8 mai 2017 Intervention aux Mardis de
l'innovation
sur le thème du "soldat du futur".
Dans le numéro de novembre 1956 de la revue militaire américaine Army, le lieutenant-colonel Robert Rigg faisait une
description de ce que serait selon lui le soldat américain du futur. Dans son esprit, le futur c’était l’année 1970, à peine 14 ans plus tard, ce qui dénote déjà l’idée d’une évolution très
rapide des choses, et le soldat était associé au fantassin. Vous noterez que c’est également l’idée implicite exprimé par
l’affiche qui annonçait cette séance : quand on parle du soldat du futur, on ne pense visiblement pas au pilote de chasse, au tankiste ou au sapeur du futur qui sont pourtant aussi des
soldats mais à celui qui combat au plus près, les yeux dans les yeux (ce qui arrive très rarement en fait) et qui mériterait donc, depuis les duellistes de l’Illiade, en priorité ce titre.
Admettons donc cette limitation du propos, qui m’arrange parce que finalement c’est ce que je connais le mieux, et qui n'est pas si fausse. La proportion des fantassins, réguliers,
irréguliers, mercenaires ou amateurs intermittents n'a sans doute jamais été aussi importante dans le monde parmi les combattants. Il est probable qu'il en sera encore ainsi assez
longtemps.
Le lieutenant-colonel Rigg, revenons à lui, décrit dans son article un homme bardé d’une armure et d’un casque fait d’un mélange
d’acier et de plastique. Ce soldat dispose d’un masque à gaz, il est protégé des flashs des explosions atomiques par des lunettes noires qui se mettent en place avec un bouton sur son casque
intégral et ne craint pas les pluies radioactives grâce un imperméable en plastique transparent. Il peut creuser des trous pour se protéger avec un « petit bazooka ». Il est capable
de communiquer avec ses voisins avec une radio intégrée à son casque et peut voir la nuit grâce à des lunettes à infrarouge. Détail intéressant, l’auteur ajoute que grâce à cette vision
nocturne « ce sera le coup de grâce pour la guérilla communiste dans la jungle » comme s’il s’agissait seulement d’un problème de camouflage. Son armement est
étrangement peu décrit mais ressemble à un fusil d’assaut à longue portée. Il se nourrit de pilules et comprimés mais fume toujours, une petite poche est même prévue dans la tenue pour y
mettre un paquet de cigarettes. Ce combattant du futur est projeté à grande distance grâce à des plateformes géantes à propulsion atomique, hélicoptères ou avions géants qui servent aussi de
bases aériennes d’où décolleraient des engins divers, transport de troupes, engins de surveillance ou d’appui pour mener des opérations qui ressemblent encore beaucoup aux opérations
aéroportées de la Seconde Guerre mondiale.
Cette image du combattant futur, très partagée à l’époque et dont on retrouve des échos dans la science-fiction
(Starship troopers de Heinlein qui date de 1959) puis dans les films et feuilletons d’espionnage des années 1960, est éclairante. Evidemment, rétrospectivement on en mesure toutes
les naïvetés. En réalité, le fantassin américain de 1970 n’a finalement guère été différent de celui de 1956 hormis qu’il était doté depuis peu d’un fusil d’assaut, le M-16, et éventuellement
des premiers gilets de protection. Il faut attendre en réalité les années récentes, quarante ans après l’article, pour voir apparaître l’esquisse de ce « super-fantassin »
« augmenté » par Félin ou autre système, mais on est encore bien loin du fantassin volant.
Comment expliquer ces erreurs grossières de la part de très certainement un bon officier ? Les erreurs de prévision sont en
réalité extrêmement communes et pas seulement dans le domaine militaire. Dans les missions militaires on décrit toujours ce qui relève de la zone de responsabilité, celle où on agit, et la
zone d’intérêt, celle où normalement on ne met pas les pieds mais qu’il est indispensable de surveiller car ce qui s’y passe a une influence sur ce que l’on fait. Un biais commun est de se
concentrer sur cette zone de responsabilité que l’on connaît bien tout en ignorant son environnement. Depuis la rédaction d’un livre jusqu’à la réalisation d’une loi de programmation
militaire, on peut donc prévoir les choses en considérant au mieux l’aléa des inconnues connues (le résultat d’un lancer de dés) jusqu’à ce que survienne l’inconnue inconnue (celle que l’on
ne pouvait anticiper) venue de l’extérieur, qui finit sur la durée par forcément survenir et qui vient tout perturber.
Maintenant, ce n’est pas parce qu’on connait bien sa zone de responsabilité que l’on n’est pas non plus victime de biais, comme par
exemple les effets de mode. Rigg voit de l’énergie atomique partout. Un moteur atomique a été mis en service en 1953 dans un sous-marin et on ne voit pas à l’époque ce qui pourrait empêcher
d’en mettre dans tout engin volumineux ; la fusée de Tintin dans Objectif Lune est mue, en 1950, par un moteur atomique. La mode est aussi aux armes atomiques dites
tactiques. A partir du milieu des années 1950, l’US Army se dote de tout un arsenal de milliers de missiles, obus et même roquettes (les Davy Crockett d’une portée de 4 km) atomiques et se
prépare à combattre en ambiance nucléaire. Il faut quelques années pour comprendre que ce n’est pas forcément une bonne idée, et qu’il serait à la fois incroyablement meurtrier et compliqué
de combattre dans un théâtre d’opérations où pleuvrait des munitions atomiques. Dès la fin des années 1950, les Américains font des exercices à grande échelle qui démontrent cette folie mais
on persiste quand même, un peu par l'inertie des grands programmes industriels, au prix de plusieurs milliards de dollars. Gardons cela en tête, ce n’est pas parce que c’est dans l’air
du temps, que cela a l’air séduisant, que cela va être efficace. La grande majorité des inventions ne deviennent pas des innovations, et on peut s’enticher pour des choses qui au bout du
compte s’avèrent peu utiles voire contre-productives par leurs effets secondaires ou, plus subtilement, par ce qu’on a sacrifié en allant dans cette voie. Dans les années 1960, les
Soviétiques ont développé le premier engin transporteur de troupes capables de franchir les rivières en flottant. Dans la foulée, l’armée de terre française et d’autres se sont dotées de
leurs propres modèles amphibies avant de s’apercevoir qu’on ne pouvait franchir, au mieux, qu’à partir de 15 à 20 % des rives et qu’on avait considérablement réduit le blindage des engins
pour finalement une fonction peu utile. D’une manière générale, les anticipations, qu’elles
proviennent des organes institutionnels ou des écrivains, ont beaucoup de mal à estimer la « vitesse des choses ». Très empiriquement on peut constater qu’environ 80 % des
phénomènes se déroulent plus lentement que prévu et que 20% vont en revanche vite et qu’une poignée seulement va très vite. Le début du XXIe siècle que nous vivons ressemble
peu à ce qui était imaginé au siècle précédent. En fait, il ressemble encore beaucoup à celui-ci. On ne se nourrit pas de pilules et on n’utilise pas de voitures volantes (ou des skateboards
volants comme dans Retour vers le futur), on dispose quasiment tous en revanche d’un smartphone et/ou d’un ordinateur portable reliés à Internet, ce que personne n’avait vu venir,
ou presque. Il y a toujours statistiquement des gens qui voient juste mais comme on ne sait jamais qui c’est sur le moment, c’est peu utile. Les choses évoluent d’autant plus lentement dans
une armée que l’on n’y dispose que de ressources finies (je serai curieux au passage de connaître le coût des hélicoptères et des bases
volantes atomiques décrit par Rigg). Il faut arbitrer entre l’investissement et le maintien en état de l’ancien. Il est rare aussi que
l’on puisse investir dans tous les possibles, avec ce problème particulier que les délais de conception et d’acquisition puis ceux de possession sont très importants. Un matériel moderne
important se conçoit en vingt ans et s’utilise pendant quarante. Les choix engagent donc très lourdement l’avenir.
Dans l’infanterie française, on a fait le choix dans les années 1970 de privilégier la capacité de lutte antichars plutôt que la capacité de lutte contre les autres fantassins. On s’est donc doté de la fin des années 1970 au début
des années 1990 d’une panoplie de missiles et de lance-roquettes très performants, à ce détail près que les cibles prévues pour ces munitions ont disparu en 1991 avec la fin de l’URSS, ce
fameux environnement qui a tendance à changer plus vite que les programmes. Il a fallu malgré tout faire avec cet arsenal et on fait toujours largement avec. De la même façon, l’infanterie française reste encore
largement équipée de véhicules, d’hélicoptères, de fusils, de canons des années 1970, parfois même avant. Le véhicule de l’avant blindé, le transport de troupes à tout faire de l’armée
française, est contemporain de la Renault 16. Le renouvellement s’effectue à partir d’équipements conçus dans les années 1980 dont on a, réduction budgétaire oblige, étalé le développement et
l’acquisition jusqu’à aujourd’hui. Nous nous équipons donc encore de matériels prévus pour lutter en Allemagne contre le Pacte de Varsovie, comme s’ils venaient d’une machine à remonter le
temps. L’armée de terre française, comme la plupart des autres, c’est encore de l’ancien, un peu d’années 1980 et une pincée de XXIe siècle. Cette part la plus moderne tend
bien sûr à augmenter avec de nouveaux programmes, comme le nouveau fusil d’assaut et les véhicules tactiques du programme Scorpion, tous numérisés, mais on peut d’ores et déjà décrire à quoi
ressemblera l’infanterie française en 2050…si rien d’important dans l’environnement des armées. Or, il se passe toujours des choses dans cet environnement.
Quand on fait le bilan de l’emploi des forces armées françaises depuis 1815, on s’aperçoit que celles-ci changent de mission
principale tous les dix-quinze ans, entre guerre interétatiques, guerres contre des groupes irréguliers, sécurisation intérieure et sécurisation extérieure (interposition, stabilisation).
Quand j’ai commencé ma carrière comme sous-officier, je me préparais tous les jours à un affrontement apocalyptique contre les divisions blindées-mécanisées du Pacte de Varsovie, puis cet
ennemi a disparu, et ce sont finalement, de manière totalement imprévue, des divisions irakiennes que nous avons affronté, avant de passer à la période du « soldat de la paix » puis
de celle de la contre-insurrection contre des organisations islamistes. A chaque fois, le contexte changeait, l'acceptation du risque également depuis le sacrifice de masse en Allemagne
jusqu’au zéro mort. Et il fallait faire cela avec le même outil militaire. Cela avait deux conséquences.
La première est que cette succession de défis, souvent inattendus, à impliqué aussi des adaptations qui ressemblaient
souvent à des improvisations. En quatre ans, de 1914 à 1918, la physionomie du combattant s’est radicalement transformée. Une section d’infanterie française de 1918 aurait été capable
d’écraser n’importe quelle section d’infanterie de 1914. On n’a pas connu depuis d’évolution d’une telle ampleur, résultat de la combinaison d’une très forte incitation à innover mais aussi
d’un grand potentiel inexploité, de voies non explorées. La quasi-totalité des nouveaux équipements mis en place pendant la Grande Guerre dans l’infanterie (fusil-mitrailleur, grenades à main
ou à fusil, casque d’acier, masque à gaz, fusils à lunettes, lance-flammes, mortiers, etc.) existaient déjà à l’état de prototypes avant-guerre ou pouvaient être fabriqués très vite. Mais il
ne s’agit là que d’une partie des potentialités. La plupart des innovations sont en réalité des changements de
structure, de méthode ou de manière de voir les choses. L’innovation majeure de la Grande guerre en termes de combat d’infanterie a sans doute été le groupe de combat, c’est-à-dire une
cellule tactique d’une dizaine d’hommes confiée à un jeune sous-officier à partir de 1917. Cette innovation impliquait simplement d’accepter que des sergents soient capables de prendre seuls
des décisions tactiques. On introduisait ainsi une souplesse tactique qui n’existait pas avec les tirailleurs individuels dispersés ou inversement les lourdes sections à 40 hommes évoluant
d’un bloc, on résolvait ainsi un problème vieux de soixante ans avec l’apparition en nombre des fusils à âmes rayées qui avaient multiplié d’un coup par quatre la zone mortelle entre les
combattants ennemis. L’infanterie française a connu d’autres bouffées
d’innovations improvisées. Personne au milieu des années 1930 n’aurait imaginé l’infanterie de la guerre d’Algérie vingt ans plus tard, débarquant d’hélicoptères en tenues camouflées et avec
un armement léger complètement renouvelé. Au début des 1990, nouvelle adaptation au contexte changeant, on a improvisé une infanterie mieux protégée avec quelques armements et équipements
nouveaux. J’ai connu cette transformation en quelques jours seulement avant d’être engagé à Sarajevo en 1993. L’engagement dans les provinces afghanes de Kapisa-Surobi en 2008 a été aussi à
l’origine d’une nouvelle adaptation dans l’urgence. A chaque fois, rappelons-le, ces adaptations ne sont pas seulement techniques, les sections ne sont plus organisées de la même façon et
surtout les méthodes évoluent considérablement.
On peut connaître aussi des désadaptations et des dégradations. Les sections et groupes d’infanterie de 1918 étaient
des structures complexes à commander. Après la guerre, avec la disparition des vétérans et la réduction du service militaire, les
sergents, chefs d’orchestre du système, ont eu de plus en plus de mal à conserver le niveau de compétence nécessaire. Malgré quelques évolutions techniques, l’infanterie française du début
des années 1930 est moins performante que celle de 1918. Le soldat américain de 1970 n’est pas le parachutiste high tech combattant en ambiance nucléaire, c’est globalement
un soldat démoralisé réfugié dans une base au Vietnam qui se drogue et répugne à combattre. La plupart des bataillons de l’infanterie américaine de 1970 étaient moins efficaces qu’en
1956.
L’environnement militaire comprend aussi un paramètre particulier qui s’appelle l’ennemi. Cet ennemi cherche d’abord à vous tuer,
ce qui a tendance à forcément induire une forte dose de stress dans les actions de combat, actions qui s’obstinent du coup à être toujours différentes des laboratoires ou des champs de tir.
Vue du fantassin, le combat c’est d’abord un management de la peur.
Cette peur inévitable transforme les individus. L’homme au combat n’est plus tout à fait le même que sur un champ de tir ou dans un
salon de démonstration. C’est un homme naturellement augmenté par les réactions organiques du corps qui, sur l’alerte de l’amygdale, va mobiliser des ressources organiques par une série
d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques comme celle de l’adrénaline. En quelques instants, on devient plus fort et plus résistant à la douleur. L’augmentation du rythme cardiaque
permet des efforts physiques intenses. Oui mais voilà, le cerveau aussi s’en mêle et l’appréciation qui est faite par le néo-cortex de la capacité à assurer la survie peut permettre de
contrôler cet emballement ou au contraire l’amplifier. Dans ce cas-là le processus mobilisation peut devenir contre-productif et l’homme augmenté devenir un homme diminué. Au-delà d’un
premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et l’accomplissement de gestes jusque-là considérés comme simples peut devenir compliqué. Au stade suivant, ce sont les sensations qui se
déforment puis les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile, puis impossible, de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on
imitera son voisin, à condition d’en avoir. Au stade ultime du stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie. Même doté des équipements les plus sophistiqués, il peut
rester ainsi totalement prostré et souvent incontinent face à quelqu’un qui va le tuer.
C’est ainsi qu’entre un champ de tir et un combat réel, on assiste à des décalages énormes de performances, même avec des
équipements qui tiennent leurs promesses. Dans un contexte de combat, les facteurs psychologiques, la formation (qui permet notamment de déceler plus vite le danger et surtout d’en faire une
appréciation plus juste) sont bien plus importants que les aspects matériels avec qui ils sont cependant en interaction. Les armes puissantes, les mitrailleuses par exemple, ont tendance à
plus rassurer que les armes légères par exemple. La combinaison soldat-mitrailleuse sera donc sans doute un peu plus efficace que prévue à partir simplement à partir des résultats des champs
de tir. Il n’en sera pas de même avec les armes complexes d’emploi. Sur un champ de tir, le fusil antichar de 13 mm conçu par les Allemands en 1918 était très efficace. Dans la réalité,
seulement deux chars légers français ont été détruits par cette arme très délicate et dangereuse à utiliser, surtout à cent mètres face à des engins ennemis. Car l’ennemi s’obstine aussi à
trouver des parades à toutes les innovations. Au début de la guerre du Kippour en octobre 1973, les équipes antichars égyptiennes utilisant le système soviétique AT-3 Sagger obtenaient 50 %
de coups au but sur les chars israéliens, performance remarquable au regard de la difficulté à guider les missiles sur plusieurs kilomètres. On annonçait déjà « la mort du char » et
le triomphe de l’infanterie à missiles. Quelques jours plus tard, ce pourcentage tombait pratiquement à zéro, le guidage devenant impossible sous le déluge de feu d’artillerie ou de
mitrailleuses lourdes qui accompagnait désormais systématiquement les chars israéliens.
Car on n’évolue pas pour le plaisir d’évoluer mais pour vaincre un ennemi. Pour combattre, il faut accepter de se rencontrer, ce
qui suppose un minimum de ressemblance. En 1956, au moment des prédictions du lieutenant-colonel Rigg, l’armée française est engagée en Algérie où elle s’apercevait qu’elle était trop moderne
pour combattre l’ennemi qui lui faisait face. Après plusieurs échecs, elle procéda donc à une large rétro-évolution : les pilotes abandonnèrent les jets les plus sophistiqués pour prendre le
manche d’avions à pistons de la Seconde Guerre mondiale, plus lents et donc permettant de mieux voir ou tirer des cibles terrestres fugitives ; l’infanterie abandonna ses véhicules pour
réapprendre à marcher et à traquer l’ennemi sur son terrain ; certaines unités de cavalerie retrouvèrent le cheval. Les moyens modernes, comme un nouvel armement individuel ou les
hélicoptères, ne furent utilisés que lorsqu’ils s’avèraient adaptés au contexte.
L’augmentation de puissance est une chose relative. La recherche du toujours plus loin dans le même sens est fatalement une
impasse, comme lorsque les armées des diadoques allongeaient sans cesse les sarisses de leurs phalanges jusqu’à la paralysie. Le coût de l’électronique individuelle et surtout de la
protection a fait monter le prix de l’équipement du fantassin américain de moins de mille euros pendant la guerre du Vietnam à quinze mille aujourd’hui. Le système Félin français, lui, coûte
maintenant quarante-deux mille euros pièce. On tend ainsi à rejoindre pour les fantassins les principes de la loi d’Augustine, du nom de l’ancien directeur de Lockheed Martin qui estimait
qu’au rythme d’évolution des coûts des avions de combat, le budget américain de la défense de 2054 servirait tout entier à payer un seul appareil.
Le soldat augmenté est donc mécaniquement un soldat rare. Pour le prix d’un seul d’entre eux, l’ennemi local peut payer plusieurs
dizaines de miliciens dont la mort éventuelle aura par ailleurs moins d’effet stratégique que celle du soldat occidental. Une section d’infanterie française a été détruite en 2008 dans la
vallée afghane d’Uzbeen par des rebelles sans gilets pare-balles et équipés d’armes des années 1960, mais plus nombreux. Même si sept d’entre eux sont tombés pour un Français, le combat a été
considéré par tous comme une défaite française. La supériorité supposée rend en effet plus insupportable l’échec, même relatif. L’emploi de soldats équipés du système Félin aurait-il permis
d’éviter ce sentiment ? Rien n’est moins sûr. Au lieu d’un « homme toujours plus », d’un chevalier à armures à plates, il serait peut-être plus utile d’avoir deux hommes. Ils tireront plus ou
pourront se relayer pour maintenir la vigilance sans usage de drogues. Une section un peu plus nombreuse à Uzbeen et avec un peu plus de munitions aurait sans doute été plus efficace que la
même équipée de Félin.
En réalité, loin de ces projets futuristes encore très aléatoires, l’élément le plus novateur des dernières années réside plutôt dans l’élargissement de la
capacité à produire des soldats. Dans le cycle de science-fiction des Princes d’ambre, Roger Zelazny décrit l’affrontement entre des êtres surhumains dotés de la capacité à se déplacer
n’importe où et d’autres qui ont la possibilité inverse, faire venir à eux ce qu’ils veulent. Les opérations en cours ressemblent d’une certaine façon à cet affrontement entre des soldats
professionnels, nomades internationaux de plus en plus rares et sophistiqués, et des combattants locaux amateurs qui bénéficient des flux de la mondialisation pour faire venir à eux des
objets et des connaissances. Comme l’explique Chris Anderson dans La Longue Traîne, on remarque les efforts de plus en plus importants des institutionnels pour rester au sommet de
la puissance, mais on néglige les nombreux petits groupes armés dont l’apparition a été permise par les nouvelles technologies (ou leur association avec des anciennes) et l’ouverture des
frontières de toutes sortes. C’est ainsi que certains ont pu se multiplier et, associés à une acceptation plus forte du sacrifice, être capables de tenir tête aux armées les plus modernes.
Depuis le début des années 2000, les armées occidentales et israélienne ont été incapables de détruire une seule de ces nouvelles organisations armées dans le grand
Moyen-Orient.
Comme l’ont montré les attentats de janvier 2015, il est aussi possible de former des groupes encore plus petits au
sein même des sociétés occidentales. Un amateur peut s’entraîner physiquement aussi durement qu’un soldat, acquérir via Internet les mêmes connaissances techniques que lui et même se préparer
psychologiquement très sérieusement. Avec des gilets pare-balles en vente libre et des smartphones, un groupe d’amateurs sera mieux protégé et se coordonnera bien mieux qu’un groupe de
soldats des années 1980. L’acquisition de l’armement et des munitions est plus problématique, quoique facilitée par les flux issus de l’ouverture des arsenaux après la guerre froide. Sinon,
avec des imprimantes 3D, il est déjà possible de fabriquer des armes rudimentaires chez soi. Le tout peut être financé par un simple crédit à la consommation. Ainsi, en novembre 2013, avec
Abdelhakim Dekhar, et surtout en janvier 2015, quelques hommes, apparemment venus de nulle part, ont pu défier des agents de police et il a été nécessaire de faire appel à des unités
d’intervention d’élite pour en venir à bout. Plus que les soldats augmentés, rares et chers, c’est l’augmentation du nombre de « soldats
amateurs » qu’il faut sans doute anticiper et craindre.
En conclusion, au risque d’être décevant, je ne sais pas à quoi ressemblera le « soldat du futur ». Il y aura
certainement des percées technologiques, pour l’instant en termes d’électronique, au sens large. Peut-être aussi dans les matériaux de protection ou les armes. Peut-être que l’on parviendra
enfin à briser ce plafond qui rend pour l’instant les sections d’infanterie d’aujourd’hui à peine plus efficace que celles de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce dont je suis sûr c’est
qu’il y aura beaucoup de « soldats du futur », pas forcément très différents physiquement de ce que l’on voit aujourd’hui avec encore certainement pendant longtemps plus d’hommes en
jeans armés d’une variante de kalashnikov que de robocops. Ce qu’il y aura dans les têtes, la capacité à prendre des risques, la compétence, la détermination, le nombre aussi tout cela sans
doute encore et toujours plus important que les équipements qu’ils portent, et tout cela est bien plus changeant.