Décider d’une guerre, c’est signer des actes de décès dont les noms de soldats sont encore en blanc.
Non que le décideur politique souhaite que ces actes soient remplis, bien au contraire, mais il estime nécessaire d’en passer par là pour imposer la volonté de la
France. Faire la guerre, c’est combattre afin de rendre impuissant un adversaire politique et le placer devant le dilemme de se soumettre ou de périr.
On peut combattre en cherchant à détruire les forces armées ennemies et s’il s’agit d’organisations non étatiques en s’efforçant de réduire les raisons qui font que
des gens aient décidé de prendre les armes contre un État. La première manière est le fait des soldats, qui essayent de tuer des soldats ennemis tout en acceptant de l’être éventuellement, la
seconde est le fait de nombreux acteurs et en particulier des autorités politiques locales des pays souverains au cœur desquels nous combattons.
Ajoutons cette évidence que la guerre se fait au moins à deux, même s’il suffit d’un seul pour établir cet état de fait et de droit. La France de la
Ve République a mené beaucoup de guerres et contre des organisations non étatiques le plus souvent même si elle a toujours préféré les qualifier de groupes « criminels » ou, plus récemment,
de « terroristes », plutôt que d’« ennemis ». Cela équivaut à policiariser un phénomène politique, ce qui n’a guère de conséquence si l’ennemi est suffisamment réduit pour être détruit ou traité
sans faire appel aux forces armées, mais ce qui en a toujours lorsqu’il est nécessaire de faire appel aux soldats.
La France est actuellement en guerre au Sahel contre l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) et la coalition formant le Groupe de soutien à l’islam et aux
musulmans (GSIM), dont Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Elle est en guerre d’abord parce qu’AQMI lui a déclaré depuis longtemps et ensuite parce que les États de la région le lui ont
demandé. La France, comme de nombreux pays, a considéré qu’il était dans son rôle de répondre à cette demande d’autant plus que la déstabilisation des États de la région pourrait avoir de
nombreuses conséquences néfastes sur ses intérêts et sa sécurité, dans la région ou même en Europe. En lançant l’opération Serval en 2013, devenue Barkhane l’année suivante, le président de la
République a décidé de signer des actes de décès au nom de ce qu’il croyait être, à tort ou à raison, les intérêts supérieurs de la nation.
Dans cette guerre, la France n’a que peu de prises sur les causes profondes de l’existence de groupes djihadistes, qui dépendent de la volonté et des capacités
des autorités locales. Elle ne peut véritablement avoir une action efficace qu’en s’attaquant aux forces armées, en espérant au mieux les détruire et au pire les affaiblir assez pour que les
forces de sécurité locales puissent prendre le combat à leur compte. De leur côté, les organisations djihadistes ne peuvent pas vaincre la France sur le champ de bataille, mais peuvent
l’obliger à renoncer à son action. Ces objectifs différents aboutissent à des stratégies identiques visant à tuer le maximum de combattants adverses. Ce qui n’est alors normalement qu’un moyen de
s’imposer devient une fin en soi.
Pour les groupes djihadistes, le centre de gravité de l’ennemi est le taux d’approbation des Français à l’engagement militaire au Sahel. En dessous de 50 %, le
retrait devient inévitable à court terme. Infliger des pertes est le moyen le plus simple, peut-être le seul, qui leur est offert pour atteindre cet objectif.
Les morts ennemis n’ont cependant pas toujours la même valeur stratégique. Pour les familles et les proches, le sacrifice sera toujours irréparable. Pour la nation
tout entière, il peut être compensé par ce qu’il a permis d’obtenir. Six soldats français tombent d’avril à mai 2013 au début de l’engagement français au combat au Mali, mais les Français peuvent
alors voir le bilan qui accompagne chacune de ces pertes : offensive djihadiste stoppée, libération des villes de Gao, Tombouctou et Kidal, destruction des bases ennemies, libération
d’otages. La forte prise de risques, et donc mécaniquement des morts et des blessés, permet à ce moment-là d’avancer vers une victoire même floue.
L’erreur française a sans doute été à ce moment-là de ne pas se contenter de cette victoire relative mais de poursuivre la quête d’une victoire totale. À la fin de
l’opération Serval, on entre dans une forme de combat plus diffus, où les bilans associés aux combats sont différents. Il n’y a plus de villes à libérer mais seulement des hommes à tuer.
Si ces hommes sont des émirs auxquels on peut reprocher beaucoup de choses graves, cela peut encore avoir une valeur symbolique, et même pratique, forte, encore que
dans une vision criminalisée de la guerre, à la fois pour des raisons différentes par l’exécutif et son opposition, cela peut passer pour des exécutions extrajudiciaires. S’il s’agit d’anonymes
et de chiffres, même en les qualifiant de « terroristes », cela devient de la comptabilité à la fois morbide et abstraite, et de plus en plus au fur et à mesure que cela se répète et devient de
la statistique.
Mourir pour des statistiques passe alors nettement moins bien que pour libérer une ville surtout si on ne voit pas bien comment une victoire va émerger au bout de
cette accumulation de chiffres. Le doute finit par s’installer quant à l’intérêt de chaque sacrifice. À ce moment-là intervient généralement l’argument du « il ne faut pas qu’ils soient morts en
vain », ce qui signifie le plus souvent qu’effectivement ils meurent en vain, mais on continue quand même et parfois très longtemps. Lorsque survient enfin la perception que les soldats tombent
vraiment pour rien ou pour un bilan négatif, le retrait est alors irrévocable et généralement rapide.
Ce processus classique d’usure peut accélérer considérablement avec le nombre de soldats tués en un seul combat. Un seul soldat qui tombe fait l’objet d’un
communiqué. De deux à trois, l’évènement suscite des articles et des débats dans les médias. À partir de quatre, l’enjeu devient clairement politique, les armées peuvent être remises en cause sur
la conduite de l’opération et le chef des armées appelé à se prononcer sur leur sens. À partir de dix, c’est une crise majeure qui impose une inflexion forte. Cela est arrivé quatre fois depuis
1962 : en octobre 1970 au Tchad, en octobre 1983 à Beyrouth, en août 2008 en Afghanistan et en novembre 2019 au Mali. Avec cinq soldats tués en moins d’une semaine au tournant de 2021, huit
ans après le premier soldat tombé et sans bien voir ce qui pourrait ressembler à une victoire, nul doute qu’il y aura de profondes interrogations en France sur le sens du combat.
Notons que par un biais classique qui veut que l’impact émotionnel des pertes soit toujours plus fort que celui des gains, à beaucoup plus forte raison lorsque ces
pertes et des gains sont des vies humaines, on s’interroge assez peu sur l’effet sur l’ennemi des pertes que nous lui infligeons. On demandera si « Barkhane n’est pas en train de
s’enliser » ou « s’il n’est pas temps de partir », mais jamais si l’ennemi n’est pas en train de craquer. Pourtant la pression qu’il subit est très supérieure à la nôtre.
Cette pression peut même être mesurée par une sorte d’équation de la mort : taux de survie pour soi + taux de pertes de l’ennemi/2. Le nombre de tués et
blessés français en 2019 représente sans doute nettement moins de 1 % du contingent déployé au Sahel, chez l’ennemi ce pourcentage doit être de l’ordre de 30 à 40 %. Cela donne un taux
de pression sur l’ennemi de l’ordre de 65 à 70 % (99 + 30-40/2). C’est énorme. C’est comme si nous-mêmes déplorions entre 1 000 et 2 000 soldats tués ou blessés chaque année. Nul doute
que l’on aurait craqué depuis longtemps, mais l’ennemi non. Les enjeux, vitaux pour lui, juste importants pour nous, et un autre rapport à la mort font qu’il tient toujours, mais cela ne signifie
pas pour autant qu’il ne souffre pas, ne doute pas et ne franchit pas le même processus d’acceptation-doute et refus. La demande de négociations de certains membres de GSIM peut être l’expression
d’une profonde lassitude, voire d’un découragement qui serait enfin le début de cet effet émergent que l’on recherche à coups de raids, de traques et de frappes.
Descendons d’un échelon. Une fois définie cette stratégie d’usure par ailleurs très discutable, il faut la mettre en œuvre sur le terrain avec le maximum
d’efficacité, c’est-à-dire en faisant en sorte que le taux de pression soit le plus élevé possible en fonction des moyens dont on dispose. Le chef opérationnel s’efforce donc de réduire au
maximum ses propres pertes tout en augmentant celles de l’ennemi. Le problème est que ces deux objectifs peuvent être contradictoires. Frapper un adversaire clandestin en touchant le moins
possible la population, un enjeu presque aussi important que la préservation de ses troupes, implique de prendre des risques en allant le chercher et l’attaquer avec le maximum de précision.
Autrement dit pour infliger des pertes à l’ennemi, il faut souvent en accepter soi-même.
Dans une première phase de l’engagement, de janvier à avril 2013, six soldats français tombent, mais l’engagement est suffisamment important en volume et la prise
de risques telle que la pression sur l’ennemi, entre les pertes et les défections, dépasse sans doute 70 %. Les groupes ennemis ne sont pas détruits, ni soumis, mais neutralisés. Ils sont
chassés du Nord-Mali et obligés de se dissimuler avant de se réorganise et de s’adapter à la nouvelle donne. Cet état de neutralisation dure pratiquement jusqu’en 2015.
À partie de l’été 2013 commence une longue période, où tout en maintenant un dispositif sur place, baptisé Barkhane en 2014, on en réduit
considérablement le volume. Dans une incohérence totale nous sommes alors en pleine réduction des forces armes tout en accumulant les engagements qui se révèlent à chaque fois plus exigeants que
l’on imaginait, en Centrafrique, en Irak/Syrie puis en métropole avec Sentinelle. Même si on l’avait voulu, il n’y a plus en 2015 de quoi renforcer l’engagement au Sahel qui reste alors
insuffisant.
Descendons encore d’un échelon. Au niveau tactique, on s’efforce alors de limiter les pertes par la protection des bases et des blindages. Cela paraît logique, cela
ne l’est qu’en partie. De fait, ces pertes sont effectivement relativement contenues et étalées dans le temps, avec un homme perdu en moyenne tous les trois mois jusqu’en novembre 2019. C’est
terrible à chaque fois au niveau individuel, c’est acceptable au niveau d’une nation pourvu que l’on ait le sentiment que cela sert à quelque chose.
Sur 23 soldats français tués au Sahel de juillet 2013 à novembre 2019, neuf ont été victimes d’accidents, une proportion hélas incompressible malgré les
précautions prises et qui s’étale sur toute la durée, mais neuf autres ont été tués sur les routes avec des engins explosifs improvisés, plus connus sous l’acronyme anglais IED. L’ennemi s’est
adapté à notre système de protection en s’attaquant aux bases, et même parfois massivement comme à Tombouctou en avril 2018, mais toujours sans succès, puis surtout aux axes dont nous sommes
dépendants pour la logistique et la manœuvre avec les engins les plus lourds. On a compensé en partie ce risque croissant par l’emploi le plus important possible de l’aéromobilité, qui nous
permet à la fois d’éviter les IED et de disposer d’une grande capacité d’action/réaction sur de grandes distances. Les hélicoptères, et notamment les appareils de transport lourds fournis
seulement par les Alliés, restent cependant limités en nombre.
Durant la même période de six années, seuls quatre soldats français ont été tués par des balles ennemies, dont deux pendant une libération d’otages au Burkina Faso.
Il y a eu en réalité peu de combats rapprochés, ceux où les ennemis se tirent dessus à courte distance. La plupart d’entre eux ont été à l’initiative des Français à partir de renseignements. Dans
tous les cas, les Français ont eu le dessus grâce à un niveau tactique très supérieur. Les pertes françaises survenues dans ces occasions sont presque toujours survenues lors de la phase de
recherche et avant même de voir l’ennemi. Après le contact, les forces ennemies ont toujours été vaincues avec de lourdes pertes. Ce n’est pas tant le blindage qui protège que d’avoir
l’initiative du combat et si possible aussi du feu.
Au bilan pendant toute cette période, on a payé, avec du sang, les conséquences de la longue crise des moyens militaires avec le manque de drones, d’hélicoptères
lourds ou véhicule modernes de reconnaissance en particulier, mais on a contenu malgré tout les pertes dans une zone d’acceptabilité. L’ennemi a échoué à saper l’approbation de l’opération
Barkhane par l’opinion publique française, dont les perceptions sur les engagements ont, il est vrai, été modifiées par les attentats de 2015 en France.
Cela peut suffire à satisfaire l’échelon politique, mais en réalité c’est un leurre, car s’il y a peu alors peu de pertes françaises, il y a aussi peu de pertes
ennemies. En valeur relative, celles-ci sont très supérieures à celles des Français, de l’ordre de 45 pour 1, mais assez faibles en valeur absolue, et donc par rapport à l’ensemble des forces
djihadistes en pleine croissance. Le taux de pression ne dépasse pas 30 %. C’est suffisant pour stimuler l’ennemi qui apprend et innove en nous combattant mais insuffisant pour l’écraser et
l’empêcher de se développer, se diversifier et multiplier les attaques contre les États locaux toujours aussi faibles et des populations toujours aussi vulnérables.
Le problème de l’emploi des hélicoptères, est que même si prendre un hélicoptère est peut-être statistiquement moins risqué que prendre la route et risquer de
rencontrer un IED, lorsqu’un d’entre eux est abattu ou s’écrase, cela devient tout de suite un « évènement ». Lorsque le 25 novembre 2019, deux hélicoptères français se percutent au cours
d’un combat, les pertes sont telles, 13 soldats tués, l’ébranlement est de suite stratégique et sert de prétexte à un changement de stratégie, qui aurait dû sans doute survenir de toute
façon tant la situation générale autour des Français devenait critique.
Une nouvelle phase commence donc début 2020 avec le renfort de 600 soldats supplémentaires, ce qui permet à Barkhane d’atteindre un volume double de celui
de 2014 et qui n’augmentait jusque-là que par « petits paquets ». Il y a aussi des moyens nouveaux très importants comme les drones Reaper armés, dont on ne peut que se scandaliser que la France
n’ait pas réussi à en concevoir elle-même d’équivalent et depuis longtemps.
Avec ce surcroît de volume, d’activité et de prise de risques, les pertes françaises augmentent aussi forcément. De décembre 2019 à janvier 2021, treize soldats
tombent à nouveau, dix par engins explosifs, deux par accident et un dans combat rapproché. Cela ne veut pas dire que les choses vont plus mal, au contraire car les pertes ennemies augmentent
bien plus et, ce qui est plus important, suffisamment pour atteindre des résultats stratégiques.
À la fin de cette période, le rapport des pertes est redevenu proche de celui des premiers mois de 2013, avec 80 ennemis tués pour un Français, au lieu de 1
pour 45 dans la période intermédiaire, et le taux de pression est remonté à 70 %. Les résultats opérationnels ont été mécaniquement au rendez-vous avec la neutralisation de l’État islamique
au Grand Sahara, aidée par sa guerre avec le GSIM, et des coups sévères portés à cette coalition. À la fin de 2020 et alors que le potentiel d’acceptabilité de l’opération Barkhane se réduit très
vite, il y avait de quoi proclamer une victoire, relative comme toujours, qui nous aurait permis de changer de posture pour quelque chose de moins visible et de plus endurant.
Grâce à une excellente organisation du renseignement et l’arrivée des drones armés, 80 % des pertes ennemies sont désormais le fait des forces aériennes et des
forces spéciales. En continuant à nous appuyer sur cette capacité, il aurait été possible de transférer hors du Mali le groupement aéromobile et de transformer le « groupement désert » en force
d’accompagnement des troupes locales, sans doute plus efficace que la Task Force Takuba, dont on sait que les membres européens ne combattront pas. On a peut-être trop tardé à saisir cette
opportunité et en parvenant à tuer cinq de nos soldats en quelques jours, l’ennemi a réussi à réintroduire le doute. Il faut désormais réattaquer durement pour retrouver une marge de manœuvre
politique.
La concentration des efforts est un des « principes de la guerre » de Foch que l’on inscrit dans tous les documents de doctrine militaire. Ceux-ci n’ont visiblement
jamais été lus par un exécutif politique qui a toujours préféré être présent partout avec ses soldats si faciles à déployer, plutôt qu’efficace quelque part. La liberté d’action est un autre
principe. Il sous-entend que l’on conserve l’initiative de nos actions et qu’on ne se contente pas de réagir aux évènements, en changeant par exemple de politique de défense parce qu’il y a eu
des attentats (prévisibles) en France en janvier 2015, ou de posture opérationnelle au Sahel seulement parce qu’on a eu plusieurs soldats tombés le même jour. Là encore, ce principe est
visiblement mal connu sinon on aurait mieux conduit cette guerre.
Le but d’une opération militaire n’est pas d’avoir aucun mort, sinon le meilleur moyen pour y parvenir est de ne pas la déclencher, mais de faire en sorte
que ces morts presque inévitables ne l’aient pas été pour rien. Nous sommes actuellement sur le fil du doute, il est temps de changer de posture sur une victoire avant de basculer dans la
certitude de l’échec.
Atermoiements de la France au Mali : « on est à la ramasse »
...selon le colonel Hogard - Le 05/01/2021.
par
Jean-Baptiste Mendes.
Alors que la France a perdu cinq militaires engagés au Mali en une semaine, Florence Parly, ministre des Armées, a évoqué une probable réduction des
effectifs de la force Barkhane. Une annonce surprenante selon le colonel Jacques Hogard, très critique sur l’absence de stratégie politique pour guider cette intervention
militaire.
Au Mali, « le vrai problème est politique, il n’est pas militaire », résume le colonel Hogard.
Dans un entretien à Sputnik,
l’ancien officier de Légion et des forces spéciales ne mâche pas ses mots face à la possible réduction des effectifs de la force Barkhane, annoncée par Florence Parly, dans
un entretien
accordé au Parisien.
« Une bonne stratégie militaire est toujours subordonnée à une vraie vision, une vraie stratégie politique », poursuit-il avant d’ajouter, cinglant : « Je
crois que nous n’avons pas de stratégie politique ».
Alors que la France décidait le 2 février 2020 l’envoi d’un renfort de 600 soldats, portant l’effectif présent à 5 100 militaires, la ministre des Armées a
affirmé ce 4 janvier que « nous serons très probablement amenés à ajuster
ce dispositif : un renfort par définition, c’est temporaire ». Après les trois militaires du 1er régiment de chasseurs tués dans une attaque le 28 décembre, les
deux morts supplémentaires du 2e Régiment de hussards, le 2 décembre à Menaka, semblent être de nature à faire fléchir le gouvernement. Pis, pour l’ancien militaire,
cette annonce reflète l’incapacité du gouvernement à appréhender les réalités régionales.
Des «
succès tactiques » sans lendemain ?
« On est plutôt dans la communication qu’autre chose », souligne l’ancien officier para. Même s’il concède que 50 soldats français tombés au Mali sont
toujours « trop », Jacques Hogard ne peut s’empêcher de les comparer aux quelque 15 000 soldats tués durant la guerre d’Algérie, et de juger en conséquence les pertes de l’Opération
Barkhane « faibles ». Ainsi pointe-t-il cette contradiction entre le risque inhérent à toute opération militaire et les évolutions
sociétales :
« On ne fait pas la guerre sans admettre le risque de la mort. Or, nous sommes dans une société qui n’admet plus l’idée de la mort ».
Dans le même entretien au quotidien de la capitale, Florence Parly justifie le renfort de 600 hommes de février dernier par un objectif principal, celui de
cibler « le groupe affilié à Daech, l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) » dans la zone des trois frontières (Mali, Burkina Faso, Niger). Une stratégie qui aurait permis de remporter
des « succès militaires importants » en 2020, notamment la neutralisation de deux leaders terroristes, Abdelmalek Droukdal en juin et Bah Ag Moussa en novembre.
Mais remporter des batailles ne fait pas forcément gagner les guerres. L’ancien diplomate et spécialiste du Sahel, Laurent Bigot, confiait à Sputnik en
septembre 2020 que Barkhane avait certes rencontré « des succès tactiques », mais que cette opération se révélait finalement un « échec
stratégique », au vu des progrès des groupes terroristes et de l’appui peu probant aux armées nationales.
Le
gouvernement français navigue à vue
Si la ministre admet la forte capacité de résistance des « terroristes », elle se félicite que la force Barkhane n’ait de cesse de « s’adapter à la
configuration du terrain, aux modes opératoires des groupes terroristes ». L’action française se révèlerait pour autant inefficace, estime le colonel Hogard, tant les acquis militaires
devraient être couplés à une stratégie politique, une vision d’ensemble.
La cécité française n’est d’ailleurs pas neuve, puisque ces troubles au Sahel proviennent notamment « de la déstabilisation de la Libye par la chute de
Kadhafi en 2011, provoquée par la France et le président Sarkozy ». Depuis, le gouvernement français navigue à vue dans sa stratégie vis-à-vis du Mali, affirme notre interlocuteur. Le 18
août dernier, le coup d’État militaire à Bamako prenait de court le Quai d’Orsay.
« Les bons observateurs savaient que le régime d’IBK ne pouvait pas durer, c’est un régime pourri jusqu’à la moelle par la corruption, les arrangements. On
ne peut pas avoir été surpris par ce coup d’État. Ça veut bien dire qu’on est là-bas un peu hors-sol. La compréhension du milieu, de l’environnement, des jeux politiques sur place, est
fondamentale. Or j’ai l’impression qu’on ne les maîtrise plus, on est à la ramasse, on est toujours en train de courir derrière l’évènement ».
L’objectif à long terme de la France est-il de « soutenir des gouvernements fatigués et au bout du rouleau » ou de permettre à ces États du Sahel de « se
forger un avenir sur des bases solides » ? L’ancien militaire s’insurge alors contre le fait systématique de coller « l’étiquette islamiste ou djihadiste » à tous ceux qui sont « opposés
à la politique du gouvernement de Bamako » jusqu’au renversement d’Ibrahim Boubacar Keita :
« Ils nous prennent comme cibles parce qu’on est là et parce qu’on leur tire dessus […] Les Touaregs et les Peuls ne sont pas anti-français au départ. Mais
les soldats français sont sur le terrain pour leur faire la guerre, parce qu’on leur a collé l’étiquette de djihadiste. Je ne suis pas certain que cette étiquette corresponde à chaque
fois à des djihadistes ».
Une maladresse synonyme d’une prise en compte trop superficielle des réalités ethniques, économiques et sociales de la région. Et Jacques Hogard de
regretter que les revendications du MLNA, Mouvement de Libération nationale pour la libération de l’Azawad, composé « de Touaregs qui n’étaient pas particulièrement islamistes », n’aient
pas été entendues.
« On a laissé pourrir la situation », conclut l’ancien officier para avec amertume.
Chronique de Renaud Girard* parue dans le Figaro le 4 janvier 2021
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Cela fait maintenant huit ans que l’armée française est déployée au Sahel. Dans la seule semaine chevauchant le jour du nouvel an 2021, cinq de ses soldats y ont trouvé la mort. Ils furent tués à
l’est du Mali, par ces bombes artisanales cachées sous le sable des pistes, qu’on appelle IED (Improvised Explosive Devices) dans le jargon militaire, depuis
les dernières interventions occidentales en Afghanistan et en Irak.
Huit années, c’est déjà plus long que la guerre d’Algérie. Les résultats en matière de stabilisation régionale ne sont pas éblouissants, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est un dossier où il
vaut mieux éviter les y a qu’à et
les faut qu’on, car personne ne possède de potion
miracle pour garantir la réussite des interventions occidentales en terre d’islam. Il serait absurde de précipiter le départ des forces françaises, car elles sont aujourd’hui les seules à
empêcher que le Mali, ancienne colonie de l’Afrique occidentale française, vaste comme deux fois et demi l’hexagone, se transforme en sanctuaire pour djihadistes internationalistes.
Mais, au bout de huit ans sans résultat patent, ne convient-il pas de regarder la situation en face, afin de repenser notre stratégie ?
Provoquée par l’intervention militaire franco-britannique du printemps 2011, la chute brutale du régime Kadhafi a aggravé une situation économique et sécuritaire déjà très précaire dans la région
sahélienne. Les stocks d’armes de la Libye se sont retrouvées aux mains de milices incontrôlables professant l’islamisme, s’enrichissant du trafic de la drogue et des êtres humains, et profitant
du sanctuaire du sud algérien.
Au Mali, on peut se demander aujourd’hui s’il n’y a pas un lien entre l’arrivée dans le sud libyen de djihadistes syriens mercenaires de la Turquie et l’intensification des attaques par IED. Une
chose est sûre : la région intéresse le président Erdogan, qui a proposé au Niger, il y a six mois, d’y installer une base militaire.
Suite au sommet de Pau de janvier 2020, où les pays du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina, Niger, Tchad) ont manifesté leur souhait du renforcement de la présence française, 5000 soldats
français sont aujourd’hui déployés dans la région, aidés de plus en plus efficacement par 5000 soldats sahéliens, incapables cependant aujourd’hui de prendre le relais. Le Mali dispose en outre
des forces onusiennes de la Minusma, 13000 hommes, statiques, mais dont le rôle reste essentiel pour la stabilité d’un pays dépourvue de réelle administration.
Malgré ces déploiements militaires, la perspective sécuritaire ne s’est guère améliorée au Mali, car les problèmes de fond n’y ont pas été réglés. C’est un pays artificiel, où les Touaregs du
nord n’acceptent pas d’être gouvernés par les Noirs du sud, qui furent jadis leurs esclaves. Les idéologues islamistes ont su instrumentaliser à leur profit ces revendications anciennes. Aux
exactions islamistes se sont ajoutées les luttes interethniques dans la boucle du Niger, notamment entre Peuls et Dogons, entre pasteurs et agriculteurs. L’armée malienne s’est montrée autant
incapable de détruire les groupes djihadistes que de désarmer les milices d’autodéfense ethniques. On retrouve le même problème au nord du Burkina Faso.
Les pays de l’UE apportent une aide au développement d’un milliard d’euros au Sahel, mais leurs hommes ne sont pas prêts à venir y mourir aux côtés des soldats français. La France parvient à tuer
un certain nombre de chefs djihadistes plus ou moins médiatisés, sans parvenir à dissuader de nouvelles vocations. Dans la population, la perception de soldats étrangers en armes est forcément
fluctuante : ils peuvent passer très rapidement du statut de protecteurs à celui d’occupants. Ils deviennent des boucs-émissaires s’ils se révèlent incapables de maintenir la paix civile,
quand bien même son viol résulte de facteurs locaux totalement extérieurs à eux.
La France a-t-elle vocation à redevenir le gendarme du Sahel, ce qu’elle fut de 1890 à 1960 ? Voici la question qu’il faut se poser avant de repenser notre stratégie. N’est-il pas temps de
prévenir les Etats africains qu’il leur appartient de gérer leur sécurité et que l’armée française ne restera pas éternellement sur le terrain pour les protéger ? Un coup de main
occasionnel, oui. Une protection parentale ad vitam
aeternam, non ! Ce sont des configurations dynamiques qui conviennent à l’armée française sur le
terrain africain. Pas des configurationsstatiques, car
elles finissent fatalement par être perçues comme de l’administration coloniale.
Au Sahel, il faut élaborer une stratégie de sortie progressive, reposant sur la montée en puissance des armées africaines, laquelle passe d’abord par de la formation, française mais aussi
européenne. En Afrique, aide ton ami à se défendre. Mais si tu persistes à le faire à sa place, tu lui rendras à long terme le plus dangereux des services.
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*Renaud Girard est membre du Conseil d’orientation stratégique de Geopragma