L’été 2006 marque un tournant dans l’histoire militaire moderne.
L’armée du Hezbollah tenait tête à celle d’Israël, ce qui s’appellerait quelque mois plus tard l’Etat islamique en Irak mais aussi leurs adversaires de l’Armée du
Mahdi mettaient en échec les forces américaines dans leur tentative de rétablir la sécurité à Bagdad. Au même moment, la Force internationale d’assistance et de sécurité (plus connue sous le
signe anglais ISAF) s’implantait dans le sud de l’Afghanistan et y était totalement prise par surprise par l’ampleur de la présence des Taliban.
Symbole de cette naïveté, le ministre de la défense britannique de l’époque déclarait juste avant le déploiement de l’unique bataillon britannique dans la province
du Helmand qu’il espérait qu’ « aucune cartouche ne soit tirée ». Six mois plus tard, les soldats de Sa Majesté avaient déjà tiré plus de 500 000 cartouches et lancé 13 000 obus.
Au bout de trois ans, ils comptaient 2 400 tués et blessés dans leurs rangs. Les contingents néerlandais, danois et surtout canadien engagés également dans le sud souffraient également.
En l’espace de quelques semaines donc, les puissances militaires occidentales et Israël, soit alors près de 80 % du budget militaire mondial, une suprématie
incontestée comme jamais dans les airs et sur les mers, les machineries les plus sophistiquées du monde, étaient mises en échec par des armées de fantassins. Ces hommes étaient le plus souvent
équipés d’armes soviétiques des années 1960 mais ils étaient nombreux, plus que les combattants rapprochés (de « mêlée » selon la vieille expression) occidentaux déployés, et utilisés
par des organisations politiques qui acceptaient le risque humain. Sachant par ailleurs parfaitement utiliser la géographie locale, ils échappaient à la plupart des coups venus du ciel et
occupaient le terrain, facteur premier de la victoire.
Durant ce même été 2006, je me trouvais à Kaboul en mission de retour d’expérience. Je visitais en particulier la compagnie d’infanterie qui s’était préparée pour
venir en aide au contingent canadien, alors en difficulté. Le Président de la République de l’époque, très prudent, avait finalement refusé cette aide. Il donnait même l’ordre de retirer du Sud
le groupement du Commandement des opérations spéciales qui combattait alors depuis deux ans et y avait déjà connu sept pertes. Très clairement et sans entrer dans le détail, il était évident que
l’idée d’engager une compagnie d’infanterie dans un combat de haute intensité n’avait jamais vraiment été concrètement envisagée. Je concluais mon rapport en expliquant qu’il fallait très
sérieusement se préparer à des combats de haute intensité en Afghanistan, obtenir le retour d’expérience des forces spéciales et surtout regarder de très près les combats de nos Alliés engagés
dans les zones rebelles.
Deux ans plus tard, le 18 août 2008, une compagnie franco-afghane s’engageait dans la vallée d’Uzbin. Elle s’y trouvait prise à partie par au moins une centaine de
combattants de plusieurs groupes rebelles associés pour l’occasion. Au moins 70 d’entre eux y perdaient la vie pour 10 soldats français mais l’ampleur inédite des pertes au combat en une seule
journée et le fait d’avoir été surpris, associés à l’impréparation totale de l’exécutif politique à ce type d’évènement donnaient un impact stratégique à ce combat.
Que s’était-il passé pendant deux ans ? Et bien par grand-chose en fait. Bien entendu, nous n’avons pas étudié vraiment les combats des Alliés, même la double
victoire américano-irakienne à Bagdad en 2007 et 2008, une des rares du genre. Mon poste d’analyste des conflits dans le grand Moyen-Orient avait été supprimé après mon départ et la Direction du
renseignement militaire ne faisait pas ce genre de travail.
Surtout, toutes les énergies de l’époque étaient concentrées sur les moyens de trouver les 35 milliards d’euros manquants pour payer les grands programmes
d’équipements, dont environ la moitié pour l’avion Rafale. Hormis avec le très (trop ?) technologique programme Félin, les combattants rapprochés ne faisaient guère l’objet d’attention. Or,
ce sont ces hommes et ces femmes, qui au bout du compte, plantent le drapeau sur le Reichstag et gagnent les guerres en contrôlant le terrain.
Quelques semaines avant l’embuscade d’Uzbin sortait le Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale où il était expliqué en première partie que le monde
était plus dangereux et qu’il fallait apprendre la résilience à la population (en fait, c’était d’abord à l’exécutif qu’il fallait l’apprendre), puis en deuxième partie qu’il était urgent,
en accord avec la révision générale des politiques publiques, de supprimer 54 000 postes pour pouvoir financer les grands programmes industriels décidés pendant la Guerre
froide.
Bref, non seulement nous n’avons rien fait de sérieux pendant deux ans pour développer les capacités de combat rapproché mais nous les avons plutôt réduites.
C’était la responsabilité de l’armée de terre avec sa marge de manœuvre budgétaire limitée et ce n’était pas aussi prestigieux, ni exportable que les machines coûteuses et complexes. Ces machines
sophistiquées et rares n’ont finalement été d’aucune aide dans la vallée d’Uzbin où les soldats français ont du se débrouiller avec des équipements conçus dans les années 1970 à l’exception,
notable, des casques et des gilets pare-balles développés dans l’urgence au début des années 1990. Ces hommes auraient pu être équipés de gilets de protection et d’armes plus modernes ou plus
adaptées (des mitrailleuses portables en 7,62 mm auraient pu être très utiles), la technologie des drones tactiques lancés à la main était disponible depuis des années, un seul d’entre eux aurait
peut-être décelé le dispositif d’embuscade. L’hélicoptère Tigre, destiné à combattre en Allemagne et toujours repoussé pour sauver quelques euros n’était toujours pas là, idem pour le
véhicule blindé de combat d’infanterie moderne qui faisait l’objet d’études depuis les années 1980. A condition que ces lourds engins aient pu passer, les quatre canons de 25 mm, auraient été
d’un appui bien plus précis et efficace que les vieilles 12,7 mm manipulées depuis la tourelle (combien d’hommes a-t-on perdu en tourelles de VAB avant de pouvoir disposer d’une arme télé opérée
depuis l’intérieur du véhicule ?). Ne pouvait-on concevoir des obus de 81 mm guidés ? Ils auraient pu être utilisés malgré l’imbrication des combattants alors que là la section d’appui
n’a pu rien faire sans risquer de tuer aussi des Français (profitons-en pour tuer la légende de l’absence des percuteurs, c’est un pur mythe). Un effort
sérieux, certes coûteux mais infiniment moins que pour des machineries qui n’affronteront probablement personne, aurait pu permettre d’éviter cela.
Si à la place des rebelles afghans, il y avait eu une compagnie de parachutistes allemands de 1944, le résultat aurait sans doute été le même, sinon pire.
Imagine-t-on des Focke-Wulf 190 défier des Rafale ou des Mirage 2000 ? Ce qui n’est pas possible dans le ciel ou sur les mers, l’est encore sur terre et c’est en partie pour cela que nos
adversaires sont si durs à vaincre.
Au tout début des années 1990, la priorité était la lutte contre les blindés soviétiques. Toutes les sections d’infanterie s’étaient donc organisées autour du
nouveau groupe anti-chars à courte portée (600 m, ce qui par ailleurs me paraissait très hypothétique) doté du missile Eryx. Le problème est que ce missile Eryx est arrivé en dotation…après la
disparition de ces cibles potentielles, les blindés soviétiques.
Logiquement, il aurait fallu annuler ce programme et consacrer les ressources dédiées à la transformation de la puissance de feu anti-personnel et au renseignement
des sections (la moitié des fantassins sont tués en cherchant l’ennemi). On ne l’a que très modérément fait avec un peu d’optronique, la dotation en fusil minimi ou les lance-grenades
individuels. En même temps, on perdait notre capacité à produire des munitions et on achetait à l’étranger des munitions moins performantes.
L’équipement n’est pas tout. Pour faire des économies, les sections engagées en opérations sont rarement les sections de taille réglementaire. La section
d’infanterie déployée à Uzbin n’avait que 23 combattants à terre. La section d’appui qui, constatant son impossibilité d’appuyer à distance a essayé de venir au contact, n’en avait que 19. C’est
peu et quand ils ne disposent chacun que de 200 cartouches légères, cela fait ne fait finalement pas grand-chose.
Quatre ans auparavant, des fantassins israéliens m’expliquaient que les équipes de quatre étaient nettement plus efficaces que celles de trois, neutralisées de fait
dès qu’un homme était touché. Les Marines américains disaient la même chose et étaient revenus à leur groupe à 13 hommes de la guerre du Pacifique. Nous, nous sommes toujours avec des groupes de
combat à deux équipes de trois, structure adoptée il y a presque trente ans, non pour son efficacité mais pour économiser des postes. Les méthodes de commandement du groupe de combat sont
toujours aussi archaïques, rigides et de fait peu applicables. Un très simple effort dans ce domaine suffirait en soi, sans coût supplémentaire, à développer nettement notre capacité de combat
rapproché (CCR).
Pour être juste, un effort particulier a été fait pour préparer les engagements en Afghanistan, et pas seulement depuis l’embuscade d’Uzbin. Un certain nombre de
demandes d’équipements avaient été faite avant cet évènement mais la rigidité administrative et les faibles ressources budgétaires n’avaient pas permis d’en disposer à temps. Le soldat français
de 2012 en Afghanistan n’était plus celui de 2008. Ces évolutions remarquables ont cependant été obtenues au détriment de la souplesse tactique : blindage pour tous et tout, lourds et plutôt
lents dispositifs, dépendance aux routes, aux bases et aux appuis aériens, acceptation de l’initiative du tir laissé à l’adversaire (dans 80 % des cas), pas d’occupation réelle du terrain.
Nous étions capables de vaincre sur chaque point de combat mais pas de gagner la guerre. Après une période initiale d’expansion, les forces françaises n’ont
finalement cessé de reculer et de se restreindre au fur-et-à-mesure des intrusions politiques pour qui, il est vrai, la victoire sur le terrain n’était pas la priorité.
Cette évolution qualitative est insuffisante. Il faut investir pour obtenir des cellules tactiques tout aussi peu vulnérables qu'aujourd’hui mais plus souples
et légères. Il faut en fait que nos sections d’infanterie soit au standard des forces spéciales actuelles. Celles-ci disposent d’une dérogation au droit des marchés publics pour s’équiper
rapidement. Pourquoi, alors que rappelons-le les plus hautes autorités de l’Etat ont déclaré que nous étions en guerre, ceux qui la font ne disposent-ils pas tous de cette dérogation ?
Imagine-t-on les combattants français des deux guerres mondiales obligés de passer par un processus de plusieurs années pour pouvoir s’équiper de matériels légers ?
Il faudra faire un effort humain aussi très conséquent dans la sélection et la formation. Le fantassin est un « système d’arme »
complexe. C’est un guerrier et un tueur mais ce n’est pas que cela. C’est un décathlonien qui peut agir au cœur des milieux complexes, patrouille,
fouille les immeubles, sépare les gens, fait des prisonniers, serre des mains et tire avec une grande précision pour abattre un combattant ennemi caché. Il constitue le pion tactique qui
ressemble le plus à un civil et donc le plus à même d’entrer en contact avec lui. Une erreur de jugement et de comportement de sa part et c'est la
catastrophe. L’expérience tend à montrer que toutes choses égales par ailleurs, le « vieux » fantassin, de 25 à 30 ans, est beaucoup plus performant dans un milieu complexe que
celui de 18, parce que plus expérimenté et plus mûr.
Peut-être devra-t-on vieillir notre population de combattants rapprochés, en faire une deuxième spécialité par exemple. Il faudra pour cela avoir des soldats qui
acceptent de rester dans l’institution, et qui ne soit pas incité à la quitter par dégoût comme c’est souvent le cas aujourd’hui.
Il faut aussi avoir un maximum de volontaires à l’engagement. Je ne parle ici que des fantassins car c’est sans doute là, bien plus que pour nos pilotes
d’hélicoptères et nos tankistes lourds ou légers, qu’un effort doit être fait.
La quantité est aussi une qualité. Ce n’est pas tout d’avoir d’excellentes cellules de combat rapproché encore faut-il en avoir suffisamment.
L’avion Rafale est un engin remarquable, sur chaque point de contact il remplit parfaitement ses missions, mais si on ne peut en déployer que 40, l’impact stratégique reste faible. Il en est de
même des équipes de forces spéciales, sections d’infanterie, sections de génie combat pelotons blindés ou patrouilles d’hélicoptère d’assaut. De combien disposons-nous d’hommes dans ces unités,
qui subissent 90 % des pertes au combat, 30 000 au grand maximum. La France compte sur 0,045 % de sa population pour gagner les guerres actuelles. C'est la plus faible proportion de toute
son histoire. Ces 30 000 guerriers, auxquels il faut ajouter les combattants rapprochés du ministère de l'intérieur, constituent un trésor national (1). C’est aussi un petit trésor, d’autant
plus qu’une partie seulement d’entre eux est déployable au loin si nous voulons les relever régulièrement. Concrètement si on prend l’opération Serval au Mali comme repère, la France
peut actuellement au maximum vaincre un groupe armé de 9 000 combattants. Encore s’agit-il de combattants équipés de l’armement standard AK-RPG-14,7mm-SA7. Pour peu qu’ils disposent de
quelques armements légers modernes à la manière du Hezbollah et le combat à mener sera nettement plus complexe et notre capacité de destruction s’en trouvera réduite.
Il se trouve par ailleurs que la probabilité du développement des capacités des groupes armés ennemis augmente. Le Hamas, par exemple, a atteint ce niveau 2 et les
pertes de l’armée israélienne lors des combats de 2014 ont augmenté considérablement par rapport aux combats précédents. On peut estimer que l’Etat islamique, qui dispose par ailleurs de plus de
combattants rapprochés que la France, a également atteint ce niveau 2. Pendant ce temps, notre CCR n’augmente pas. Il était même question avant les attentats de 2015 de la diminuer encore (la
bosse budgétaire reste obstinément fixée à 35 milliards d’euros malgré les réductions, bases de défense, Louvois, etc.).
Encore s’agit-il de combattre mais pas d’occuper, ce qui est également nécessaire et demande moins de technologie mais plus d’hommes. Rappelons qu’une des
nombreuses raisons des difficultés américaines en Irak était qu’il y avait sur place moins de fantassins que de policiers à New York. Non seulement nous devons élever notre niveau moyen pour les
rendre plus puissants et moins vulnérables mais nous devons en doubler le nombre.
Les unités de combat rapproché sont indispensables pour gagner les guerres actuelles. Contrairement aux lourdes divisions blindées bien visibles, nos adversaires
actuels ne peuvent être entièrement détruits depuis le ciel, il est, plus que jamais, nécessaire pour cela d’aller des traquer au sol. Comme le Yin et le Yang, cela doit se faire en coordination
avec la puissance de feu indirecte, artillerie, chasseurs-bombardiers, drones armés bientôt. Le feu indirect oblige l’ennemi à se disperser, il devient ainsi plus vulnérable aux combattants
rapprochés. Inversement, s’il veut se regrouper pour mieux faire face au contact, il devient vulnérable au feu indirect.
Depuis 1950, face aux groupes armés, qui constituent rappelons-le 90 % des ennemis de la France depuis cette époque, les Etats ne l’emportent que dans 36 % des cas
s’ils refusent de contester à l’ennemi le contrôle du terrain, c’est-à-dire en se contentant de le combattre à distance. Ils l’emportent en revanche à 71 % dans le cas contraire et même à 82 % si
l’ennemi ne bénéficie pas d’un soutien extérieur (2).
Oui mais voilà cela suppose un effort dans un champ qui à l’époque du high tech exportable n’est pas très séduisant pour les industriels.
A l’époque du principe de précaution, cela suppose aussi de prendre des risques humains et donc d'accepter des pertes. Les combattants rapprochés représentent 0,045
% de la nation et moins de 10 % des hommes et des femmes en uniforme mais ils subissent plus de 90 % des pertes. Nos dirigeants politiques sont placés devant le dilemme du choix entre les
pertes humaines et la victoire et ils n'aiment pas ce choix.
Dans quelques années, il sera nécessaire de financer le renouvellement de nos sous-marins lanceurs d’engins nucléaire. Cela impliquera probablement de doubler pour
quelques années, les 3 milliards que nous consacrons annuellement à la dissuasion nucléaire. Il sera nécessaire aussi si nous voulons vraiment vaincre (on peut se contenter de continuer à faire
semblant et compter sur les autres) des groupes armés, de disposer de plus de guerriers. Il en faudra au moins autant et sur la durée (car il faut aussi être patient) que les ennemis que nous
voulons vaincre. Il faudra investir pour atteindre une domination terrestre semblable à celle que nous avons déjà dans les airs et sur les mers. Tout cela représente le prix d'un programme
industriel moyen mais si la destruction d’une section constitue un évènement national, alors la section d’infanterie doit devenir une priorité nationale.
(1) L'expression et plusieurs idées de ce texte sont tirées de général Robert Scales, Scales on War: The Future of America's Military at Risk, Naval Institute
Press, 2016.
(2) Voir Ivan Arreguin-Toft, How the Weak Win Wars, Cambridge University Press, 2005.
En savoir plus sur http://lavoiedelepee.blogspot.com/2016/10/les-guerriers-comme-tresor-national.html#iAkdA61WyYqOSjfz.99
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