Les enseignements opérationnels de la guerre du Haut-Karabakh
...par le Col. Michel Goya - Le 01/12/2020.
Le 10 novembre 2020, l’Azerbaïdjan et l’Arménie signaient sous l’égide de la Russie un accord mettant fin aux hostilités dans le Haut (ou Nagorno) — Karabakh.
Après six semaines de guerre, l’Azerbaïdjan reprenait le contrôle des sept districts peuplés d’Azéris et de Kurdes qui étaient occupés par les Arméniens depuis 1994. Elle recevait également le
droit de maintenir ses forces armées dans les territoires conquis, dont le district de Chouchi qui commande le corridor étroit de Lachine entre l’Artsakh, selon l’appellation arménienne du
Nagorno-Karabakh, et l’Arménie. Elle obtenait enfin un accès libre à travers le territoire de l’Arménie jusqu’au Nakhitchevan, son enclave jouxtant la frontière avec l’Iran. La Russie s’engageait
de son côté à déployer 2 000 soldats sur place dans une mission d’interposition et de maintien de la paix. Si l’Artsakh survivait comme entité politique au statut des plus flous, son
existence était largement menacée à terme. Il s’agissait là de gains considérables pour l’Azerbaïdjan, 26 ans après le désastre de la guerre perdue contre l’Arménie.
Cette victoire nette de l’Azerbaïdjan a pu surprendre ceux qui étaient restés sur les défaites humiliantes des armées 1990 face à des troupes arméniennes
incontestablement supérieures, plus motivées et mieux commandées. Elle ne doit pourtant rien au hasard.
La guerre est un acte politique
Le gouvernement azerbaïdjanais a d’abord déclenché cette guerre, car il n’a pas été dissuadé de le faire. Il n’a pas été retenu par l’ordre international et la peur
de sanctions et de rétorsions diverses pour avoir employé la force. Il est vrai que la communauté internationale, ni même d’ailleurs l’Arménie, n’a jamais reconnu la République du Haut-Karabagh,
et plutôt soutenu la position de l’Azerbaïdjan en particulier sur les districts occupés autour de l’Artsakh. En 2007, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) qui tente
de normaliser la situation dans la région a établi leur restitution à l’Azerbaïdjan comme un préalable nécessaire à la paix. En face, l’Artsakh et son protecteur arménien ont toujours fait preuve
d’intransigeance, arguant de la nécessaire sécurité de ce glacis, et persuadés de toute manière de leur supériorité militaire [1].
Et c’est bien là, le deuxième élément. L’Azerbaïdjan a effectivement longtemps été dissuadé par la réelle supériorité arménienne. Elle s’est efforcée patiemment de
la surmonter. Les Azéris ont consacré plus 24 milliards de dollars de 2009 à 2018 à leur Défense [2]. L’Azerbaïdjan est le 9e pays au monde en termes d’effort de défense
rapporté au PIB. Tout le monde a remarqué l’investissement dans les drones achetés à Israël et à la Turquie, mais les achats plus classiques d’engins blindés modernes ont au moins été aussi
importants. L’essentiel est cependant ailleurs. Il ne suffit pas d’accumuler des équipements modernes pour être une bonne armée, il faut surtout savoir bien les utiliser. L’armée azerbaïdjanaise
a beaucoup travaillé avec l’aide des Turcs. Par une formation soutenue et de nombreux exercices, elle a considérablement augmenté son capital de compétences depuis les savoir-faire de base des
combattants jusqu’à l’organisation d’opérations interarmes et interarmées complexes. Elle a aussi innové en adoptant en adoptant un certain de procédés nouveaux turcs et russes employés en Syrie
ou dans le Donbass.
En face, l’Arménie n’a que peu bougé. Son effort de défense est certes conséquent puisqu’elle se trouve au 10e rang mondial, mais avec un PIB très inférieur à
celui de l’Azerbaïdjan. Là où cette dernière investissait 24 milliards de dollars, l’Arménie n’en dépensait que 4. Cela n’inquiétait visiblement pas beaucoup les autorités arméniennes dont
beaucoup avaient connu la guerre précédente et restaient toujours persuadées de la supériorité qualitative de leurs forces et de celles de l’Artsakh. Non seulement les Arméniens n’ont pas assez
investi matériellement, mais ils ont peu innové, laissant ce champ à leurs adversaires, une erreur fatale quand on a moins de ressources. Avec des budgets comparables, il aurait été possible de
construire un système défensif mieux organisé, en profondeur, enterré, camouflé et associé à une force décentralisée de technoguérilla, pour reprendre l’expression de Joseph Henrotin. Pour le
prix de l’escadrille de chasseurs multirôles Su-30 SM, dont pas un ne décollera pendant la guerre, il aurait possible de se constituer une flotte de drones de combat supérieure à celle de
l’Azerbaïdjan. On se trouve là dans un cas d’inertie conscient, selon l'expression de Philippe Silberzahn, où même après les accrochages violents de 2016 on voit venir la guerre, mais on ne fait
pas grand-chose de sérieux pour y faire face.
Il est vrai que l’Arménie comptait aussi beaucoup sur son alliance militaire avec la Russie, très présente sur son sol avec la grande base de Gyumin. Le problème
est que lorsque l’on dépend d’un unique et puissant protecteur, il ne faut pas le fâcher. Or, la Russie n’apprécie pas le nouveau régime arménien issu de la révolution de 2018. Elle a donc saisi
l’occasion de cette nouvelle crise pour lui rappeler son statut d’allié captif, en laissant clairement entendre qu’elle défendrait le territoire de l’Arménie si celui-ci était agressé, mais
qu’elle ne combattrait pas pour l’Artsakh. La Russie se permettait d’affaiblir son image construite d’allié fiable, mais au profit de celle de protecteur indispensable lorsque la situation sera
devenue critique. Cette posture a été le « feu vert » pour l’Azerbaïdjan, mais c’est aussi la Russie qui a été le seul interlocuteur à pouvoir négocier la paix. Il est même possible selon
certains que la Russie ait même imposé la paix à l’Azerbaïdjan en menaçant d'intervenir. Elle est en tout cas devenue le nouveau protecteur de ce qui reste de l’Artsakh.
À noter enfin que si la Russie se posait comme protecteur ultime de l’Arménie, la Turquie faisait de même avec l’Azerbaïdjan en déployant quatre avions F-16
sur la base de Ganja, en maintenant une posture de vigilance à la frontière turco-arménienne, en soutenant matériellement les forces azéries et même en engageant sans le revendiquer une force de
mercenaires syriens dans ses rangs. On a là un bon exemple, proche de ce qu’a pu faire la France dans plusieurs conflits africains, d’implication sous le seuil de la guerre ouverte.
En résumé, si l’Arménie a été battue, c’est parce qu’elle était devenue battable et que tous les freins diplomatiques à l’engagement azéri ont été levés.
La conquête
La zone des combats est de 250 km de large sur 300 de long, l’équivalent d’un département français, correspond au Haut-Karabagh lui-même et aux districts
azéris conquis à la fin de la guerre de 1994 et occupés depuis par la milice arménienne.
La majeure partie du Haut-Karabagh est montagneux et forestier, mais le sud de la zone le long de la frontière iranienne est plat et plus accessible. Le système de
défense de l’Artsakh y est fondé sur un réseau de points d’appui tenus et un deuxième échelon de forces de manœuvre à base de petits bataillons blindés mécanisés et de groupes d’artillerie, avec
un arsenal ex-soviétique ancien, mais conséquent : environ 300 chars ou véhicules blindés d’infanterie et 140 pièces d’artillerie, dont il est difficile de déterminer le taux de
disponibilité réel. L’armée du Haut-Karabagh dispose aussi d’une petite force aérienne avec deux avions d’attaque Su-25, quatre hélicoptères d’attaque Mi-24, cinq hélicoptères de
transport Mi-8 et quatre drones de reconnaissance Krunk. L’ensemble représente environ 40 000 combattants d’active et de réserve, un poids énorme pour une population de moins de
170 000 habitants. Cette force est largement soutenue par l’Arménie par le corridor de Lachine qui relie les deux territoires et par lequel passent la logistique, les équipements et les
combattants venus d’Arménie [3].
L’offensive azérie lancée le 27 septembre présente de nombreuses analogies avec les deux offensives russes dans le Donbass en août 2014 et janvier 2015. Il
s’agit d’abord très classiquement d’une opération séquentielle où on cherche à s’emparer du terrain et non d’une opération cumulative où on s’efforce de faire pression sur l’ennemi, par des feux
aériens le plus souvent, pour le faire céder. On peut la suivre sur la carte et en prédire la fin. Elle est lancée sur l’ensemble de la ligne de front. Le 4e corps d’armée engagé au nord et
au centre, essentiellement pour des raisons politiques afin de s’emparer des zones azéries tenues par les Arméniens, est assez rapidement et logiquement stoppé. Le terrain difficile favorise le
défenseur et les axes peu nombreux et encaissés peuvent facilement être bloqués. La combinaison mines-missiles antichars y a causé de fortes pertes pour des gains de terrain limités, mais jugés
suffisants et qui ont permis de fixer une partie des forces ennemies.
L’effort est porté au sud, avec trois corps d’armée concentrés sur la partie sud, la plus accessible. C’est une zone de 50 km sur 50 où sont menées une série
de petites avancées par blocs avec, comme au Donbass, mais aussi en Syrie et notamment par l’armée turque, une phase d'infiltrations dans la profondeur de groupes professionnels d'infanterie
légère, une neutralisation par le couple artillerie/LRM-drones de reconnaissance suivi d’une phase d’assaut blindé.
Les armées du Caucase ont hérité de l’Union soviétique une artillerie diversifiée et pléthorique, souvent plus volumineuse que celle de l’armée de Terre française.
L’artillerie azérie disposait ainsi d’un arsenal de 600 pièces diverses réparties dans les 23 brigades motorisées, mais aussi une brigade d’artillerie, qui regroupe les armes à longue
portée, et une brigade de lance-roquettes multiples (LRM). Cette artillerie est cependant ancienne et à la précision très éloignée des standards occidentaux. La combinaison avec des drones de
reconnaissance a d’un seul coup donné un surcroît d’efficacité à ses pièces anciennes. À la masse des feux notamment des LRM s’ajoutent maintenant une plus précision et une grande réactivité,
puisque la boucle de tir, de la détection à l’évaluation, est plus rapide.
Non seulement, l’artillerie azérie a été efficace dans la neutralisation des défenses arméniennes, mais elle a pu, largement étouffer l’artillerie arménienne par sa
contre-batterie grâce aux pièces lourdes, type 2S7 Pion de 203 mm, et LRM à longue portée, comme les BM 30 Smerch. Autre point fort, l’emploi des 80 canons automoteurs de
122 mm 2S1 comme « canons d’assaut » frappant en tir direct jusqu’à 2 000 mètres les positions retranchées ennemies. L’artillerie azérie dispose enfin avec les LORA de missiles
balistiques suffisamment précis avec un écart circulaire probable de 10 m (une chance sur deux de frapper dans ce diamètre) pour effectuer des missions d’interdiction, en frappant par
exemple le pont dans le corridor de Lachine et provoquant ainsi une sérieuse entrave la logistique arménienne.
Les groupements de manœuvre, ont progressé ensuite derrière ces feux. Au moins autant que l’acquisition de drones armés, c’était l’acquisition ces dernières années
de cent chars russes T-90, avec une option pour cent autres, qui auraient dû inquiéter le commandement arménien. Ils sont venus s’ajouter à un parc déjà conséquent de 95 T-55 peu
utilisés, mais surtout de 470 T-72 dont certains modernisés avec l’aide israélienne. Même en ne considérant que les engins les plus modernes, c’est un arsenal considérable pour un pays de
cette importance.
Les trois corps d’armée évoluant au sud de la zone d’action le long de la frontière possédaient un potentiel de trente à quarante groupements tactiques interarmes
chars-infanterie mécanisée et artillerie automotrice, qui ont évolué et se sont relevés au rythme des cessez-le-feu sur des fronts de 1 à 2 km en progressant de trois à quatre kilomètres par
jour.
À partir du moment, où ils évoluent dans un contexte de supériorité dans le « ciel terrestre », c’est-à-dire dans l’environnement immédiat où évoluent les obus, les
roquettes, et les appareils de reconnaissance et d’appui, et qu’ils sont évidemment servis par des hommes courageux et compétents, rien ne peut résister à l’attaque de ces groupements dès lors
que la ligne de défense est franchie. Celle-ci a tenu deux semaines.
Le point clé de Fizuli est pris le 17 octobre. Cinq jours plus tard toute la zone frontalière avec l’Iran est conquise et la manœuvre pivote ensuite en
direction de Chouchi, le véritable centre de gravité de la région, lieu historique et symbolique au cœur du Haut-Karabagh, à 15 km de la capitale Stepanakert, mais surtout sur l’axe
principal et vital reliant l’Artsakh et l’Arménie.
Significativement, si les pertes humaines de la guerre de 1988-1994 étaient largement en défaveur des Azéris (de l’ordre 3 ou 4 pour un combattant arménien),
celles de 2020 sont équilibrées. Le gouvernement arménien a annoncé la mort de 2 425 hommes, dans les forces de l’Artsakh et les siennes, une proportion considérable des troupes engagées, ce
qui témoigne de leur courage comme de la violence des combats. Du côté azéri, le président de l’Azerbaïdjan a parlé de 1 500 martyrs, c’est sans doute sous-estimé, et les pertes réelles
doivent être très proches de celles des Arméniens. Dans tous les cas, on est très loin des 20 000 morts de la première guerre, certes beaucoup plus longue.
Le groupe néerlandais Oryx a documenté précisément les pertes en équipements du conflit. Ces estimations étant fondées sur des images, elles sont forcément
inférieures à la réalité, mais elles montrent là encore la très grande létalité du combat moderne, en particulier pour les véhicules. Les destructions de chars de bataille des deux camps
représentent à elles seules la moitié du parc théorique français. La disparité des pertes y est aussi frappante, alors que les Azéris étaient en posture d’attaques de positions défensives, leurs
pertes matérielles prouvées sont inférieures de moitié aux pertes arméniennes, et parfois plus encore. Les Azéris n’ont eu par exemple que 32 chars détruits pour 121 arméniens. Plus de
200 pièces d’artillerie arméniennes de tout type ont été détruites, pour un LRM et un mortier azéri, preuve de la suprématie azérie dans la contre-batterie. Un autre point significatif est
le nombre d’équipements capturés par les Azéris, correspondants à entre 30 % et 100 % du nombre de ceux détruits, alors qu’inversement les matériels capturés par les Arméniens sont très
peu nombreux [4]. Tout cela témoigne d’une supériorité quasi systématique sur les points de contact, sauf dans la région du nord ou le terrain équilibrait les choses, avec plusieurs niveaux
tactiques d’écart, ce qui a permis à plusieurs reprises de disloquer les dispositifs ennemis et donc d’obtenir de grands décalages de résultats.
Le ciel du Caucase est un espace trop dangereux pour les avions
L’aspect le plus remarqué de ce conflit a été l’emploi massif des drones par les forces azéries, notamment dans les premiers jours afin de briser les
contre-attaques aériennes. On a moins remarqué la rareté, voire l’absence des avions, un phénomène déjà observé pendant la guerre dans le Donbass en 2014-2015. Non sans mépris pour ces drôles
d’engins volants, il était de bon ton dans les armées occidentales de considérer que les drones ne survivraient pas longtemps dans un environnement de haute intensité, et que les avions de combat
resteraient les rois du ciel. C’est exactement l’inverse qui s’est passé dans les deux premiers conflits du siècle entre États : les drones ont été omniprésents et les avions rares, car
jugés trop vulnérables ou, dans le cas russe, d’une signature politique trop élevée.
L’Azerbaïdjan et l’Arménie disposent pourtant d’une flotte non négligeable, avec une trentaine d’avions de combat disponibles et une vingtaine pour l’autre dont
quatre Su-30 SM. C’est, et surtout pour les avions les plus modernes, un investissement considérable pour ces petits pays. Ils sont donc assez rares, un pour 150 000/300 000 habitants
environ (comme pour la France) et précieux. L’avion de combat est désormais un engin de luxe qu’il est difficile de se payer avec des budgets contraints et sa perte est une catastrophe. Or,
là aussi héritage soviétique et russe, ces deux pays disposent aussi d’un solide réseau de défense antiaérienne, sans parler des forces russes et turques très proches qui pourraient frapper à
tout moment sur la toute la zone des combats.
Comme dans le contexte ukrainien, la défense tend alors à l’emporter, au moins pour les avions, car les drones au contraire sont paradoxalement moins vulnérables.
En l’absence de capacité de fusion (plot-fusion) les réseaux de radars ont du mal à repérer ces petits objets lents et volants à basse relative altitude. L’armement prévu pour abattre des avions
n’est pas non plus très adapté à ces cibles anormales. Les instruments de brouillage manquent également pour couper les liaisons entre les drones et les stations de conduite. Dans ce contexte, si
quelques Su-25 ont pu être utilisés, dont un abattu dès le deuxième jour, les Mig-29 et même les Su-30 SM sont restés au sol faisant fonction de « flottes en vie » utilisables en dernier recours
dans un niveau supérieur d’escalade. Il n’y aura qu’un seul avion abattu, un Su-25.
Il n’y aura par ailleurs que deux hélicoptères abattus, un Mi-8 de part et d’autre, ce qui tend à prouver surtout du côté azéri, qui dispose d’une flotte très
conséquente d’hélicoptères d’attaque avec plusieurs dizaines de Mi-24 et surtout 24 Mi-35 M que ceux-ci ont été engagés de manière très prudente et/ou que les défenses aériennes arméniennes
ont bien été neutralisées ou détruites.
La parole a donc été donnée aux drones et plus particulièrement les drones de l’armée azerbaïdjanaise qui a su se constituer une petite flotte capable d’effectuer
presque toutes les mêmes missions qu’une aviation de combat, mais pour beaucoup moins cher et évidemment moins de pertes humaines. Les Azéris disposaient ainsi d’une flotte de vingt drones
israéliens de reconnaissance (Héron, Hermes 450 et 900, Aérostar, Orbiter 3), dix MALE armés turcs Bayraktar TB2, ainsi qu’un certain nombre de drones-suicide israéliens
Harop, SkyStriker et Orbiter 1 K. Plus surprenant et preuve là encore d’une opération intelligemment préparée, les Azéris ont constitué une flotte de vieux biplans An-2 Colt
sans pilotes et guidés depuis le sol, qui pourraient peut-être servir de bombes volantes avec une quantité énorme d’explosifs ou, ce qui a été le cas, afin de servir d’appâts pour les défenses
antiaériennes arméniennes qui se découvraient ainsi et étaient frappées immédiatement par les TB2 ou par l’artillerie [5].
Car et là c’est un phénomène inédit, jamais des drones n’ont autant détruit en une seule campagne. Le grand raid aérien initial classique, par avions ou missiles de
croisière, détruisant ou neutralisations les capacités de défense antiaérienne ennemies, a été remplacé par un raid de drones TB2, dont les missiles MAM-L ont fait des ravages, et de
drones-kamikaze Harop attirés par les émissions radars. Le 4 octobre, l’armée azérie revendiquait la destruction de 33 systèmes de défense antiaériens arméniens, dont un S-300. Oryx de
son côté a documenté la destruction de 27 systèmes et 12 radars [4].
Les drones azéris ont également effectué des missions d’interdiction, avec au moins un convoi logistique arménien frappé par des missiles TB-2. Ils ont surtout
entravé tout mouvement d’une force sur véhicules. On sait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale que les unités terrestres motorisées sont vulnérables aux attaques aériennes, des avions
d’abord, chose dont les forces occidentales ont largement profité depuis 1990, des hélicoptères ensuite, avec le bémol de la vulnérabilité, et maintenant des drones armés dont tout indique qu’ils
sont en train de se « démocratiser ». Cela ne signifie pas la fin des unités motorisées, et notamment de chars qui au contraire ont été le fer de lance de l’offensive azérie, mais qu’elles
doivent être accompagné d’un système de défense adapté à courte portée et de moyens de guerre électronique, sachant que la tendance est là encore au drone autonome. Les drones-suicide Harop par
exemple, peuvent avec des résultats un peu dégradés, effectuer des frappes sans être guidés.
De la dissuasion intra-guerre
À la manière maoïste, l’Arménie fondait sa capacité de dissuasion sur le couple défense populaire-missiles à longue portée. La défense populaire, on l’a vu,
reposait sur la mobilisation et la résistance acharnée des miliciens artsakhiotes soutenues par les « volontaires » venues d’Arménie. Cela n’a pas suffi. La seconde composante reposait sur un
arsenal assez conséquent de missiles balistiques Scud-B et OTR-21 Tochka améliorés, capables de projeter des dizaines de charges de plusieurs centaines de kilos d’explosifs sur l’ensemble du
territoire de l’Azerbaïdjan depuis le Nagorno-Karabakh. On pensait alors à Erevan que dans une stratégie du « faible au fort », cette capacité globale de destruction dépasserait les gains d’une
conquête éventuelle d’un territoire de seulement 160 000 habitants.
L’Azerbaïdjan a répondu d’abord en se constituant à partir de 2011 un solide réseau de défenses antimissiles, russe avec l’acquisition de deux divisions de missiles
antiaériens S-300 PMU-2, puis aussi israélien avec la commande de neuf systèmes de tir israéliens Barak-8 avec deux radars EL/M-2080 Green Pine, qui présentaient aussi l’intérêt pour
Israël de pouvoir déceler des tirs de missiles iraniens, mais il n'est pas certain qu'ils aient été déployés [6].
La stratégie arménienne se trouvait prise en défaut. Après les incidents de 2006, l’Arménie décidait d’aller donc plus loin en obtenant de la Russie l’acquisition
d’un bataillon de modernes et puissants Iskander E SRBM. L’achat des avions multi rôles Su-30SM doit se comprendre aussi dans cette volonté de montrer que l’on faisait quelque chose en achetant
des moyens haut de gamme censés faire peur à l’Azerbaïdjan. Mais après le bouclier défensif, l’Azerbaïdjan se dotait aussi d’une force de frappe moderne conséquente avec quelques systèmes
biélorusses Poronez et turcs TRG-300, sur châssis LRM, et surtout des LORA israéliens, à la fois puissant et précis.
La force de frappe à longue portée arménienne n’a donc dissuadé en rien l’offensive azérie. Pire en détruisant d’emblée grâce aux drones une grande partie du
système de défense antiaérien arménien, donc six lanceurs S-300 et même un lanceur de missiles balistiques (a priori SCUD), la position d’équilibre qui pouvait exister entre les deux forces
de frappe a été en partie rompue.
Les frappes sur des cibles civiles ont commencé, semble-t-il, le 3 octobre avec des tirs azéris de roquettes Smerch sur Stepanakert, sans que l’on n’en
connaisse très bien la raison. Peut-être s’agissait-il de faire fuir la population, ce qui sera le cas pour la moitié de l’Artsakh. L’Arménie riposte en lançant un missile Scud sur la ville et
base militaire de Ganja, ce qui induit en retour de nouveaux tirs sur Stepanakert. Il y a donc une escalade surtout du côté arménien où on cherche à compenser une situation que l’on contrôle plus
sur le terrain en essayant d’exercer autrement une pression sur l’ennemi. Les forces arméniennes frappent donc à nouveau Gandja puis la ville de Barda. Elles auraient aussi, semble-t-il, essayé
de frapper les installations pétrolières au nord de Bakou. L’ensemble est erratique, à la fois trop faible pour avoir véritablement un impact stratégique, et trop fort pour ne pas susciter de
réprobations internationales, comme le 28 octobre lorsqu’une frappe de LRM Smerch tuait 21 personnes et en blessait plus de 80.
Les Arméniens avaient peut-être l’espoir de finir par provoquer une intervention russe, mais les Russes ne bougent pas, même quand le 14 octobre des tirs
azéris frappent des emplacements de lanceurs sur le sol de l’Arménie ou quand les Azéris abattent par erreur un hélicoptère russe.
Dans l’ensemble, cependant et si les chiffres sont contestés de part et d’autre, les pertes civiles totales sont estimées à environ 50 morts du côté arménien,
plutôt dans les combats au sol, et 90 morts du côté azéri du fait des frappes à distance. Un chiffre finalement assez faible pour une guerre de haute intensité de 44 jours, à comparer par
exemple aux 500 morts des 78 jours de campagne aérienne de l’OTAN au Kosovo et en Serbie en 1999 ou au millier de morts de la campagne aérienne américaine en Afghanistan d’octobre à
mi-décembre 2001, pour des cadres espace-temps comparables. La différence est que dans le conflit du Nagorno-Karabakh, on a fait endosser le risque aux soldats sans beaucoup le transférer
aux civils.
Au bout du compte, on se trouve dans une situation très classique, mais un peu oubliée d’un conflit clausewitzien, ouvert, avec un début et une fin clairs, marqué
par un duel des armes jusqu’à la réduction à l’impuissance d’un des adversaires. La montée aux extrêmes a été contenue et il n’a jamais été question à aucun moment de détruire l’ennemi, mais
simplement de le soumettre à sa volonté politique. L’Azerbaïdjan a emporté ce duel parce qu’il y avait accord entre les objectifs et les moyens conçus puis utilisés pour les atteindre. Face à une
nation qui n’a pas aussi bien analysé les choses et n’a pas su se doter d’un modèle de forces adapté, la victoire était certaine avant même le premier coup de feu. Notons pour conclure qu’il
serait intéressant de simuler une situation où les forces françaises qui ont désormais moins de moyens que celles de l’Azerbaïdjan, 76e puissance mondiale, se seraient retrouvées à la place
des Arméniens.
[1] Noura Doukhi, « Les raisons de la défaite arménienne dans le Haut-Karabakh »,L’Orient-Le jour,
24 novembre 2020.https://www.lorientlejour.com/article/1242147/les-raisons-de-la-defaite-armenienne-dans-le-haut-karabakh.html