La logique du temps court, a-stratégique par essence, et plus encore l’incapacité manifeste ou le refus de nos gouvernants de la contrer en adoptant enfin une démarche stratégique donc
anticipative, plongent l’Europe et bien sûr notre pays dans une cécité dramatique pour le futur de notre positionnement sur la carte du monde.
Tandis qu’à Paris, on se passionne pour les péripéties comico-tragiques de l’élection américaine (alors même que la politique étrangère de notre « Grand allié » ne changera qu’à la
marge avec la nouvelle Administration), tandis que devient flagrante notre marginalisation de nombre de négociations et médiations internationales (Caucase du
sud, Syrie, Liban, Libye, Yémen), bref, tandis que la France disparaît diplomatiquement par excès de suivisme et inconséquence, incapable de penser par
elle-même le monde tel qu’il est, d’autres exploitent magistralement ce flottement prolongé. Et il est à craindre qu’il ne suffise pas pour rétablir notre rang et préserver nos intérêts,
d’exposer une prétendue « doctrine en matière internationale » sur le site d’un réseau social ami, dans une conversation courtoise sur l’air du temps, en brodant avec
talent sur des lieux communs (il faut coopérer, s’entendre, être plus libres, etc…) et des inflexions souhaitables de la marche du monde. Une « doctrine » de chien
d’aveugle, réduite à une promenade au hasard dans le grand désordre mondial, et qui fantasme le positionnement de la France – étoile polaire définitive en termes de
« valeurs » universelles (sans même voir que plus personne ne supporte nos leçons) – autour d’enjeux n’ayant quasiment rien à voir avec le concret de
l’affrontement stratégique actuel et futur. Discourir sur la biodiversité, le changement climatique, la transformation numérique et la lutte contre les inégalités (sic), est certes important.
Mais ce n’est pas le climat qui va nous rendre notre puissance enfuie et notre influence en miettes ! Qui peut le croire ?!
C’est surtout une diversion ahurissante par rapport à l’impératif de projeter son regard sur le planisphère, de définir ce que l’on veut y faire, région par région, pays par pays, d’en déduire
des priorités, des lignes d’efforts thématiques et d’y affecter des moyens et des hommes. Cela rappelle de manière angoissante la réduction de notre politique étrangère à de l’action humanitaire
depuis 2007 (avec B. Kouchner comme ministre) puis à de la « diplomatie économique » sous Laurent Fabius. Résultat : les désastres de nos interventions en Libye et en Syrie, un
suivisme stratégique suicidaire, une décrédibilisation de la parole et de la signature françaises sans précédent. Il semble bien que la nouvelle martingale soit désormais « la diplomatie
environnementale », mantra d’une action diplomatique dénaturée et d’une France en perdition stratégique. Au nom du réalisme bien sûr, alors que c’est au contraire notre irréalisme
abyssal et notre dogmatisme moralisateur indécrottable qui nous privent de tout ressort en la matière. On est piégés comme des rats dans un universalisme béat et on
refuse d’admettre le changement de paradigme international et la marginalisation patente de l’Occident, lui-même à la peine et divisé.
Pendant ce temps, B. Netanyahu se rend en Arabie Saoudite (ce qui n’est pas du tout une bonne nouvelle pour l’Iran), la France fait la leçon au Liban et s’étonne d’être rabrouée puis marginalisée
là encore, la Russie et la Turquie s’entendent dans le Caucase du sud et renvoient le Groupe de Minsk à ses stériles palabres, Moscou s’installe au Soudan, l’Allemagne s’affirme en chouchou
européen de Washington et se tait face aux provocations de la Turquie…à moins qu’elle ne redécouvre son atavique et inquiétante inclinaison pour l’Ottoman, etc.
Bref, les rapports de force se structurent à grande vitesse sans nous et même à nos dépens. Mais on n’en parle pas. Non par honte ou rage d’avoir été naïfs, dupes ou incapables de créativité
diplomatique. Non. Juste parce qu’on a déjà renoncé à compter et que cela ne doit juste pas se voir. Et, tels certains responsables administratifs furieux de recevoir des informations démontant
leurs partis pris, on les passe à la déchiqueteuse ! On les fait disparaître purement et simplement du champ du réel politique et médiatique. On ne veut surtout
pas savoir que nous ne comptons plus ! Encore moins que les Français s’en aperçoivent.
Ainsi, la signature le 15 novembre, à l’initiative de Pékin, du RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) par quinze pays d’Asie constitue une bascule stratégique colossale et
inquiétante dont ni les médias ni les politiques français ne pipent mot. Voilà le plus grand accord de libre-échange du monde (30 % de la population mondiale et 30 % du PIB mondial)
conclu entre la Chine et les dix membres de l’ASEAN (Brunei, la Birmanie, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam), auxquels
s’ajoutent quatre autres puissantes économies de la région : le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Cette nouvelle zone commerciale se superpose en partie au TPP
(Trans-Pacific Partnership) conclu en 2018 entre le Mexique, le Chili, le Pérou et sept pays déjà membres du RCEP : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Brunei, le Japon, la Malaisie, Singapour et
le Vietnam. Ainsi se révèle et s’impose soudainement une contre manœuvre offensive magistrale de Pékin face à Washington (les Etats-Unis s’étaient follement retirés du projet TPP en
2017). Mais
chut ! Où est l’UE là-dedans ? Nulle part ! Même l’accord commercial conclu en juin 2019 entre l’Union européenne et le Mercosur doit encore être ratifié par ses 27
parlements… Le Moyen-Orient et l’Afrique eux sont clairement vus comme des territoires ouverts à toutes les prédations de ce mastodonte commercial en formation. Seule la Grande Bretagne,
libérée de l’UE grâce au Brexit, en profitera car elle vient habilement de sa rapprocher du Japon signataire du RCEP et du TPP…
Pendant ce temps, la France plonge dans une diplomatie décidément calamiteuse qui l’isole et la déconsidère partout. Elle vient d’abandonner le Franc CFA pour complaire au discours débilitant sur
la repentance et les affres de la Françafrique. On expie. On ne sait pas quoi à vrai dire. Mais on s’y soumet et on laisse la place à Pékin, Washington, Moscou et même Ankara. Il ne sert à rien
de geindre sur l’entrisme de ceux-là en Afrique quand on leur pave ainsi la voie. Il faudrait vraiment arrêter avec « le sanglot de l’homme blanc ». Il faut refondre notre
diplomatie et aussi d’ailleurs nombre de nos diplomates au parcours brillant mais incapables de sortir d’un prêt-à-penser pavlovien (anti russe, anti iranien, anti syrien, anti turc même !)
qui nous paralyse et nous expulse du jeu. Il faut enfin apprendre à répondre à l’offense ou à la provocation, et à ne pas juste se coucher dès que l’on aboie ou que l’on n’apprécie pas nos
avancées souvent maladroites mais aussi parfois outrageuses. Tendre l’autre joue a ses limites. Mais évidemment pour être pris au sérieux, il ne faut pas toujours « calmer le
jeu ». Il montrer les dents avec des « munitions », donc une vision et une volonté.
* Caroline Galactéros,
Présidente de Geopragma
Le temps perdu ne se rattrape jamais
...par Jean-Luc Baslé - Le 01/12/2020.
Proposé par le Gal. Dominique Delawarde.
Bonjour à tous,
Dans l' article "A la recherche du temps perdu" que je vous
ai transmis la semaine dernière, Caroline Galactéros, fondatrice de "Geopragma", avait dressé un constat sévère et amer sur la perte d'influence de la France dans les affaires
mondiales. http://geopragma.fr/a-la-recherche-du-temps-perdu/(Ci-dessus)
Je vous adresse ci-après
l'article, en forme de réponse, de Jean Luc Basle, ancien directeur de City Group New York,conférencier et ancien professeur associé aux écoles de Saint Cyr : "Le temps perdu ne se rattrape jamais" ..... (4 minutes de lecture).
Personnellement, j'apprécie tout autant le premier texte que le second, ainsi que les deux auteurs avec lesquels je
corresponds.
Les deux textes montrent, en tous cas, que desdébats de
haut niveau peuvent avoir lieu "en dehors des médias mainstream" qui auraient été réticents à relayer ces textes ou à ouvrir un vraidébat sur
des sujets qu'ils préfèrent occulter.
L'intérêt des sites d'information alternatifs est bien de relayer des articles de qualité sur des sujets que les médias
mainstream n'aborderont jamais en ces termes.
Bonne lecture et bonne rediffusion.
A+
DD
1er décembre 2020
Le temps perdu ne se rattrape jamais
Dans un article intitulé « A la recherche du temps perdu », madame Galactéros, présidente de GeoPragma, se désole à raison de la perte d’influence
de la France dans les affaires mondiales, et constate amèrement que « nous ne comptons plus ». Elle qualifie nos interventions en Libye et en Syrie de « suivisme suicidaire », porteur d’une
décrédibilisation de notre politique extérieure. Son analyse est tout à fait pertinente. Mais de quelle latitude dispose la France dans la définition de sa « démarche stratégique » ?
L’enfermement
La France n’est plus le centre du monde, comme elle le fut au temps de Louis XIV. Le monde dans lequel nous vivons a été façonné au cours des deux derniers siècles
par les Anglo-Saxons. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques passèrent le flambeau aux Américains – à leur corps défendant. Les Etats-Unis créèrent trois institutions :
l’Organisation des nations unies, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ils y ajoutèrent l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce en 1947, et l’Organisation du
traité de l’Atlantique nord en 1949, plus connu sous son acronyme Otan. Enfermée dans ce carcan, la France jouit d’une liberté limitée pour définir sa politique étrangère, comme nous le vîmes en
1956 quand le président Eisenhower mit fin à l’expédition de Suez, en 1982 quand l’Argentine ne put utiliser ses missiles Exocet, ou en 2013 quand la France dut renoncer à la vente de Mistral à
la Russie. Ajoutons, pour faire bonne mesure, l’inique emprisonnement de Frédéric Pierucci dans une prison de haute sécurité aux Etats-Unis pendant plus de deux ans pour faire main basse sur la
branche énergie d’Alstom. Avec de tels amis, nul besoin d’ennemis.
L’Union soviétique s’étant enfermé à l’intérieur de sa sphère d’influence après la Seconde Guerre mondiale, le monde se divisa en deux grands blocs, puis en trois
quand les pays non-alignés se trouvèrent à Bandung pour marquer leur différence. Le démembrement de l’Union soviétique en décembre 1991 fut interprétée comme une victoire de l’Occident. Les
Etats-Unis y virent l’occasion de réaffirmer leur volonté hégémonique. Ils le firent dans un document – le Defense Planning Guidance – qui choqua le monde à sa publication en février 1992 par le
New York Times. Forts de leur position dominante, les Etats-Unis remplacèrent l’Accord général sur les tarifs douaniers par l’Organisation mondiale du commerce en janvier 1995 pour affermir leur
contrôle sur le monde par le commerce. Mal leur en a pris.
La Chine en est la grande gagnante, en se soustrayant à certaines de ses contraintes, quand elle n’en flouait pas carrément d’autres. Elle est aujourd’hui « la »
concurrente de l’Empire américain. Les grands gagnants sont aussi les entreprises transnationales dont les dirigeants et actionnaires s’imaginent volontiers en gouvernants du monde (Bilderberg
Group, Commission trilatérale, Forum économique mondial, etc.). Prise dans ce maelstrom politico-militaro-économique, la liberté d’action de la France est limitée. George W. Bush a été très clair
: « vous êtes avec nous, ou vous êtes contre nous » ! Ce message ne se limite pas à l’Iraq ou à la guerre contre le terrorisme.
Comme le note madame Galactéros, notre appartenance au monde anglo-saxon nous conduit à la désastreuse et injustifiable attaque de la Libye qui n’est pas, comme se
plaisent à le rappeler les médias français, une initiative franco-britannique mais la réponse française (et britannique) à une injonction américaine. Nul n’en doute à Washington. Il en va de même
de nos attaques sur la Syrie – tout aussi condamnables. En bref, nous sommes les serviteurs d’un système qui ne sert pas nécessairement les intérêts de la France.
Notre enfermement prit une coloration européenne avec la signature le 18 avril 1951du traité de Paris qui créait la Communauté européenne du charbon et de l’acier,
ancêtre de l’Union européenne. Il s’agit d’une initiative américaine, même si l’on s’évertue à y chercher des racines françaises en remontant à Aristide Briand, voire à Victor Hugo pour justifier
notre engagement européen. Aveuglée par cet engagement qui tient plus de la foi que de la raison, la classe politique française qui comprend peu de chose à l’économie, fit un pas de plus vers
l’embrigadement de la France avec l’instauration de l’euro – un Deutsche mark dévalué, cadeau à la politique mercantile de l’Allemagne qui n’hésite pas à s’en servir pour imposer sa politique
économique – politique désastreuse pour notre industrie.
Quelle démarche stratégique ?
Dans ce double enfermement américano-européen, il est difficile d’imaginer une politique extérieure propre, d’autant que face aux deux géants que sont les
Etats-Unis et la Chine, la France – disons-le brutalement – ne fait pas le poids. Sa population est le cinquième de celle des Etats-Unis et le vingtième de celle de la Chine. Son produit
intérieur brut est égal à un peu plus de 10% du produit américain et un peu moins de 20% du produit chinois. Son budget défense s’élève à 7% du budget américain et 20% du budget chinois. Il lui
faut donc compenser cette infériorité par des alliances, comme elle le fit jadis. Face à une Grande-Bretagne inféodée à l’Amérique, l’allié naturel ne peut être que l’Allemagne. C’était l’objet
du traité de l’Elysée de 1963 que le Bundestag s’empressa de vider de sa substance en y ajoutant un préambule. L’Allemagne joue son propre jeu. Elle s’en remet à Washington pour sa défense, et
lorgne du côté de Moscou et de Pékin pour son économie. Il n’y a donc peu d’espoir de ce côté-ci. Reste la Russie… mais ce serait changer de camp. Cela n’est pas possible. La France est donc
seule dans sa politique d’indépendance – une politique dont elle n’a pas les moyens.
En effet, la France souffre d’un mal récurrent que taisent les livres d’histoire. Depuis Philippe le Bel, elle n’a jamais maîtrisé ses finances (à l’opposé de notre
meilleure ennemi – la Grande-Bretagne, tout au moins jusqu’en 1914). Un roi de France dut déroger pour renflouer les caisses de l’état en épousant une riche héritière de Florence (note : Marie de
Médicis était liée aux Habsbourg par la cuisse gauche). Or, il ne peut y avoir de bonne politique sans bonne finances, comme aimait le rappeler le duc de Sully à son maître dépensier. Un
demi-siècle plus tard, un autre grand serviteur de l’état donna ce même conseil au Roi Soleil sans grand succès. Le siècle qui suivit fut celui de l’affaissement de la France. Il débuta avec la
désastreuse guerre de Sept ans et se conclut par la défaite de Waterloo. Les Anglais l’appellent « La Seconde Guerre de Cent Ans » !... Nous perdîmes notre premier empire colonial qui comprenait
une partie du Canada, des Etats-Unis et de l’Inde. La France s’efforça d’en reconstituer un autre. Les Anglais ayant pris les meilleurs morceaux, nous prîmes les restes. C’est le cas de
l’Afrique. Les Anglais ayant conquis l’est et le Nil, le sud et ses mines de diamant, nous nous contentâmes d’un ouest sans grand intérêt économique.
A ce tableau peu brillant, il faut ajouter la désastreuse défaite de Sedan, la Première Guerre mondiale que nous gagnâmes grâce à nos alliés, et l’effondrement de
1940 que nous sublimons en évoquant la mémoire de De Gaulle, de la résistance et des forces françaises libres. Mais, les faits sont là, et aux yeux du monde, ils confèrent à la France une image
brouillée.
Comptes nationaux (rappel) : le dernier budget excédentaire de la France remonte à 1974, et la dernière balance commerciale excédentaire à 2002. Les
déficits budgétaires et commerciaux augmentent la dette nationale qui est désormais égale au produit intérieur brut (avant impact du Covid-19) alors qu’elle ne s’élevait qu’à 20% du même produit
en 1980. Autre statistique : la dette française qui était égale à la dette allemande en 1995 (en pourcentage du produit intérieur brut), est aujourd’hui plus de deux fois supérieure à celle-ci.
La France a dévalué dix fois le franc depuis 1945…
Au bout du compte, l’histoire nous place dans le camp anglo-saxon. La conquête normande qui se transforma par un revers de l’histoire en quasi conquête du royaume
de France, fascine toujours les esprits en Angleterre. Richard Cœur de Lion qui ne parlait pas anglais et fut enterré à l’abbaye de Fontevraud, a sa statue à Londres. Les Américains cultivés
n’ignorent pas que sans Vergennes, Rochambeau et de Grasse, les Etats-Unis ne seraient pas aujourd’hui. Le socle sur lequel repose la statue de la Liberté fut financé par une souscription
publique à l’initiative de Joseph Pulitzer, magnat de la presse. Nous partageons le même amour de la liberté. Les similitudes s’arrêtent là. Le monde anglo-saxon est celui du commerce et de la
finance – en un mot, de l’avidité. Alexis de Tocqueville le déclare sans ambages lorsqu’il écrit : « … je ne connais pas de pays où l’amour de l’argent tienne une plus large place dans le
cœur de l’homme… ». Le nôtre est celui de la culture et des arts, à l’image de nos maîtres : les Italiens. Nous appartenons donc à ce monde anglo-saxon qui nous impose sa vision du monde et nous
détruit de l’intérieur. Nous n’avons ni les moyens, ni la volonté (en raison des sacrifices qu’imposeraient une politique d’indépendance) de nous libérer. Dès lors, quelle
démarche stratégique ?