De l’autre côté, la France doit veiller à ne pas se trouver seule en première ligne de la défense d’intérêts communs, au motif qu’elle détiendrait des capacités et
une expérience que certains de nos partenaires n’ont pas.
Ces constats et ces préoccupations me permettent de définir un certain nombre d’orientations dans le domaine des
opérations.
Celles-ci procèdent d’abord des grands principes de la guerre que vous connaissez pour avoir lu les écrits du maréchal Foch. Pour rappel, le premier principe de la
guerre est celui de la concentration des efforts, à l’endroit et au moment choisis. La concentration des efforts repose sur deux principes subséquents, l’économie des moyens, qui permet d’agir au
bon moment, et la liberté d’action, qui permet d’agir au bon endroit.
Ces principes nous conduisent à adopter une forme d’humilité stratégique dans la conduite de notre action. Celle-ci se traduit de plusieurs
manières. Premièrement, elle impose d’accepter de ne pas peser partout pour
pouvoir continuer à peser là où nos intérêts, et ceux de nos alliés, le commandent. Deuxièmement, elle suppose d’accroître notre capacité à moduler nos
engagements pour retrouver de la liberté de manœuvre. J’avais évoqué cette thématique il y a près d’un an, lors des dernières Universités d’été de la défense. Troisièmement, elle conduit à éviter, à chaque fois que cela est possible,
d’avoir à agir seul. Quatrièmement, il convient de veiller, notamment sur le territoire
national, à n’accomplir que des missions relevant des armées en assumant la singularité des armées pour conserver intacte la notion d’ultima ratio et
éviter une confusion des genres. Cinquièmement, elle rend nécessaire d’innover sur le plan
opérationnel par une meilleure intégration interministérielle. Sixièmement, elle impose de conserver notre excellence opérationnelle, qui
fait de nous un acteur à part en Europe, à même d’entraîner nos partenaires. Cette excellence repose sur le fait que nous ne lâchons rien s’agissant de la préparation des forces et sur notre
capacité à investir les nouveaux champs de la conflictualité par la montée en compétences et l’innovation.
Enfin, la France se doit d’assumer son leadership opérationnel en Europe et de faire en sorte d’obtenir en retour la reconnaissance par nos partenaires et les
instances collectives d’une forme de « redevabilité ». Je note à cet égard que nous ne parvenons pas toujours à l’obtenir au niveau souhaité.
Voilà, en quelques mots, ce qu’il me tenait à cœur de vous dire en guise d’introduction générale. Il s’agit de la vision que je déploie au sein du ministère des
Armées et que l’état-major des Armées et moi-même partageons à l’occasion de nos échanges avec le ministère de l’Intérieur, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères comme au sein des
Conseils de défense hebdomadaires. (…)
Général d’armées François LECOINTRE
Chef d’état-major des Armées
Extrait de l’audition du 17 juillet 2018 devant la commission de la Défense nationale