Enseignements opérationnels de deux ans d’engagement russe en Syrie
...par le Col. Michel Goya - le 12/09/2017.
Deux ans après le début de l’intervention russe en Syrie, qu’on le déplore ou non (ce n’est pas le propos ici), il convient de constater que celle-ci est un succès
et qu’il est possible d’en tirer quelques enseignements opérationnels. Cette intervention est un succès car elle a permis d’atteindre son objectif politique premier, qui était de sauver le régime
syrien alors en grande difficulté, et même de contribuer à sa victoire probable. Le corps expéditionnaire russe a effectivement largement contribué à l’endiguement des forces rebelles à la fin de
2015 puis, en particulier avec la prise d’Alep, à la conquête presque définitive du grand axe de l’autoroute M5, centre de gravité du conflit, pendant l’année 2016 avant de lancer une campagne
dans l’est désertique jusqu’au dégagement de l’aéroport de Deir ez-Zor, assiégé par l’Etat islamique.
La guerre est encore loin d’être terminée mais elle ne peut plus désormais être perdue par Assad. Il n’y a plus que deux pôles territoriaux rebelles arabes sunnites
cohérents en Syrie : la partie de l’Euphrate syrien encore tenue par l’Etat islamique et surtout la province d’Idlib, aux mains d’une coalition de factions dominée par Hayat Tahrir al-Sham
(ex-Jabhat al-Nosra). Les autres forces rebelles sont désormais éclatées et servent souvent de supplétifs à d’autres acteurs par ailleurs concurrents, comme la Turquie, le Parti de l’union
démocratique kurde (PYD), la Jordanie, Israël ou les Etats-Unis. Encore une fois, cette évolution est largement le fait de l’intervention russe qui lui donne aussi un poids diplomatique
particulier tant sur le théâtre lui-même, où la Russie sert d’intermédiaire avec quasiment tous les acteurs locaux ou extérieurs, que sur la scène internationale, où elle apparaît à nouveau comme
une puissance qui pèse sur les affaires du monde et avec qui il faut compter.
Il est intéressant de constater d’abord que ces résultats ont été obtenus avec des ressources assez limitées, représentant par les forces engagées (4 à 5 000
hommes et 50 à 70 aéronefs comme force principale) et leur coût d’emploi (environ 3 millions d’euros par jour) environ le quart ou le cinquième de l’effort américain dans la
région (1). On peut comparer aussi cela avec l’action de l’opération française au Levant Chammal (1 200 hommes et environ 15
aéronefs, un million d’euros/jour) et qui, pour n’évoquer que le volet appui aérien, représente une moyenne de 6 sorties aériennes (dont une frappe)/jour pour 30 à 40 pour les
Russes (2). Au regard des résultats obtenus, il est incontestable que les Russes ont une « productivité » opérationnelle (le rapport entre les
moyens engagés et leurs effets stratégique) très supérieure à celle des Américains ou des Français. Cela tient à plusieurs facteurs.
L’intérêt stratégique de l’empreinte lourde
Le dispositif russe, engagé massivement et par surprise, a d’emblée été complet. Il n’a pas été précédé d’une phase déclaratoire, ni graduellement diversifié et
renforcé comme celui de la coalition américaine ajoutant des moyens nouveaux (chasseurs bombardiers puis avions d’attaque, puis hélicoptères d’attaque, puis pièces d’artillerie, etc.) ou
élargissant leur emploi, au fur et à mesure de la résistance de l’ennemi ou pour « montrer que l’on fait quelque chose » à son opinion publique. Cette stratégie du « poker »
peut parfois avoir un sens face à un adversaire avec qui on négocie, elle s’avère beaucoup moins efficace face à un adversaire, comme l’Etat islamique, à qui on laisse le temps de s'implanter et
de s’adapter.
Lorsque la France est intervenue au Mali, en janvier 2013, elle ne l’a pas fait graduellement mais a engagé le plus vite possible l’ensemble de son corps
expéditionnaire. De la même façon, la Russie a déployé un dispositif complet et cohérent à la recherche de l’atteinte d’un objectif clair, ce qui, là-encore, n’est pas le cas de la coalition
pro-rebelle en Syrie. Ce dispositif aurait pu être matériellement cédé à l’armée syrienne (ou armée arabe syrienne, AAS, selon la dénomination officielle) ou aurait pu être servi clandestinement
par des Russes, comme pendant la guerre de Corée ou en Egypte pendant la guerre d’usure contre Israël (1967-1970). Il a été au contraire parfaitement assumé, au contraire de l’« empreinte
légère » américaine, et cela change la donne opérationnelle.
La guerre en Syrie est une guerre « mosaïque », c’est-à-dire qu'elle n’engage pas deux camps mais plusieurs, à l’instar de la guerre civile au Liban de 1975 à 1990.
Ces camps et leurs sponsors ont des objectifs différents qui les amènent à converger ou diverger selon les situations, ce qui rend le conflit à la fois complexe et stable, les reconfigurations
politiques annulant souvent le succès militaires d’un camp. Un paramètre essentiel est qu’en général les sponsors rivaux, en particulier les Etats-Unis et la Russie, n’ont aucune intention de
s’affronter directement et évitent donc, pour en limiter le risque, de « se rencontrer ». Par voie de conséquence, l’ « occupation éclair » du terrain par l’un empêche
mécaniquement l’autre, placé devant le fait accompli, d’y pénétrer. C’est la stratégie du « piéton imprudent » qui traverse une route et oblige les conducteurs de voitures à s’arrêter,
que l’URSS et la Russie ont pratiqué régulièrement. Dans la mesure où il est toujours possible de se tromper sur la réaction de l’autre, cela induit malgré tout une prise de risques. Les
Soviétiques se sont, par exemple, trompés sur la réaction américaine après le déploiement de missiles nucléaires à Cuba en 1962 (pas assez rapide) ou sur celle des Afghans après leur intervention
de décembre 1979 à Kaboul mais dans l’ensemble ils ont plutôt réussi. Ils sont ainsi parvenus à s’emparer de la Crimée sans même que l’armée ukrainienne ne combatte pour protéger son territoire.
En Syrie, les hésitations américaines ont clairement réduit le risque d’un engagement.
A partir du moment où les Russes ont ouvertement planté le drapeau en Syrie et occupé l’espace, notamment aérien, les choses devenaient d’un seul coup plus
compliquées pour les autres. S’il est possible de frapper l’AAS, comme le 18 septembre 2016, sans trop de dégâts diplomatiques, il n’en aurait sans doute pas été de même si les 62 morts avaient
été russes (3). Il est significatif qu’un des premiers éléments du corps expéditionnaire russe à être déployé en Syrie ait été un dispositif
antiaérien moderne avec quelques intercepteurs mais surtout, point fort russe, des systèmes sophistiqués de missiles sol-air ou mer-air, en particulier S-300 puis S-400. Il ne s’agissait pas de
faire face à la menace aérienne rebelle, inexistante, mais bien d’imposer une « zone d’exclusion aérienne » aux autres acteurs extérieurs, en particulier les Etats-Unis, entravés de
cette façon sur un théâtre d’opération pour la première fois depuis la guerre froide. Cela n’a pas empêché un appareil russe d’être abattu par l’aviation turque dès le 24 novembre 2015 (mauvaise
anticipation et maladresse tactique), ni des frappes contre les forces et les infrastructures du régime de Damas, comme celle déjà évoquée ou encore celle du 8 avril 2017 par la marine américaine
contre la base de Shayrat ou le 7 septembre dernier par l’armée de l’air israélienne contre le site de Mesayf. En juin 2017, deux drones d’origine iranienne ont été abattus ainsi que, et surtout,
un avion Su-22 syrien au cours du premier combat aérien conduit par les Américains depuis 1999 (4).
Il faut cependant noter que les attaques du 8 avril et du 7 septembre ont été prudemment réalisées avec des missiles de croisière dans le premier cas et avec des
missiles air-sol tirés depuis l’espace aérien libanais dans le second. Les accrochages de juin, de leurs côtés, sont survenues près des forces sponsorisées par les Américains, voire les forces
américaines elles-mêmes placées à Tanf sur la frontière syro-irako-jordanienne, timide implantation des Etats-Unis en Syrie et désormais bloquée par les forces de la coalition de Damas. Ces
actions témoignent certes de l’incapacité russe à interdire complètement politiquement et tactiquement le ciel ; par leur rareté et leur prudence, elles témoignent aussi et surtout que ce
ciel est quand même dominé par les Russes.
Les Etats-Unis auraient pu jouer cette carte de l’exclusion du sol et au moins du ciel, par l’engagement de systèmes tactiques efficaces. Ils n’ont pas osé,
hésitant longtemps à fournir du matériel sophistiqué aux factions rebelles, au moins jusqu’en 2014 pour les missiles antichars, et toujours pour les moyens sol-air. Ils ont encore plus hésité à
engager ouvertement des unités de combat. Cela est devenu beaucoup plus difficile depuis l’intervention russe. L’« empreinte légère » est souvent aussi le témoin de la légèreté des
objectifs politiques et de la motivation à s’engager pour les atteindre.
Le déblocage de la crise tactique
Par analogie avec la notion de crise économique selon Joseph Schumpeter, on peut définir la crise tactique comme la situation où les ressources dont disposent
chacun des deux adversaires ne leur permettent pas de prendre l’ascendant sur l’autre. On assiste donc généralement à un blocage et une répartition rigide de l’espace (terrain difficile/terrain
ouvert) et/ou du temps (le jour pour les uns, la nuit pour les autres par exemple). En Syrie, cela s’est manifesté par le découpage entre provinces contrôlées et espaces aux marges disputés mais
bien délimités, en particulier le long de l’autoroute M5 qui court de la frontière turque à celle de la Jordanie. Phénomène aggravant, ce découpage ne s’est pas réalisé classiquement selon une
fracture entre deux camps mais entre plusieurs en situation de coopération-compétition selon les circonstances, dont un camp rebelle arabe et (très majoritairement) sunnite lui-même très divisé.
D’un point de vue tactique, ces espaces disputés sont essentiellement urbains, parfois montagneux, et toujours difficiles à conquérir surtout pour des forces disponibles pour la manœuvre
offensive relativement peu nombreuses de part et d’autre. On a donc assisté à des opérations extrêmement fragmentées et des batailles d’autant plus lentes que la motivation des défenseurs était
forte.
Selon Joseph Schumpeter, sortir d’une crise, et donc d’un blocage, suppose un surcroît très significatif de ressources et/ou une autre manière d’utiliser ces
ressources afin d’augmenter la productivité. La guerre en Syrie a connu ainsi plusieurs phases où des innovations (parfois sinistres comme l’emploi terrorisant de l’arme aérienne par le régime de
Damas ou celui des combattants suicide par al-Nosra) et surtout l’aide extérieure ont permis à un camp de prendre momentanément et partiellement le dessus mais où des phénomènes de réaction
annulait rapidement cet avantage. En 2012, la tendance est plutôt favorable à l’armée syrienne. En 2013, c’est plutôt le cas des forces rebelles qui lancent plusieurs offensives victorieuses,
avant l’intervention de l’Iran et du Hezbollah auprès de l’armée syrienne et le développement de l’Etat islamique sur les arrières. Au début de l’année 2015, ce sont à nouveau les rebelles du
nord (L’armée de la conquête) et secondairement l’Etat islamique qui prennent le dessus sur l’armée syrienne et menacent fortement le régime, ce qui provoque l’intervention russe.
La particularité de cette intervention, ce surcroît de ressources et d’innovations, est que cette fois on va transcender, lentement mais surement, l’équilibre
instable qui prévalait. Les moyens engagés et plus particulièrement la force d’appui, sont assez réduits mais bien adaptés et suffisants pour remporter plus facilement des batailles, elles-mêmes
mieux intégrées dans le cadre de campagnes de plusieurs mois. On assiste ainsi à nouveau à un déblocage de la situation en faveur du régime d’Assad mais sans voir cette fois de réaction
suffisante dans le camp rebelle et ses alliés pour la compenser. Un surcroît d’argent et d’armement léger n’est pas suffisant cette fois pour enrayer la tendance. La seule possibilité reviendrait
à introduire des armements modernes qui permettraient de compenser la supériorité aérienne russe ou, au moins, de lui causer des pertes sensibles qui réduiraient son efficacité en lui imposant
des modes d’action plus prudents. Or, on l’a vu cela est de fait beaucoup trop risqué et donc de fait impossible. Cela est d’ailleurs de moins en moins d’actualité que le périmètre des factions
rebelles compatibles et susceptibles d’agir efficacement contre l’AAS s’est considérablement réduit. Si l’action contre l’Etat islamique reste évidemment d’actualité avec les Forces démocratiques
syriennes, celle contre le régime de Damas est plus problématique que jamais.
Encore une fois donc, la présence physique des Russes, autant que l’engagement de leurs forces, a entravé le processus habituel de compensation et permis au
« plan incliné » de rester du même côté pendant deux ans, ce qui ne s’était jamais vu, et d’obtenir ainsi plus d’évolutions dans cette même période que dans les quatre années
précédentes.
La brigade aérienne mixte et son emploi
Ce déblocage a été obtenu essentiellement grâce à la brigade aérienne mixte d’aviation. Si son volume a varié selon les évolutions stratégiques, déclinant en mars
2016 pour remonter au mois de septembre suivant, il n’a jamais dépassé les 70 aéronefs, chiffre finalement très faible pour une armée qui en aligne théoriquement près de 2 000.
Outre un très faible de taux de disponibilité dans ce parc pléthorique, il faut sans doute voir dans ce faible nombre la volonté de maintenir cet engagement au loin dans un volume soutenable
logistiquement et organisationnellement (avec la nécessité notamment de n'y engager que des professionnels ou, peut-être, des conscrits volontaires). Il s'agit aussi de limiter les coûts
humains et financiers alors que le pays est dans une situation économique difficile. Sa composition, très variée, a également évolué avec le temps en combinant toujours avions et hélicoptères en
privilégiant plutôt ces derniers avec le temps. A côté de quelques matériels modernes, comme les bombardiers tactiques Su-34, les chasseurs multirôles Sukhoi 30 et 35 ou les hélicoptères Mi-28N
et Ka-52, la brigade comprend aussi beaucoup d’appareils de technologie ancienne comme les bombardiers Su-24, les avions d’attaque Su-25 ou les hélicoptères Mi-24. Il faut ajouter à cette force,
au moins une batterie de la 120e brigade d’artillerie, dotée notamment de lance-roquettes multiples, plusieurs drones de type Dozor 600 ou Altius, similaires aux MQ-1B Predator américains et un avion de
reconnaissance électronique Il-20 M1. Il faut également y ajouter plusieurs compagnies de forces spéciales dont la mission principale reste le renseignement et l’action opérationnelle en
profondeur.
Car l’élément clé de la doctrine russe reste l’opération combinée, que l’on pourrait définir comme la concentration de moyens afin de réaliser une série d’actions
tactiques (batailles) au sein de campagnes successives. La forme des combats prise depuis septembre 2015 semble par ailleurs témoigner de l’influence des Russes, présents dans les états-majors,
dans la conduite des opérations. Dans ce cadre-là le rôle de la brigade aérienne est, en conjonction avec l’artillerie, de coopérer avec les forces terrestres afin de les renseigner et surtout de
neutraliser les forces ennemies devant elles. Menées malgré tout par des forces réduites en volume, ces opérations combinées visent surtout à s’emparer de points clés, de disloquer des
dispositifs ennemis et pour certaines factions avec qui il est possible de négocier d’exercer une pression suffisante sur elles et les populations environnantes pour les amener à céder, quitte à
accepter, particularité du conflit, des transferts de combattants. La principale modification du dispositif russe a d’ailleurs été, en février 2016, la création d’un Centre de réconciliation
destiné à la diplomatie de guerre (admettant donc que la fin la plus courante d’un conflit est la négociation et non la destruction totale de l’ennemi), la protection des transferts de
combattants et, avec les autorités civiles, les ONG et les Nations-Unies, l’aide à la population. Ce centre de réconciliation est aussi très clairement un organe de renseignement pour les forces
russes.
La brigade aérienne a donc été engagée dans plusieurs dizaines d’opérations combinées, à un rythme très élevé (1 000 sorties mensuelles en moyenne) rendu
possible par la proximité des bases de la ligne de contact, Hmeimim en premier lieu (à 25 km au sud de Lattaquié) mais aussi les bases avancées de Shairat ou de Tiyas près de Palmyre. Il est
important de souligner la complémentarité des moyens mis en œuvre depuis les chasseurs-bombardiers, plus aptes à la destruction de cibles lourdes et fixes, jusqu’aux hélicoptères et avions
d’attaque, susceptibles de détruire on neutraliser les « petites » cibles et le tout en coordination avec une manœuvre terrestre, sans parler des effets de saturation des
lance-roquettes ou des tirs de précision. L’ensemble reste d’une technologie assez ancienne, avec un emploi important de munitions non-guidées, d’où un faible taux de coups au but par rapport aux
normes occidentales mais aussi initialement des pertes civiles sensiblement plus importantes que pour des actions équivalentes de la coalition américaine (5).
Selon le site Airwars, plus de 2 000 civils syriens auraient ainsi été tués dans les cinq premiers mois de la présence russe. Les pertes civiles ont cependant
nettement diminué par la suite, en fonction des fluctuations de l’engagement mais aussi de l’acquisition d’expérience des pilotes et l’emploi de matériels plus sophistiqués, en particulier les
hélicoptères d’attaque Mi-28N et Ka-52 qui ont de plus en plus remplacé les Su-25 dans les missions d’appui. Les opérations de 2016 et surtout de 2017 sont la preuve de l’excellente
maîtrise désormais acquise dans l’organisation des opérations combinées. On est désormais très loin des cafouillages survenues lors de la guerre de 2008 contre la Géorgie. Les pertes
civiles ont eu tendance également à diminuer même si elles restent élevées. Airwars les estime à ce jour entre 4 000 et 5 400 au total, à comparer au 5 300 à 8 200 attribuée à
la coalition américaine, agissant il est vrai depuis août 2014 mais avec bien plus grande proportion de munitions guidées et affichant, contrairement à la doctrine russe qui l'évoque beaucoup
moins, le souci de préserver la population(6).
Les pertes totales de la brigade aérienne sont, à ce jour, de trois avions, un abattu par l’aviation turque et deux par accidents d’appontage sur le
porte-avions Amiral Kustnetsov ainsi que cinq hélicoptères, détruits par les tirs ennemis (ou peut-être, pour l’un, par un tir fratricide) surtout dans les phases critiques
de décollage et d’atterrissage ou dans les bases (7). Les pertes humaines dans ces destructions s’élèvent à 11 hommes sur un total officiel de 17,
en réalité sans doute entre 36 et 48, ce qui reste très faible au regard de l'ampleur des opérations (8).
La campagne de démonstration
L’intervention a été également l’occasion de raids de bombardements à longue portée, notamment le 7 octobre 2015 lorsque les quatre navires de la flotte de
Caspienne ont lancé 26 missiles de croisière 3M14 Kalibr, dont 22 ont atteint leur cible, ou le 17 novembre 2015 avec un raid de 23 bombardiers à long rayon d’action Tu-22M3, Tu-95 et Tu-160
utilisant à leur tour des missiles de croisière KH-555 et KH-101. Depuis les frappes venues de l’extérieur du territoire syrien ont été ponctuelles mais régulières. La Marine a encore frappé cinq
fois à partir de sous-marins ou de frégates en Méditerranée avec des Kalibr. L’aviation à long rayon d’action est intervenue aussi régulièrement, en juillet 2017, par exemple avec des Tu-95 MS et
des missiles KH-101.
Ces frappes n’ont, la plupart du temps, pas d’intérêt tactique en Syrie. Elles sont évidemment très puissantes mais aussi extraordinairement coûteuses avec des munitions à plusieurs millions
d’euros et des coûts d’emploi des vecteurs très élevés. La seule tournée du vieux porte-avions Amiral Kustnetsov, aurait coûté à elle-seue environ 150 millions d'euros (et
causé la perte de deux avions). La majeure partie des cibles visées auraient pu être « traitées » avec des moyens locaux bien moins onéreux. Mais clairement, il s'agit d'une
campagne superposée à la campagne syrienne et dont les vraies cibles sont ailleurs.
Cette première campagne russe de bombardement en profondeur vise d’abord bien sûr à tester un certain nombre d’armements et d’équipements modernes mais elle vise surtout à les montrer. Un raid de
bombardiers à long rayon d’action ou une salve de missiles tirés depuis des frégates ou sous-marins sont d’abord des « évènements », c’est-à-dire que, au contraire de l’emploi de la
brigade mixte, ils seront médiatisés. Ils sont donc avant tout des messages adressés à tous les publics de la guerre, syriens et surtout extérieurs, russes, alliés et OTAN, en réponses à d’autres
évènements comme la salve du 23 juin 2017 quelques jours seulement après la destruction d'un avion syrien par les forces américaines, en avertissement aussi. Ces raids témoignent de ce que les
Russes sont capables de faire s’ils sont menacés mais aussi de ce que seraient capables de faire ceux à qui la Russie fournit de tels équipements, comme l’Iran.
Connaître l'existence d'armements et même leurs performances théoriques n'est pas tout à fait la même chose que de les voir en action. L'armée israélienne « savait» que le
Hezbollah disposait d'armes antichars russes modernes et même de missiles anti-navires moins modernes mais dangereux. Elle n'a pas pour autant vraiment appréhendé ce que cela signifiait et l'a
payé cher en juillet 2006. Maintenant tout le monde sait que la Russie peut frapper conventionnellement fort, précisément et sans parade sur de vastes espaces, et entrevoit ce qui pourrait se
passer si on s'attaquait à des alliés qui disposeraient, par exemple, de missiles Kalibr.
La non-intervention terrestre
La principale surprise concerne finalement l’absence d’engagements d’unités terrestres au combat. La Russie dispose de solides unités blindés-mécanisées, comme la
6e brigade de chars, et surtout une
excellente infanterie légère, notamment aéromobile. La présence des premières dans les combats urbains et d’une brigade d’assaut par air dans la partie désertique du pays auraient consisté des
plus-values très importantes et des accélérateurs opérationnels. La Russie a sans doute voulu limiter les coûts et les risques estimant les forces de l’AAS et des milices chiites suffisantes pour
les opérations au sol, ce que la suite des événements a effectivement confirmé.
Outre, encore une fois, la force antiaérienne et le soutien logistique, la force terrestre engagée en septembre 2015 se limite donc volume d’un bataillon de la
810e brigade d’infanterie de marine renforcé d'une petite compagnie de neuf chars T-90, d’une batterie d’artillerie dotée d’une quinzaine d’obusiers et de lance-roquettes
multiples, et équipé d’une quarantaine de véhicules de combat d’infanterie, des BRT-82A semble-t-il. Cette force sert essentiellement à la protection des bases navales de Tartous et aérienne de
Hmeimim et ne semble pas, hormis l’artillerie et peut-être ponctuellement la compagnie de chars, avoir été engagée au combat. Elle est de toute façon insuffisante pour mener seule des opérations
offensives d’envergure, et encore moins pour contrôler une zone un tant soit peu peuplée.
Des unités de police militaire ont en revanche été déployées dans les zones dites de désescalade afin de surveiller le respect des accords d’Astana en mai 2017. On
évoque aussi beaucoup la présence de sociétés militaires privées russes, en réalité présentes depuis plusieurs années afin de protéger les installations pétrolières mais semble-t-il beaucoup plus
active dans les combats depuis l’intervention officielle russe. Le groupe « Wagner », du surnom de son chef, aurait été engagé activement dans certains combats notamment à Palmyre. Pour
la première fois sans doute dans l’engagement d’une force expéditionnaire, les pertes des nationaux membres de sociétés privées sont supérieures à celles des membres de l’armée régulière.
Trois explorations
L’intervention en Syrie est évidemment l’occasion pour les forces armées russes d’apprendre et d’expérimenter matériels et méthodes. Il est utile de noter qu’à
cette occasion elles renouent aussi avec une tradition de concepts originaux. Trois paraissent particulièrement intéressants.
Le premier est le SVP-24 (pour Special Computing Subsystem) est un système utilisant le système de navigation satellitaire russe GLONASS afin de
comparer la position d'un aéronef et de sa cible tout en prenant en compte tous les paramètres de vol et de l’environnement aérien afin de déterminer l’enveloppe optimale de largage, automatique,
d’une munition « lisse » (9). Avec ce système les Russes revendiquent une précision proche de celles des munitions guidées tout en
tirant à une altitude de sécurité. Autrement dit, il s’agit sensiblement du concept JDAM (Joint Direct Attack Munition) que les Américains avaient développé dans les années 1990 sur les
munitions mais appliqué au vecteur, ce qui est évidemment encore plus économique. Le SVP-14, peut être adapté pratiquement sur tous types d’avions, bombardiers, chasseur-bombardiers et même
avions d’entraînement. Il permet, ou permettra car il est encore peu déployée, à moindre coût de disposer avec une flotte rustique dotée d’un stock de munitions lisse d’une capacité de frappes
proche d’une force plus sophistiquée et bien plus coûteuse. C’est un exemple d’innovation radicale, et peut-être même « discontinue » (c’est-à-dire qui induit un changement profond de
structure), où la technologie augmente très sensiblement la « productivité » tactique au lieu de la réduire, lorsque, par effet d’éviction, son coût très élevé siphonne des ressources
rares.
Le deuxième est l’idée de renouer avec l’« infanterie motorisée ultra légère », autrement-dit une infanterie dotée de véhicules tous terrains légers et
rapides (10). Dans les conflits « asymétriques », l’asymétrie est presque toujours recherchée (en admettant qu’il ait même le choix)
par le camp le plus faible, souvent dans le sens de la « fluidification » du combat terrestre (dissimulation, mobilité). Il est donc souvent utile pour le « fort » de
rechercher à rétablir le plus possible la symétrie, concrètement en imitant l’ennemi en constituant des forces aussi fluides que les siennes (de l’infanterie légère le plus souvent) mais
bénéficiant de capacités d’appui dont l’ennemi ne dispose pas. Les Toyota « technical » sont utilisés dans les milieux désertiques ou semi-désertiques africains ou moyen-orientaux
depuis les années 1970 (11). Ils arment les groupements mobiles de l’Etat islamique qui les a utilisés remarquablement dans ses opérations
offensives, posant même de grandes difficultés d’acquisition et de frappes aux forces aériennes engagées. Par mimétisme, l’armée syrienne a fini par former des unités similaires pour les
opérations dans le désert. Les Russes viennent de faire de même en formant un bataillon d’infanterie équipé de véhicules UAZ-3163 Patriot au sein de la 30e brigade motorisée de
Samara. L’infanterie motorisée mobile ne constitue évidemment pas une nouveauté. Depuis les Jeeps armées de la Seconde guerre mondiale, les forces spéciales occidentales utilisent des véhicules
de combat légers. Les unités parachutistes et aéromobiles aussi, toujours à la recherche de la mobilité et de moyens d’appui une fois déposées au sol. L’US Army a développé aussi dans les années
1980 quatre divisions complètes essentiellement dotées de HMMWV Humvee. L’expérience a toujours buté sur le problème de la vulnérabilité, surtout face à des forces régulières largement dotée
d’armes antichars. Elle est sans doute à reconsidérer par son rapport coût-efficacité face à des adversaires irréguliers très mobiles dans un espace très ouvert.
Le dernier est le « véhicule d’escorte », aperçu en Syrie depuis cet été (12). L’idée n’est pas neuve et
remonte à l’observation, dès les combats de la guerre du Kippour, en 1973 de la déconnexion entre chars et infanterie mécanisées, cette dernière, que ce soit par son armement de bord ou son
infanterie débarquée, s’avérant souvent incapable d’appuyer efficacement les premiers dans leurs progression, en particulier face à de l’infanterie. Le phénomène est devenu sensible pour les
forces soviéto-russes en Afghanistan et surtout dans les combats urbains de Grozny. L’idée est donc venue de disposer d’un véhicule intermédiaire disposant d’une très grande puissance de feu de
saturation, complémentaire donc d’un char de bataille avec son canon principal lourd. La plate-forme antiaérienne ZSU a d’abord rempli ce rôle avec ses 4 canons de 23 mm mais avec néanmoins de
fortes limitations et surtout une grande vulnérabilité. Puis ont été développé une plate-forme dédiée, avec un châssis de char T-90, finalement lourde et coûteuse, puis de manière beaucoup plus
économique avec le BMPT-72 (dit Terminator 2) utilisant des vieux châssis de char T-72. Pour le prix d’un VBCI et sans doute pour la moitié du prix d’un futur Jaguar, le BMPT-72, bien protégé et doté d’une optronique moderne, dispose de 4
lance-missiles Ataka-T (AT-9 Spiral-2) à longue portée, de deux canons mitrailleurs de 30 mm et d’une mitrailleuse de 7,62 mm. Il constitue une remarquable arme « anti-antichars » (mais
aussi antiaérienne et peut-être antidrone) et, selon sa fonction première, favorise l’emploi des chars de bataille, notamment en milieu urbain. Avec seulement un véhicule et trois hommes
d’équipage, il est peut-être aussi efficace qu’un peloton d’appui direct complet des régiments Leclerc, avec ses trois VAB canons de 20 mm. Il constitue également un excellent moyen d’appui
direct de l’infanterie.
Avec des moyens limités, quelques dizaines d’aéronefs et quelques conseillers, la Russie a donc, au moins pour l’instant obtenu des résultats stratégiques
importants, et en tous cas très supérieurs à ceux des puissances occidentales, Etats-Unis en premier lieu mais aussi la France dont on ne parvient même pas à mesurer les effets stratégiques
qu’elle a bien pu obtenir en Syrie. Cela est dû en premier lieu à une vision politique certainement plus claire et une action plus cohérente avec des prises de risques opérationnelles et
tactiques que les Etats-Unis ou la France n’ont pas osés. La présence même des Russes en première ligne, si elle a induit mécaniquement des pertes humaines, a permis aussi par son caractère
dissuasif vis-à-vis des acteurs extérieurs et son surcroît de puissance vis-à-vis des forces locales permis de débloquer clairement la situation tactique. Avec une meilleure concentration des
efforts et l’acceptation de la négociation, les évolutions ont été plus rapides, en faveur du régime de Damas, que pendant les quatre années précédentes, témoignant une nouvelle fois qu’on
obtient plus de résultats par une action cohérente sur le terrain que par une action à grande distance et sans objectifs clairs.
[10] J. Hawk, Daniel Deiss, Edwin Watson, Lessons of Syria : Russia creates super light motorized infantry
https://southfront.org/lessons-of-syria-russia-creates-super-light-motorized-infantry/
Pour ceux qui ont suivi les péripécies de la guerre en Syrie, il est intéressant d'effectuer un petit retour en arrière et de comparer avec ce que nous ont
raconté les médias...et ceux qui étaient censés nous gouverner à l'époque...Malheureusement, aujourd'hui, la "pensée stratégique officielle" n'a pas beaucoup évolué et par conséquence, les
infléchissements indispensables de notre politique de Défense non plus.
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