Un livre signé par un ministre en activité n’apparait jamais par hasard dans le paysage. Il est forcément destiné à produire des effets politiques, voire
politiciens. Comme un pion de Go, le premier point à considérer est l’endroit précis où il est posé. Considérant qu’un ministre peut a priori se faire éditer où il veut, le choix des
Editions du Cerf ne peut être un hasard. Le Cerf est une maison de grande qualité, spécialisée initialement dans les textes religieux catholiques mais qui publie aussi des auteurs, de tous bords
par ailleurs. La question n'est pas de ce côté mais plutôt du côté du choix du ministre, socialiste, et de son cabinet, qui l'est moins il est vrai, d'une maison d'éditions clairement et
visiblement à droite. Outre de possibles liens personnels, il s'agit peut-être simplement d'un bel exemple d'ouverture politique.
Il faut ensuite se demander quels sont les effets attendus. Les meilleurs pions de Go en ont toujours plusieurs. Constatons d’abord qu’il s’agit d’un pion avec un
nom en gros, celui du ministre, mais aussi en plus petits dans les remerciements : Messieurs Cedric Lewandowski, Jean-Claude Mallet, Paul Serre, Luis Vassy et Gaëtan Bruel. Ce dernier est le
talentueux rédacteur final des discours qui sont compilés dans ce petit document et dont les idées fortes sont conçues par les premiers de la liste, qui constituent le cœur et cerveau du cabinet
du ministre.
On notera au passage l’absence de militaires dans ces remerciements, ils sont sans doute trop peu nombreux au sein de ce ministère et sans doute aussi considérés
comme peu aptes à atteindre les hauteurs stratégiques. Les seuls noms de militaires qui apparaissent sont dans la très courte bibliographie en annexe car malgré tout certains écrivent. Le
chef d’état-major des armées ou, parmi d’autres, les membres du cabinet militaire ont probablement apprécié cette non-attention ou plus exactement cette volonté de les reléguer au rôle
d’exécutants. Pour être honnête, un hommage est rendu aux militaires sur deux pages dans la conclusion, rappelant leur capacité à prendre des risques, quand même, mais
bien sûr « au service de la paix » (et moi qui croyais que c’était au service de la victoire) et de la protection des populations (à noter pour la suite), car « ils
ne sont pas belliqueux » et savent que « la guerre n’est pas belle », les braves gens.
Les militaires sont donc largement exclus de ce texte qui peut apparaître comme un testament intellectuel à un an d’un changement de gouvernement. Il n’est jamais
inutile en effet de rappeler aux futurs probables gouvernants (plutôt à droite, cf premier paragraphe) qu’on les a déjà servi et qu’on peut à la rigueur continuer à le faire. Mais tout cela
n’est peut-être sans doute que fantasme. Il n’est pas exclu d'ailleurs que cette posture puisse servir le ministre lui-même, qui est parvenu à surnager dans ce gouvernement, à se faire
apprécier des militaires malgré son cabinet et surtout de l’ensemble de l’échiquier des partis de gouvernement.
Pour les autres effets attendus, il faut considérer qu’un pion de Go exerce d’abord une influence sur du vide et le vide c’est la réflexion stratégique dans le
conflit en cours. On pourra rétorquer qu’il existe bien un Livre blanc de la défense nationale et de la sécurité nationale (donc écrit dans le cadre fameux « continuum »
sécurité-défense associant aussi le ministère de l’intérieur). Ecrit en 2013, on ne saurait imaginer qu'il soit devenu aussi vite caduque dans son analyse du monde que son prédécesseur de 2008
(qui doit détenir un record en la matière), ce serait se poser des questions sur la manière dont tout cela a été géré et finalement l'intérêt de l'exercice, sinon pour justifier des coupes
budgétaires.
Non, cette fois c’est le ministère de la défense tout seul qui se pose dans le paysage…en face du ministère de l’intérieur, qui, par culture et par structure tout à
la gestion courante, n’a pas les outils et l’habitude de ce genre de prise de hauteur (et c’est bien dommage). Quand on ne traite que de la délinquance, tous les opposants sont forcément des
délinquants et leur neutralisation, si elle nécessite de nombreuses et complexes compétences tactiques, ne nécessite pas une grande vision stratégique. Le ministre de l’intérieur ne se conçoit
pas comme un stratège et ses efforts portent visiblement surtout sur la démonstration qu’il est un bon gestionnaire (les statistiques sont bonnes, il n’y pas de ratés et s'il y en a, ce n'est pas
de ma faute, etc.). Au delà bien sûr du souhait évidemment sincère de servir et de protéger les Français, il faut admettre à la lecture de cet ouvrage ou des réactions de Bernard
Cazeneuve, parait-il prétendant malheureux à l’Hôtel de Brienne en 2012, chaque fois que des militaires apparaissent dans le paysage de la sécurité que cette protection est elle-même un
champ de compétition politicien. Mais cela n’est sans doute que conjectures et supputations.
Reste le contenu du pion. Il s’agit probablement d’une compilation de discours un peu étoffés et regroupés sous le chapeau La France est-elle en
guerre ? suivi d’un petit chapitre de conclusion dont le titre, Un ministère face à l’ennemi, répond en fait à la question précédente car ce qui fait la caractéristique de la
guerre, par rapport à la police justement, c’est bien la présence d’un ennemi, c’est-à-dire d’une entité politique avec laquelle on est en confrontation violente. Il faut noter tout de suite et
c’est heureux que l’on parle enfin d’ennemi, mot qui, si je me souviens bien, n’apparaît pas dans un Livre blanc qui ne connaît que le mélange hétéroclite et peu opératoire des
« menaces ». Avec un ennemi, rappelons-le, on peut faire de la stratégie, avec des menaces, on fait surtout de la gestion.
A la première question Sommes-nous en guerre ?
Le cabinet apporte une réponse plutôt inédite « un pays est en guerre dès lors qu’il n’est plus en mesure de tenir la guerre à
distance ». Si on en croît les paragraphes précédents, il y a donc un espace de paix où les citoyens ne sont pas concernés par« le fait guerrier » et un espace de guerre. Les
années 1990 sont ainsi décrites comme un temps de paix car « les opérations extérieures se déroulaient loin de la France » alors que maintenant nous sommes en guerre car elles
se déroulent aussi sur le sol national. Moi qui croyait que les guerres menées depuis cinquante ans contre le Frolinat, le Polisario, l’Irak, la république bosno-serbe, les Taliban et autres
étaient… des guerres décidées par les différents gouvernements au nom de l'ensemble de la France et des Français et menées sur le terrain par des citoyens en armes, et bien je me trompais. La
guerre c’est donc ce qui est fait par le ministère de la Défense et comme la guerre se fait aussi sur le territoire national, le ministère de la défense a toute sa place sur le territoire
national. Ce syllogisme, qui apparaît très vite dans le texte, sera repris par la suite sous d'autres formes. Il constitue visiblement l'idée-force à transmettre. Il y est dit que c'est
nouveau (en fait dans l'ampleur bien plus que par nature car cela fait quand même longtemps qu'on voit des soldats dans les rues) mais c’est parce que Daech se bat de manière
nouvelle.
On pense alors immédiatement aux attentats de 1986 ou de 1995 à Paris ou ceux organisés par Kadhafi et on se demande ce qu'il peut bien y avoir de
nouveau mais cela est heureusement expliqué plus loin.
Il s’ensuit une assez longue dissertation sur la définition même de l’ennemi. Il n’y a là franchement rien de très nouveau.
On y apprend ainsi qu'il n'y a plus d'ennemi héréditaire et désigné à nos frontières mais mais qu'il peut y avoir à nouveau des ennemis étatiques.
On y apprend également qu’il y a des ennemis irréguliers et que donc la définition de l'ennemi devient donc plus floue.
On rappellera juste que de 1945 à 2011 la France a affronté de manière plus ou moins ouverte et violente douze Etats dont aucun n'était ni aux
frontières, ni héréditaire. On rappellera aussi que 99% des soldats français qui sont tombés depuis 1945 sont morts en combattant des ennemis irréguliers.
La partie suivante est consacrée à l’ennemi d'aujourd’hui singulièrement limité à l’Etat islamique (on passera sur l’étrange et finalement un peu ridicule
coquetterie consistant à le désigner uniquement sous le nom de Daech). Al Qaïda a donc été vaincue et nous ne le savions pas.
On se demande donc ce que nous combattons au Sahel et pourquoi Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) a revendiqué l’attaque de Charlie Hebdo (AQPA
n’était peut-être pas au courant que l’ennemi c’était Daech)...celle-là même qui a provoqué l'engagement de l'opération Sentinelle.
Suit une démonstration un peu laborieuse sur le fait que c’était Daech qui a commencé les hostilités et pas nous (ce qui est évidemment faux sauf à considérer, mais
pourquoi pas, que des prises d’otages sont des actes de guerre). On s’efforce de démontrer ensuite que Daech n’est pas un Etat mais qu'il fait quand même tout comme un Etat, totalitaire qui
plus est (ce qui relève de l'évidence). Cœur du problème stratégique, ce proto-Etat dispose d’une « armée terroriste » qui pratique
le « terrorisme militarisé ».
S'il décrit en détail l’idéologie de l’Etat islamique, le cabinet du ministre, dont certains membres travaillaient pour le mandat précédent, ne fait aucune
référence au fait que cette organisation existe sous d'autres noms depuis 2003 et sous ce nom depuis dix ans. Tout semble avoir commencé en 2013. Il est vrai qu'avant que les Américains nous
demandent de les suivre en 2014 et même lorsque l’Etat islamique ravageait une bonne partie du pays et tenait une partie de Bagdad (2006), cela n’intéressait pas la France. D'un point de vue
opérationnel et tactique, la vraie nouveauté n'est pas la capacité de mener des attaques terroristes sophistiquées ou de les combiner avec des modes d'action conventionnels, cela fait au moins
depuis douze ans qu'ils le font, mais bien la capacité à mener des opérations régulières de grande ampleur. Qualifier au passage, le « terrorisme militarisé » de Daech
comme une « rupture majeure » est proprement stupéfiant. Les rescapés des attaques de Luxor (1997 quand même !), Mumbaï ou Nairobi, entre autres, apprécieront. Une rupture
majeure c’est donc quand la France est surprise par un mode d’action pourtant utilisée ailleurs depuis des années.
Je suis plutôt d’accord en revanche avec cette distinction entre l’ennemi qui doit être traité sur le sol national comme un criminel et comme un combattant à
l’étranger, ce qui ne relève pas du même droit. Il y a sans doute l’intention de ne pas politiser ce qui peut se passer à l’intérieur et donc de le circonscrire à des cas individuels criminels
mais dans ce cas-là, on ne voit pas très bien alors ce que font les armées (et donc le ministère de la défense) sur le territoire national. L’explication est donnée juste après : l’ennemi est
militarisé (rupture majeure donc), la sécurité du territoire doit donc être aussi militarisée (« contre-terrorisme militaire ») et c’est là qu’intervient le ministère de la défense,
soutenu dans ce plan par les états-majors, surtout celui de l’armée de terre, afin de tenter de sauver désespérément tout ce qui peut l’être face à Bercy (autre adversaire visé peut-être aussi
par l’ouvrage).
La partie qui suit, "Comment vaincre", est une justification de ce qui a été fait jusqu’à présent.
Au Levant, on agit forcément dans le cadre d’une coalition et on aide à la libération des territoires sous la coupe de Daech.
Je crains cependant que dans beaucoup d'endroits, les habitants ne voient pas forcément les milices chiites irakiennes et kurdes ou encore le gouvernement de Bagdad
(et on ne parle pas ici de Damas) comme de libérateurs. On évoque bien il est vrai « la question sunnite qui doit être prise à bras le corps » mais sans expliquer aucunement
ce que la France va faire pour y parvenir mais il est vrai que cela est plutôt du ressort du Quai d'Orsay. Le propos est étendu ensuite au monde arabe et au Sahel sur le thème de la France qui
doit être présente aux côtés des Etats locaux dans ce combat long et global contre les organisations djihadistes. Ces choses là ont le mérite d'être dites même si on ne rentre pas trop dans le
détail. Nous sommes en guerre, pour longtemps et ce combat n'engage pas que les armées. On aimerait donc que ceux qui sont censés combattre à leurs côtés ou fournir les budgets nécessaires en
aient conscience. Il est intéressant de noter qu'on parle de créer les conditions pour revenir à des « oppositions de nature politique » (sous-entendu sans combat,
moi qui croyais que la guerre était un acte politique). Cela signifierait donc qu’on peut finalement négocier avec certaines de ces organisations d’ « égorgeurs » et non pas
obligatoirement chercher leur destruction comme cela a pourtant été annoncé par l'ancien ministre des affaires étrangères.
Le chapitre suivant, "Aller au-delà de l’ennemi présent", décrit une supériorité technologique occidentale en cours de contestation ou de contournement,
avec un descriptif rapide des évolutions en cours et surtout un long retour sur La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui, écrit il y a quand même vingt ans et qui
visiblement plaît beaucoup (en oubliant les passages un peu ésotériques, comme ceux sur le nombre d'or).
On y apprend donc avec stupeur que la confrontation entre deux Etats peut prendre aussi des tours non-militaires. Le général Poirier et beaucoup d'autres doivent se
retourner dans leurs tombes. On y apprend surtout en réalité qu’il y a hors de France et de l’Union européenne, des Etats qui ont encore des politiques de puissance jouant sur une palette
d’instruments pour atteindre leurs objectifs. On est effectivement loin de nos « Livres blancs de la défense et de la sécurité » (dont on comprendra avec ce titre que l'on y renonce à
toute action offensive », sauf « pour la paix » bien sûr). La conclusion de ce panorama aussi hybride que l’ennemi qu’il décrit est alors que, on aura compris le message,
que « la protection de cette population par des moyens nouveaux et appropriés devient une absolue nécessité » et de citer
l’opération Sentinelle comme « première réponse à cette situation en grande partie inédite » (des attentats terroristes ?).
Suit en conclusion un long plaidoyer pour cette opération, « qui n’est pas une opération marketing », et à laquelle le cabinet tient
visiblement beaucoup, comme en témoigne d’ailleurs son énervement lorsqu’on l’étudie sérieusement, par exemple ici.
Pour le chapitre de conclusion, "Un ministère face à l’ennemi", tout est dans le titre. Nous sommes en guerre et « nous devons la mener et
la gagner », dans le cadre du Droit (pourquoi d’ailleurs insister longuement sur ce point ? par syndrome « guerre d’Algérie » ?) et le ministère de la défense est à la
pointe de la réflexion et du combat : « Toute réflexion sur l’ennemi comporte […] un devoir de vigilance et d’action, qu’il nous revient d’exercer à l’heure
présente ».
Résumé pour le lecteur pressé : Nous ne l’avons pas voulu mais nous sommes en guerre contre Daech et très accessoirement contre d'autres organisations. Le ministère
de la défense est à l’avant-garde de ce combat. Celui-ci se déroule partout et notamment sur le territoire national. Il faut donc que les armées, guidées par le cabinet, soient aussi présentes
sur le territoire national. Ce combat va durer. Il ne faut donc pas que ce concept et, peut-être aussi, que ceux qui l'ont conçu soient oubliés en cas de changement de majorité.
Les réflexions stratégiques, c'est-à-dire celles qui décrivent un ennemi de la France et les voies et les moyens pour le vaincre sont bien trop rares pour s'en
priver. On peut même considérer que l'on a là la première vision un peu claire, hors coups de mentons et moulinets, de la guerre en cours de la part de ce gouvernement. On peut s'interroger sur
d'éventuelles arrières pensées, on peut aussi en contester les voies et les moyens décrits pour vaincre. La capacité à débattre, à s'adapter en fait, est la force principale des démocraties sur
les totalitarismes.
Débattons donc et surtout combattons.
Point particulier, les droits de ce livre seront versés à l'association Solidarité défense.
La pire erreur n'est peut-être pas de se tromper d'ennemi, mais de le clamer. La pire erreur n'est pas de désigner aux stratèges français la Basse-Saxe, mais de le
faire savoir à la Prusse et au Reich. Ce n'est pas de désigner aux états-majors le chef de section de la tranchée d'en face, mais de laisser le haut commandement interallié ennemi comprendre
qu'on ignore tout de son existence et de ses intentions.
Le ministre de la défense français Jean-Yves Le Drian entend apporter une réponse à la question "qui est l'ennemi ?". Sa réponse et celle de ses
conseillers, en quatre-vingts pages, c'est "Daech", Daech et encore Daech.
Il paraît que cet ennemi, auquel il impute les attentats de 2015, a surpris la France par ses méthodes totalement nouvelles, comme si on n'avait jamais connu de
terrorisme aveugle et d'attentats ciblés depuis 1985, avec d'ailleurs une vague tous les dix ans. Il paraît que ces méthodes ont constitué une véritable rupture stratégique et qu'elles
doivent par conséquent induire une redéfinition de la stratégie de la France, comme si elles étaient plus qu'un simple mode d'action asymétrique de l'informel contre l'établi et un moyen
justement de contourner le dispositif de dissuasion interétatique et le dispositif militaire, qu'on a certes du mal à qualifier encore d'outil de défense (même si le ministre considère la
capacité d'entrée en premier sur un théâtre comme une posture de défense).
Par ce livre le gouvernement prend l'excuse d'avoir été surpris par les meurtres rituels de janvier et novembre 2015 (la presse a caché qu'au Bataclan la
kalachnikov a servi à immobiliser les victimes ensuite égorgées et décapitées au canif) et il en fait une menace militaire extérieure justifiable d'une frappe, qu'on avait
baptisée Brochet-3 avant même de savoir que justement on a, là aussi, fait évacuer les bâtiments visés avant de les bombarder "impitoyablement", c'est-à-dire qu'on a détruit une
infrastructure syriennne préalablement vidée de ses usurpateurs turco-qataris. La France répète ainsi haut et fort qu'une quinzaine ou une vingtaine d'exécutants, apparemment plus criminels que
stratèges (et morts pour la plupart), lui ont fait modifier sa doctrine de défense et sa stratégie militaire. Elle prétend aussi croire que c'est ce Daech qui a soi-même ordonné les
massacres et envoyé des commandos "militarisés" (mot employé avec insistance), et non pas des individus porteurs de simples armes individuelles, et représentant moins d'une demi-section, qui ont
pris l'initiative d'appliquer localement les préceptes d'un livre de chevet autorisé en France, comme le rappelait récemment le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve ("ce n'est pas
un délit de prôner le djihad").
La désignation de l'Etat Islamique en Irak et au Levant comme ennemi officiel permet aussi de déclarer qu'on n'avait pas d'ennemi avant la fondation de cette
organisation, d'ailleurs créditée au passage d'un statut proto-étatique, reconnaissance qui équivaut à une promotion au niveau de sujet de droit international et ne peut que relever son image et
favoriser son recrutement. Cet octroi d'un statut proto-étatique (déjà doté, note le ministre, de certains attributs d'un Etat) est bien commode pour occulter qu'en réalité c'est sur le
territoire d'un Etat souverain véritable et reconnu, en l'occurrence la Syrie, que la France a engagé ses forces armées... précédées d'ailleurs par ses forces médiatiques et
politico-diplomatiques engagées plusieurs années avant la proclamation dudit "Daech". Cette désignation permet aussi de délimiter l'ennemi au profil qu'il entend se donner, puisque
l'adoption par le gouvernement français de l'acronyme "Daech" exclut non seulement les forces de guérilla désignées sous une appellation distincte, dont les enquêteurs sur le terrain et les
fournisseurs d'armement savent qu'il ne s'agit que d'étiquettes pour la presse internationale, mais également celles dont ledit Daech ne reconnaîtrait pas la
dépendance. Daech est l'ennemi, mais le Front Al-Nosra "fait du bon boulot", selon l'expression du ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, et on continue de livrer des armes à
l'Armée Syrienne Libre, une boîte aux lettres en Turquie qui se charge ensuite de les distribuer aux diverses factions combattantes et massacrantes, parfois rivales mais travaillant
toutes au même objectif. Enfin, désigner Daech comme seul ennemi permet de fixer une date de début des hostilités, qui peut varier entre la proclamation de la fondation de
cette organisation et son affirmation concrète sur le terrain, c'est-à-dire quelque part entre avril 2013 et juin 2014. La date de commission des meurtres collectifs qu'on lui attribue en
France n'est qu'un détail puisque le ministre de la défense explique que cette organisation considère la France (et d'autres pays) comme son ennemi structurel, celle-ci n'en ayant pris conscience
que de manière conjoncturelle.
Et, bien pratique aussi, désigner pour ennemi une organisation qui est sur le point d'être défaite (par la Russie et en dépit des efforts contraires de la France et
plus généralement de l'OTAN) permettra de clamer bientôt victoire là-bas, paix et sérénité ici... même si aucun prisonnier ennemi n'a été capturé à Molenbeek ou à Saint-Denis. Le mouvement n'est
pas sans rappeler la proclamation de la mort de Ben Laden et donc la fin de "l'ennemi" Al-Qaïda au moment où les Etats-Unis devaient réhabiliter l'image des Talibans pour les réinstaller en
Afghanistan. Libre au gouvernement d'envoyer demain la Légion Etrangère épauler la branche Al-Nosra de la Légion Islamiste Internationale (tant qu'elle se déclare distincte de la
branche Daech), libre au prochain gouvernement de déclarer la guerre, s'il le juge médiatiquement opportun, à la prochaine mouvance, déclarée ou pas, avec drapeau, sigle et organigramme
ou pas, auxquels les volontaires de Molenbeek et de Saint-Denis (et de milliers d'autres villes) déclareront avoir prêté allégeance lorsque cela leur assurera l'audience de la presse. Car c'est
la même cellule servant la même idéologie, par-delà le renouvellement des membres au cours des décennies, qui se renomme selon le vent dominant (et l'intérêt des médias) groupe d'Action, de
Prédication, antenne locale d'Al-Qaïda puis branche régionale de l'ISIS (du Nigéria aux Philippines en passant par l'ex-Libye et la Russie) et demain toute autre bannière porteuse.
En quatre-vingts pages, ce "qui est l'ennemi ?" ne mentionne l'islam qu'une fois, au sujet de son expansion fulgurante il y a treize siècles. Il évoque
pourtant une idéologie de ce Daech, qu'il appelle "djihadisme takfiriste" et à laquelle il attribue des ambitions eschatologiques, et dont la description en deux phrases rappelle à s'y
méprendre l'islam tel qu'il a été codifié par son fondateur dans un manifeste clair et rigide traduit dans toutes les langues et illustré par près d'un millénaire et demi de pratique. Certes
"djihadisme" est le néologisme à la mode permettant d'évoquer ce qui semble politiquement innommable, comme autrefois on vilipendait ceux qui faisaient l'amalgame entre marxisme, léninisme,
trotskisme, nazisme, maoïsme, polpotisme et enverhodjisme, afin de fractionner les représentations (dont un professeur de politologie aurait eu du mal à expliquer les nuances à un philosophe
voire à Marx lui-même) et d'interdire aux peuples la vision d'ensemble d'un collectivisme conquérant au niveau mondial. Djihadiste, cette nouvelle transcription de l'arabe moudjahidine, et
djihadisme, cette adaptation francophonarde de l'arabe djihad, sont par contre cités à profusion dans cette désignation de l'ennemi, comme si celui-ci distinguait pour sa part entre les
(chrétiens) dominico-communionnistes, mensuo-confessionnistes, messe-annuellistes et simples extrêmonctionnistes, voire les athées nés involontairement dans ce que l'islam appelle le domaine
de la guerrede la même manière qu'on veut distinguer le musulman qui exerce en un moment donné le djihad ("djihadiste") de celui (le même en
d'autres moments) qui pratique la prière, ou l'aumône envers ses coreligionnaires, ou le pèlerinage à la Mecque, refusant de voir qu'il ne s'agit là que des diverses facettes et obligations d'un
même corpus..
Certes de nombreux militaires français ont appris autrefois à combattre les Spetsnaz soviétiques, et les grandes oreilles françaises ont appris le
tchécoslovaque tandis que leurs homologues voisines apprenaient qui le roumain, qui le polonais ou le bulgare. Simutanément les Africains étudiaient les organigrammes de l'armée cubaine et les
Asiatiques craignaient les modes d'action du Viet-Cong et des Khmers Rouges soutenus par la Chine. Le monde libre, sans ignorer la rivalité sino-soviétique et la rébellion non-alignée, était
conscient d'être confronté au monde collectiviste. En France chacun connaissait son ennemi sur le terrain puisque le corps de manoeuvre se préparait à rencontrer les divisions de premier
échelon du Pacte de Varsovie et la défense territoriale se préparait à accueillir les Spetsnaz, mais on osait décrire un ennemi plus général, les forces Carmin dans les années 80 ou Orange
dans les années 70. Cela n'a pas empêché le gouvernement français de former des officiers communistes angolais ou de recruter des militants communistes dans des installations sensibles (en dépit
du précédent des sabotages de 1939), mais l'ennemi général était désigné.
Si le gouvernement français ne veut pas reconnaître que c'est l'Islam qui est entré en guerre (et pas en 2013) contre le monde libre, il pourrait du moins faciliter
l'étude psychologique et opérationnelle d'un ennemi générique présentant des traits communs caractéristiques découlant d'un manifeste millénaire, que le Septième Scénario appelle
l'idéologie Emeraude.
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