Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.
Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.
Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).
Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.
La nouvelle n’a fait la Une d’aucun grand journal européen et encore moins français, ni l’ouverture d’un quelconque JT. Coup de tonnerre dans un ciel gris passé inaperçu ? Sous silence plutôt, reflet d’un renoncement généralisé, d’un débat clos sans avoir été jamais vraiment ouvert. No comment…Pourtant, la portée est lourde de l’inauguration, le 12 mai dernier, du premier site antimissiles balistiques de l’OTAN en Roumanie. Que s’est-il donc passé à Deveselu, dans la campagne roumaine, à proximité de la frontière bulgare ? L’OTAN a rendu opérationnelle une base militaire de commandement équipée de missiles américains de type SM-3 capables d’intercepter des missiles balistiques de courte et moyenne portée. Dans le même temps, l’Alliance a officiellement lancé les travaux pour une seconde base antimissiles prévue en Pologne et toute proche de la Mer Baltique.
Ces deux événements entrent dans le cadre du projet lancé par Barack Obama le 17 septembre 2009 de “l’approche adaptative phasée” ou European Phased Adaptive Approach (EPAA). Ce projet qui doit être achevé d’ici le début des années 2020 entérine plus globalement la stratégie américaine de « bouclier antimissiles » en Europe, à laquelle la France était traditionnellement hostile – Paris craignant à juste titre qu’un tel bouclier ne remette en cause les fondements de la dissuasion nucléaire et ceux de son autonomie de décision en la matière.
Ce bouclier pose en effet problème à plusieurs titres. Tout d’abord, il n’est lié à aucune volonté européenne et illustre au contraire la domination complète des Etats-Unis sur l’Alliance atlantique et plus globalement sur le Vieux continent. L’indépendance stratégique des Etats européens est ainsi sévèrement remise en cause. C’est ensuite un gâchis industriel car le bouclier antimissile otanien en Europe a été réalisé presque exclusivement par les grands groupes industriels américains, en excluant la participation des entreprises européennes du secteur. C’est encore un danger notoire car il illustre la fuite en avant de la stratégie américaine, qui consiste à encourager les Etats d’Europe à considérer ad vitam aeternam Moscou comme leur ennemi premier. Plus largement, ce bouclier antimissile illustre le danger d’un effacement progressif de la frontière entre guerre conventionnelle et guerre nucléaire, porosité accrue que les Etats-Unis entretiennent, mais dont ils sont loin d’être les seuls responsables.
Pour bien comprendre toutes les implications du bouclier antimissile américain en Europe, il faut remonter à certains points de doctrine du temps de la Guerre froide et faire un état des lieux minimal des technologies militaires mises en œuvre.
Les paradoxes de la dissuasion nucléaire
Dans La marque du sacré (2009), le philosophe de Stanford Jean-Pierre Dupuy cite Bill Clinton qui, le 6 juin 2000 à Moscou, explique au nouveau président Vladimir Poutine : « Le bouclier antibalistique que nous allons construire en Europe de l’Est est seulement destiné à nous défendre contre les attaques d’Etats voyous et de groupes terroristes. Soyez donc rassuré : même si nous prenions l’initiative de vous attaquer par une première frappe nucléaire, vous pourriez aisément traverser le bouclier en question et anéantir notre pays, les Etats-Unis d’Amérique ».
Cette déclaration du président américain est lourde de sens car elle met en scène deux doctrines nucléaires différentes, l’une qui s’adresserait aux grandes puissances nucléaires, l’autre aux petits Etats et aux groupes terroristes suspects de course aux armements et de folie destructrice.
Quelles sont donc ces deux doctrines ? La première dite de « destruction mutuelle assurée » (Mutual Assured Destruction) ou MAD est la plus célèbre car elle est au fondement du fameux « équilibre de la Terreur » qui exista pendant la Guerre froide. Dans une application concrète de la théorie des jeux et de l’équilibre de Nash à la stratégie nucléaire, l’arme nucléaire est une arme de dissuasion et non d’emploi. En effet, un usage du feu atomique entraînerait la destruction non seulement de celui qui est attaqué, mais également de celui qui attaque. MAD suppose en conséquence qu’une puissance nucléaire puisse toujours répondre à une première frappe par une capacité de seconde frappe. A ce rythme, aucun acteur n’a intérêt à appuyer sur le bouton rouge et un équilibre précaire mais bien réel se constitue. La sécurité y est fille de la terreur : il y a dissuasion parce qu’il y aurait destruction mutuelle. Son échec aboutirait à la destruction totale des deux protagonistes.
La seconde doctrine, dite NUTS pour Nuclear Utilization Target Selection, consiste à utiliser l’arme nucléaire de façon chirurgicale contre les capacités nucléaires de l’adversaire de sorte à briser sa capacité de seconde frappe. Dans cette seconde doctrine, un bouclier balistique est utile voire nécessaire pour se protéger d’un éventuel échec des frappes chirurgicales. NUTS est évidemment contradictoire avec l’hypothèse MAD puisque l’arme nucléaire devient une arme d’emploi et se situe dans le cadre d’une guerre nucléaire limitée et contrôlée.
Mais MAD (qui signifie fou en anglais, jeu de mot dont le cybernéticien John Von Neumann serait à l’origine) n’est pas sans poser quelques difficultés d’ordre théorique et pratique : pour être crédible, la dissuasion doit reposer sur la certitude que « A » déclenche bien les hostilités nucléaires avec « B » en cas d’atteinte à ses intérêts vitaux et que surtout « B », même touché par une première frappe, n’hésitera pas à répondre à « A » en exerçant sa capacité de seconde frappe. C’est à cette condition seulement que la dissuasion peut être effective. Il y a là un paradoxe car pour que la dissuasion fonctionne, il faut que les deux duellistes disposent d’une intention dissuasive très forte alors même que la validité de cette intention est la condition de sa non-exécution. Les spécialistes de la dissuasion nucléaire parlent à cet égard d’ « intention auto-invalidante » (self-stultifying intention). Le statut de cette intention dissuasive a fait couler beaucoup d’encre, déjà au temps de la Guerre froide. Si l’intention dissuasive d’un acteur n’est pas suffisamment forte ou si simplement un acteur ne prend pas au sérieux l’intention dissuasive de l’autre acteur, tout l’équilibre de la terreur peut s’écrouler comme un château de cartes.
L’une des critiques les plus fortes, quoique la plus abstraite, montre que la dissuasion dans sa forme pure MAD pourrait ne pas être crédible. Voici ce que Jean-Pierre Dupuy écrit à ce propos : « Pour être efficace, la dissuasion nucléaire doit être absolument efficace. En effet, un échec ne saurait être admis, puisque la première bombe lancée serait la bombe de trop. Mais si la dissuasion nucléaire est absolument efficace, alors elle n’est pas efficace. En général, une dissuasion ne marche que si elle ne marche pas à cent pour cent. Que l’on songe au système pénal : il faut des transgressions pour que tous soient convaincus que le crime ne paie pas. Mais ici, la première transgression est une transgression de trop. La dissuasion n’en est donc pas une ».
Les interrogations à propos de la dissuasion ont accompagné sa mise en œuvre tout au long de la Guerre froide, notamment sur fond de doutes sur les capacités nucléaires réelles de l’URSS. Dans son documentaire The Fog of War (le brouillard de la guerre), Erroll Morris demande à Robert Mac Namara comment un holocauste avait pu être évité pendant les années de Guerre froide. L’ancien secrétaire à la défense sous Kennedy répond de manière lapidaire : « we lucked out » (nous nous en sommes sortis par la chance). Par où l’on comprend que la dissuasion nucléaire est un équilibre précaire : à l’image de la crise des Missiles de Cuba, le monde est passé de nombreuses fois à quelques « minutes de minuit » pour reprendre la métaphore de l’ « Horloge de l’Apocalypse » (Doomsday Clock) mise à jour régulièrement depuis 1945 par des physiciens atomistes. Plus précisément, c’est paradoxalement en s’approchant au plus près du désastre que la doctrine MAD a pu malgré tout fonctionner : c’est la proximité avec la catastrophe qui augmente la crédibilité de la dissuasion dans la mesure où une dissuasion absolument efficace pourrait ne l'être de facto aucunement. On voit également par là que la notion de « destruction mutuelle assurée » qui sert encore de fondement à la doctrine stratégique des grandes puissances nucléaires n’est pas figée, mais qu’elle s’est construite peu à peu, qu’elle fut aussi très souvent critiquée et que le « consensus stratégique » a connu une érosion substantielle au cours de la Guerre froide, notamment aux États-Unis, pour reprendre une expression de Charles-Philippe David [1].
Il faut enfin mentionner la définition des “intérêts stratégiques fondamentaux” dont l’atteinte serait susceptible d’enclencher une riposte nucléaire. Le flou autour de cette notion et du périmètre de ces intérêts participe évidemment grandement de l’efficacité globale de la dissuasion, l'imprécision délibérée instillant un doute salutaire chez l’adversaire éventuel quant au seuil de déclenchement de la riposte.
Nous ne ferons pas ici une histoire complète des évolutions doctrinales de l’histoire de la dissuasion nucléaire. Nous nous bornerons à montrer par quelques grands mouvements historiques quelles sont les origines du projet de bouclier balistique de sorte à mettre en lumière toute l’importance et les risques liés à son déploiement aujourd’hui en Europe.
Vers la parité nucléaire entre les deux blocs ou l’évidence de la « destruction mutuelle assurée »
L’équilibre de la Terreur au sens d’une application concrète des principes de la « destruction mutuelle assurée » n’est pas apparu subitement le 16 juillet 1945 avec l’explosion de la première bombe nucléaire sur le site nommé Trinity à Alamogordo au Nouveau-Mexique.
Il faudra en réalité attendre plus d’une dizaine d’années pour que la « destruction mutuelle assurée » devienne une évidence dans les esprits des deux Blocs. En effet, jusqu’en 1962, année de la crise des missiles de Cuba, les Américains disposaient en matière nucléaire d’une supériorité absolue, qui est devenue ensuite seulement relative, avant que les deux acteurs majeurs n’atteignent une quasi parité.
Car il ne suffit pas de détenir l’arme nucléaire. Encore faut-il disposer des vecteurs nécessaires pour l’utiliser, y compris en seconde frappe. Or, si l’URSS a fait exploser sa première bombe A (fission de noyaux lourds d’uranium ou de plutonium) en 1949 et sa première bombe H en 1953 (fusion de noyaux légers d’hydrogène), elle était considérablement en retard en matière de vecteurs nucléaires sur les États-Unis. Il faut comprendre que pour assurer concrètement la dissuasion nucléaire, un pays s’appuie sur ce que l’on appelle la « triade nucléaire » formée primo des missiles balistiques intercontinentaux à charge nucléaire (ICBM en anglais) lancés depuis des silos fixes ou des véhicules terrestres, secundo des missiles balistiques à charge nucléaire lancés depuis les sous-marins (le plus souvent eux-mêmes à propulsion nucléaire) lanceurs d’engins (dits SNLE en français) et tertio sur les bombardiers stratégiques équipés de bombes ou de missiles air-sol à charge nucléaire. A cet égard, en 1962, les Etats-Unis possèdent près de 1500 bombardiers stratégiques (des B-47 Stratojet et surtout les fameux B-52 Stratofortress encore en emploi) contre seulement 150 pour les Soviétiques (des Miassichtchev M-4, mais surtout des Tupolev Tu-95 Bear encore en emploi). Quant aux ICBM, les Etats-Unis en possèdent un peu plus de 200 (des missilesAtlas, Titan et Minuteman) tandis que l’URSS n’en possède que 36 (4 SS-6 Sapwood et 32 SS-7 Saddler). Enfin, les Etats-Unis possèdent 9 sous-marins lanceurs d’engins à propulsion nucléaire tandis que l’URSS possède 23 sous-marins lanceurs d’engins à propulsion conventionnelle et 8 à propulsion nucléaire. Autrement dit, surtout en matière de vecteurs, les Etats-Unis sont encore très largement devant les Soviétiques. Mais est-ce pour autant suffisant ? S’il n’y a pas encore de parité nucléaire au sens strict, en revanche, l’URSS est allée suffisamment loin en 1962 pour s’assurer, notamment grâce à ses sous-marins nucléaires, une capacité certaine de seconde frappe et le fameux ”pouvoir égalisateur de l’atome” (qui sera d’ailleurs au fondement de notre propre force nucléaire nationale) fait qu’il n’est pas besoin d’une parité en nombre de vecteurs ou de têtes nucléaires pour convaincre l’adversaire d’une inéluctable « destruction mutuelle assurée ». Celle-ci apparaît peu à peu comme une évidence forgée avec la perte du monopole de la bombe A en 1949, puis celui de la bombe H en 1953 (monopole qui dura moins d’un an). Mais c’est surtout le lancement de Sputnik-I, premier satellite artificiel mis en orbite le 4 octobre 1957, qui fit l’effet d’une déflagration à Washington : car au-delà de la conquête spatiale, la mise en orbite d’un satellite montrait l’avancement et la capacité des Soviétiques à lancer des missiles balistiques intercontinentaux capables de toucher le continent américain (le principe de fonctionnement d’un missile balistique est très proche de celui d’une fusée).
C’est toute la stratégie américaine qui venait à en pâtir, au regard surtout de la situation en Europe de l’Ouest. En effet, après la Seconde guerre mondiale, les USA se sont inscrits dans une stratégie de supériorité nucléaire absolue sur l’URSS. Cette hypothèse fut à l’origine de la « Doctrine Dulles » des « représailles massives » – John Foster Dulles dirigea la diplomatie américaine sous la présidence du républicain Dwight D. Eisenhower – mise en œuvre en 1953 par les Etats-Unis et reprise l’année suivante par l’OTAN. Cette doctrine se base sur l’idée d’une supériorité incontestable des forces militaires conventionnelles du bloc soviétique (notamment en nombre de divisions) et que le seul moyen de dissuader l’URSS de s’avancer en Europe de l’Ouest est de faire peser sur eux une menace de « représailles massives » nucléaires. Cette doctrine nucléaire extrêmement rigide avait un principe simple : toute attaque contre un pays membre de l'OTAN par l'URSS l'exposerait à des représailles nucléaires massives, sans préavis et sans retenue. Les soviétiques tiennent rapidement compte de cette doctrine puisque la « doctrine Sokolovski » de 1960 postule symétriquement qu'en cas de conflit avec l'Ouest, l’affrontement ne pourra être que nucléaire.
Entre MAD et NUTS, les doutes sur la crédibilité de la dissuasion
Néanmoins, au regard des avancées nucléaires des Soviétiques, la doctrine Dulles apparaît rapidement trop rigide pour être réellement crédible et le Secrétaire d’Etat Robert McNamara, Secrétaire à la Défense de 1961 à 1968 sous Kennedy puis Johnson, souhaite rapidement l’amender.
Avec les progrès soviétiques, la doctrine Dulles n’est notamment plus crédible à l’endroit de l’Europe. Si l’Armée rouge envahissait le bloc de l’Ouest, les Etats-Unis prendraient-ils le risque de frapper Moscou du feu nucléaire et de s’exposer ainsi à une réplique soviétique qui pourrait anéantir une grande partie des Etats-Unis, voire le monde dans son ensemble ? Poser la question revient à y répondre : il était parfaitement impensable que les Etats-Unis commettent une telle imprudence. Une rationalité même minimale suffit à exclure un tel scénario. Il ne faut pas oublier que c’est aussi dans ce cadre d’un affaiblissement manifeste du parapluie nucléaire américain en Europe que la France gaulliste a souhaité à tout prix se doter de l’arme nucléaire pour et par elle-même, ce que McNamara jugea très sévèrement. Ce dernier ne croyait aucunement à la « dissuasion du fort au faible » dite « minimale » théorisée par le Général Gallois et aux termes (gaulliens) desquels « dans dix ans, nous aurons de quoi tuer 80 millions de Russes. Eh bien je crois qu'on n'attaque pas volontiers des gens qui ont de quoi tuer 80 millions de Russes, même si on a soi-même de quoi tuer 800 millions de Français, à supposer qu'il y eût 800 millions de Français ». Quelle meilleure définition du “pouvoir égalisateur de l’atome” … ?
Robert McNamara comprend très bien le paradoxe de la « destruction mutuelle assurée » aux termes desquels une dissuasion absolue serait à peu près nulle. Pour que l’intention dissuasive soit crédible, il faut donc pouvoir se projeter dans une stratégie de guerre nucléaire. Pour assurer la dissuasion, il faut envisager le cas où celle-ci échouerait. De deux choses l’une : soit l’on fait porter l’effort majeur sur des moyens défensifs pour minimiser le choc d’un affrontement nucléaire, soit on se concentre sur des moyens offensifs pour maximiser les chances de porter un coup à son adversaire tout en contrôlant voire en dominant l’escalade (sans pour autant porter le conflit jusqu’à son apogée qui signifierait un anéantissement des deux duellistes atomiques).
C’est ainsi que la « doctrine McNamara » va remplacer la « doctrine Dulles ». Si le principe de la « destruction mutuelle assurée » au regard de la parité stratégique à laquelle sont arrivés les deux superpuissances est consacré en 1965, celui de « riposte graduée » l’est également dès 1962-1963 pour crédibiliser la dissuasion et penser les conditions d’une victoire dans le cadre d’une guerre nucléaire limitée.
Le théâtre européen est alors essentiel. Comme le dit le Général de Gaulle, « les Américains ne sacrifieront pas Boston pour les beaux yeux des Hambourgeoises ». Dès lors que la fonction de « destruction » ne saurait être tenue par les Etats-Unis pour préserver les intérêts vitaux de l’Europe, la fonction de dissuasion s’écroule. Pour McNamara, en cas d’ouverture des hostilités par les Soviétiques, il faut réagir avec force mais sans risquer une apocalypse nucléaire, de sorte à pouvoir mener en parallèle des négociations politiques avec l’ennemi. Si les Etats-Unis sont prêts à utiliser de façon limitée leur armement nucléaire en cas de l’invasion de l’Europe, ils pensent pouvoir se prémunir ainsi d’une réponse globale et complète des forces stratégiques soviétiques sur leur territoire.
McNamara va s’inspirer notamment des travaux du futurologue américain Herman Khan pour distinguer les « attaques contre-forces » des « attaques contre-cités ». Les premières consistent à cibler de manière chirurgicale les armes nucléaires de l’adversaire pour le priver de sa capacité de seconde frappe : les attaques contre-forces s’inscrivent donc dans la logique NUTS, alors que les attaques contre-cités s’inscrivent dans la logique MAD. Pour Mac Namara, une « force de première frappe » est justement définie comme « la destruction des capacités de seconde frappe de l’adversaire » et non seulement comme le fait d’attaquer en premier. La force de première frappe repose donc sur des attaques contre-forces. Les « attaques contre-cités », peu précises mais très violentes, correspondent a contrario à une vision plus classique de MAD qui consiste à détruire les villes pour commettre le plus de dégâts possibles et entrer ainsi dans le cadre d’une guerre nucléaire totale (à laquelle aucun des deux protagonistes n’a intérêt). Le développement de la doctrine des contre-forces ne va pas cesser à partir de 1960 pour asseoir la crédibilité d’une riposte graduée, notamment en cas d’attaque de l’Europe de l’Ouest par l’URSS. Les changements doctrinaux aussi vont être nombreux : si en 1963 McNamara va privilégier la notion de riposte graduée donnant l’impression d’abandonner le cadre général de la « destruction mutuelle assurée », celle-ci va au contraire apparaître avec force dans la doctrine américaine en 1965. En réalité, comme l’explique Alain Joxe, l’un ne va alors pas sans l’autre [2]. Il cite pour se justifier l'exposé le plus abouti de la doctrine de Mac Namara prononcé le 18 septembre 1967 à San Francisco (reproduit dans son livre The Essence of Security, Reflections in Office, éd. Harper and Row, 1968) : « Désormais, la destruction assurée est la véritable essence de tout le concept de dissuasion. Il s'agit bien de la capacité de représailles en seconde frappe. (Mais) il est nécessaire (d'utiliser cette notion de première frappe) pour affirmer une stratégie (d'interdiction), à savoir que les États-Unis ne permettront pas qu'une autre nation acquière une capacité de première frappe contre nous ».
Il faut bien comprendre ici que la stratégie de dissuasion repose donc toujours sur l’hypothèse MAD, mais que, pour que celle-ci soit crédible, il faut également adopter une stratégie dans le cas où celle-ci échouerait et où la guerre nucléaire deviendrait réalité. C’est dans cette hypothèse d’échec de la dissuasion et dans cette stratégie de mener une guerre nucléaire que la doctrine NUTS mettant en œuvre des armes contre-forces prend tout son sens.
De 1962 à 1975, l’heure est à la détente entre les deux Blocs. Conscients de l’ampleur de la course aux armements et des avancées technologiques de leurs arsenaux nucléaires respectifs, les États-Unis et l’URSS se lancent dans un programme de limitation des armements qui aboutira à la signature à Moscou, le 26 mai 1972, du traité SALT-1 (visant à réduire les armements stratégiques des deux protagonistes) et du traité ABM (visant à réduire considérablement les projets de défense balistique qui pourraient rompre l’équilibre nucléaire). Le traité ABM autorise seulement une protection de la capitale ou d’une base de lancement de missiles intercontinentaux, avec la contrainte supplémentaire que le système de défense ne peut être basé en mer, dans l’air, dans l’espace ou sur des plates-formes terrestres mobiles. Face au choix laissé par ce traité, Moscou devient en 1972 la première ville protégée par un système antimissile (système A-35 dotés de missiles intercepteurs ABM-1 Galosh équipés d’une charge nucléaire de 2 à 3 mégatonnes) tandis que les Etats-Unis déploient quant à eux leur systèmeSafeguard pour protéger la base de missiles ICBM de Grand Forks dans le Dakota du Nord.
Néanmoins, si le traité ABM restreignait considérablement les systèmes de défense contre des missiles balistiques stratégiques, il n’interdisait pas les systèmes de défense contre des missiles tactiques, lesquels systèmes prendront rapidement l’appellation de “défense antimissile de théâtre”. On peut citer notamment les systèmes Patriotaméricains et les systèmes S-300 soviétiques, qui ont vocation d’abord à détruire des avions et des missiles de croisière (qui volent à basse altitude), mais qui vont aussi acquérir rapidement des capacités de plus en plus perfectionnées contre les missiles balistiques.
Une innovation technologique va changer la donne stratégique : ce sont les ogives à têtes nucléaires multiples (technique de “mirvage” ou MIRV pour Multiple Independently targeted Reentry Vehicle). Cette technique permet d'équiper un missile balistique de plusieurs têtes qui suivent chacune leur trajectoire lors de leur entrée dans l'atmosphère. Avec le mirvage, les ICBM peuvent échapper aux défenses anti-missiles et surtout acquérir une précision beaucoup plus grande de sorte que les capacités de première frappe (donc de destruction des capacités de seconde frappe de l’adversaire) s’en trouvent considérablement augmentées. Ainsi, aux Etats-Unis, entre 1969 et 1975, le nombre de têtes nucléaires équipant les missiles stratégiques va passer de 2 500 à plus de 7 000, encourageant les Soviétiques à développer une telle technologie. Les Soviétiques vont déployer à leur tour des MIRV à partir de 1977, ce qui suscite alors un grand émoi aux Etats-Unis car cette avancée remet en cause leur doctrine consistant à ne laisser aucune puissance disposer de capacités de première frappe. Or, avec leurs missiles balistiques équipés d’ogives à têtes multiples, les soviétiques peuvent cibler dorénavant beaucoup plus facilement les installations militaires stratégiques américaines.
Une nouvelle course aux armements va voir le jour avec une mise en œuvre beaucoup plus importante de capacités de première frappe, c’est-à-dire de capacités d’attaque anti-forces dans le cadre de la doctrine NUTS d’une guerre nucléaire limitée. En 1974, un an avant la fin de la Détente, l’idée de contre-forces est consacrée par la doctrine américaine dans le National Security Decision Memorandum 242 (NSDM-242) du 17 janvier. James Schlesinger, ancien directeur de la CIA et Secrétaire de la Défense, explique ainsi : « L’Union soviétique a désormais la capacité grâce à ses forces nucléaires de mener des attaques sélectives contre des objectifs autres que les villes. Si nous voulons assurer la crédibilité de notre dissuasion stratégique, cela nous impose l’obligation de faire en sorte que nous possédions une capacité comparable sur le plan des systèmes stratégiques et en matière de doctrine sur l’établissement d’objectifs ». On quitte alors la Détente pour entrer dans la période de “Guerre fraîche”, symbolisée par l’invasion de l’Afghanistan en 1979 et la crise des Euromissiles. Déterminée à accomplir un rattrapage doctrinal impératif pour assurer la parité stratégique avec Washington et donc à conjuguer les moyens MAD et NUTS, l’URSS profite en 1977, des failles du traité SALT 1 pour installer des missiles de moyenne portée SS-20 (500 à 5000 km de portée) en Europe de l’Est. Contrairement aux anciens SS-4 et SS-5 qui étaient des armes contre-cités, les SS-20 sont des armes contre-forces très précises et représentent une menace considérable sur la sécurité européenne en cas de frappes chirurgicales sur des installations militaires de l’OTAN. Les Américains répondent aux SS-20 soviétiques en installant des missiles Pershing-II en Europe de l’Ouest, essentiellement en RFA, avec le soutien de François Mitterrand qui dira en octobre 1983 au Bundestag : « Je suis moi aussi contre les euromissiles, seulement je constate que les pacifistes sont à l'Ouest et les euromissiles à l'Est ».
A partir de là, la doctrine américaine va envisager de plus en plus clairement l’hypothèse NUTS, de concerve avec l’hypothèse MAD. Au cours de l’été 1980, Jimmy Carter édicte la directive présidentielle 59 (PD-59) qui consacre la « stratégie de la compensation » (countervailing strategy). Cette dernière projette la stratégie américaine dans l’idée qu’une guerre nucléaire peut être gagnée. Tous les efforts sont réalisés pour encourager le développement d’armes contre-forces et le ciblage d’objectifs soviétiques précis. La guerre nucléaire entre de plein pied dans l’hypothèse NUTS de Nuclear Utilization Target Selection. Dans le rapport annuel du département de défense de 1982, Harold Brown explique que « les Etats-Unis doivent s’assurer que la flexibilité de leurs forces nucléaires est telle qu’elle accroît leurs chances de maîtriser l’escalade dans un conflit qui commence par un échange de tir limité ». Charles-Philippe David (déjà cité) explique ainsi qu’il est « d’une importance vitale que l’Union soviétique continue d’estimer qu’il existe aucun niveau d’escalade intermédiaire où l’utilisation des armes nucléaires tactiques en Europe, par exemple, pourrait être fructueuse ».
La Guerre des Etoiles de Reagan : vers la « survie mutuelle assurée » ?
En réalité, si MAD signifie « fou » en anglais, NUTS signifie « dingue ». Et les critiques à l’endroit de la doctrine de compensation (countervailing) laissant croire qu’une guerre nucléaire pouvait être gagnée furent nombreuses.
Citons entre autres Michael Howard : « Ce qui est absolument manifeste est que s’engager dans une guerre nucléaire, tenter d’utiliser les armes nucléaires stratégiques pour des opérations de guerre serait entrer dans le royaume de l’inconnu et de l’inconnaissable, et le peu que nous connaissons déjà à ce sujet est effroyable. Il sera vraisemblablement prouvé que ceux qui pensent autrement … comme le font certains Américains, à partir de présomptions technologiques, ont également et terriblement tort, autant que ces stratèges européens qui, en 1914, promettaient à leurs maîtres politiques une victoire décisive avant Noël » [3].
Citons encore Arthur Schlesinger (historien de l’Université Harvard, à ne pas confondre avec James Schlesinger, secrétaire à la Défense sous Nixon puis Ford, déjà cité) : « De nos jours, les jeux de guerre sont joués par les États-majors généraux avec une telle intensité qu'ils en viennent à être pris non pas pour des spéculations mais pour des prédictions. La grande métaphysique de la dissuasion, en concentrant l'attention sur les éventualités les plus éloignées, telles qu'une première frappe soviétique contre les États-Unis ou une invasion par surprise de l'Europe occidentale, font tout à coup d'événements si improbables la force qui régit les décisions concernant les budgets, les armes et le déploiement... La réalité disparaît dans le monde hallucinatoire où les théologiens de la stratégie calculent combien d'ogives peuvent être placées en équilibre sur la tête d'une épingle. Il y a peu de choses qui me semblent plus dangereuses que le fantasme actuel d'une guerre nucléaire contrôlée et échelonnée, dans laquelle les généraux règlent l'escalade nucléaire comme des grands maîtres des échecs. Ne nous laissons pas mystifier par les modèles. Une fois franchi le seuil nucléaire, c'est la fin de la partie » [4].
Un élément essentiel de cette folie stratégique fut le mirage technologique qui s’empara des esprits, comme si le progrès technique allait de lui-même résoudre les problèmes de nature métaphysique et presque politico-religieuse de la dissuasion nucléaire dans la mesure où l’apocalypse demeure in fine dans le modèle de la dissuasion l’horizon régulateur terrifiant des sociétés de l’ère atomique.
Les évêques américains ne furent pas les seuls à déplorer cette tendance stratégique américaine à considérer que la combinaison de MAD et NUTS permettrait de gagner dans la durée une guerre nucléaire. Ce fut également le cas de … Ronald Reagan qui craignait par dessus tout l’hypothèse d’un Armageddon nucléaire au moment où les Soviétiques s’enlisaient en Afghanistan et où les élites politico-militaires (sur)estimaient les capacités nucléaires de Moscou. Il faisait face également au fort courant pacifiste et anti-nucléaire dans les opinions publiques occidentales.
La présidence de Ronald Reagan va être d’abord marquée par un changement doctrinal dans la stratégie américaine. Il n’abandonne pas l’idée de frappes contre-forces contre l’URSS, mais passe de la stratégie de « compensation » (countervailing) à celle de « prédominance » (prevailing), signifiant que les Etats-Unis n’avaient pas pour but de vaincre l’ennemi afin d’obtenir la victoire, mais seulement d’empêcher l’URSS d’atteindre ses objectifs.
Au fond, en Occident, la peur d’un conflit nucléaire l’emportait alors largement sur la peur de la puissance soviétique. C’est aussi dans ce cadre qu’il faut comprendre l’Initiative de Défense Stratégique (IDS) de Ronald Reagan présentée le 23 mars 1983 et immédiatement qualifiée par les médias de « Guerre des Etoiles ».
L’IDS signe une nouvelle étape dans la constitution d’un bouclier américain, à la fois spatial et terrestre, capable d’intercepter les missiles balistiques stratégiques soviétiques. Ne croyant ni en la dissuasion traditionnelle, ni dans la capacité de détruire préemptivement les capacités nucléaires de l’URSS, Ronald Reagan souhaitait tout simplement « rendre les armes nucléaires impuissantes et obsolètes » de sorte à passer de la « destruction mutuelle assurée » à la « survie mutuelle assurée ». Si le président américain annonce que le projet respecte les conditions du traité ABM, des doutes évidents surgissent. Les intercepteurs au sol n’auraient pas respecté les stipulations de celui-ci tandis que le projet de militarisation de l’espace aurait violé celles du Traité de l’Espace de 1967.
Trop ambitieux, le projet était irréalisable à l’époque (et encore très largement aujourd’hui). On retiendra particulièrement les projets d’armes à énergie cinétique (Kinetic Energy Weapons dites simplement KEW) et d’armes à énergie dirigée (Directed Energy Weapons dites simplement DEW). L’IDS finit par ne pas aboutir avec la chute de l’URSS, mais les recherches concernant les armes laser, les véhicules hypersoniques et la militarisation de l’espace ont servi de fondements à de nombreuses innovations militaires américaines qui verront le jour peu à peu jusqu’à aujourd’hui – i.e. les programmes de systèmes de défense laser, de drones hypersoniques et de canonsrailgun aujourd’hui en développement. En réalité, loin de n’être qu’un « mythe », la Guerre des Etoiles de Ronald Reagan sert largement de fondation au développement du programme actuel de Bouclier antimissile des Etats-Unis.
Car si Ronald Reagan est alors critique de la folie de MAD et de la dinguerie de NUTS, il est plus qu’aucun autre victime de l’utopie technologique qui fait croire aux esprits modernes que la technique permettra de répondre de manière absolue aux dilemmes humains et éthiques considérables de la dissuasion nucléaire.
Post Guerre froide : MAD pour les aristocrates et NUTS pour les prolétaires
Si le programme IDS n’a pas abouti – la grandiloquence du projet fut aussi un moyen habile pour précipiter la chute de l’URSS, incapable de suivre financièrement les programmes américains – la stratégie du Bouclier antimissile n’a jamais été abandonnée, loin s’en faut. Alors que les Américains disposaient en la matière d’une nette avance grâce aux recherches de l’IDS, cette stratégie a au contraire été encouragée dans une forme assez étonnante que les propos de Bill Clinton cités en introduction illustrent bien : les Etats-Unis souhaitaient conserver la logique de « destruction mutuelle assurée » avec les grandes puissances nucléaires, mais souhaitaient en même temps combiner la logique de frappes chirurgicales (NUTS) et de bouclier antimissile pour se protéger des “Etats voyous” et des groupes terroristes. En tête bien sûr, l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord.
Le Nouvel ordre mondial organisé par “l’hyperpuissance” américaine sert de trame de fond à ce nouveau projet ébauché dès 1991. L’URSS étant morte, les Etats-Unis se chargeraient de créer un nouvel équilibre fondé sur la « survie mutuelle assurée » tandis que les puissances nucléaires issues du monde de la Guerre froide auraient l’insigne honneur de pouvoir conserver une capacité de dissuasion nucléaire. Autrement dit, MAD subsistait pour les aristocrates tandis que NUTS et la défense antimissiles devenait le quotidien des “prolétaires”.
En 1993, sous la présidence de Bill Clinton, la Strategic Defense Initiative Organization(SDIO) prend le nouveau nom de Ballistic Missile Defense Organization (BMDO) avec un nouveau parti pris : avec la fin de la Guerre froide, la principale menace pour la sécurité nationale des USA n’est plus incarnée par les puissances nucléaires traditionnelles, mais par la banalisation de l’accès de nombreux Etats aux systèmes de missiles tactiques (le plus souvent à charge conventionnelle). Le BMDO avait dès lors moins pour fonction de créer un système de bouclier stratégique contre les ICBM que de constituer un bouclier contre la myriade de missiles balistiques tactiques dits “missiles de théâtre” déployés un peu partout dans le monde. D’une perspective globale, le bouclier optait pour des logiques plus régionales. Cette nouvelle perspective stratégique prit un essor nouveau après les attentats de 2001 et le BMDO devint la Missile Defense Agency en 2002.
En réalité, le projet américain est en réalité à tout le moins ambigu. Comment la Russie et la Chine pourraient-elles sérieusement croire que le bouclier balistique américain ne les vise pas elles, mais l’Iran et la Corée du Nord ? Un peu comme le projet de Guerre des Etoiles de Reagan, cette nouvelle stratégie américaine repose aussi sur le fait que leur bouclier balistique va relancer une course aux armements avec les grandes puissances nucléaires et sur le pari que lesdites puissances (la Russie et la Chine, ndlr.) n’en auront pas les moyens. Loin de ne s’adresser qu’aux Etats voyous et aux groupes terroristes, le programme américain vise les pays capables de remettre en cause l’hyperpuissance américaine et les partisans d’un monde multipolaire récalcitrants à la domination stratégique de Washington. La Corée du Nord, l’Iran et l’Irak ne sont ici que d’utiles leurres !
La course aura bien lieu. Moscou et Pekin se lancent dans la constitution au dessus de leur territoire de larges « bulles de déni d’accès » (bulle A2-AD pour Anti-Access Area-Denial) visant à détruire tant les chasseurs-bombardiers que les missiles de croisière ou les missiles balistiques. La Russie a commencé dès les années 1990 à améliorer son système S-300 Grumble lancé en 1978 pour lui donner des capacités anti-balistiques accrues avec le S-300 PMU-2 mis en service en 1997. Elle a surtout mis en service en 2007 son tout nouveau système S-400 Triumph, sans conteste l’un des meilleurs au monde. Et Moscou prépare déjà un nouveau système, le S-500 Prometheus, spécialement conçu pour prendre en compte les avions furtifs, les missiles balistiques, les armes hypersoniques (plus de cinq fois la vitesse du son), les satellites et les armes spatiales. Il devrait entrer en service au sein des Forces aérospatiales russes avant 2020. Le territoire russe, couvert par un vaste réseau de radars de fréquences très différentes et de lanceurs S-300 et S-400, est ainsi protégé par un immense “dôme de fer” et de feu. La Chine de son côté, si elle ne dispose pas encore des mêmes technologies, possède contrairement à Moscou les financements nécessaires pour disposer d’une telle bulle A2-AD. Elle a acheté depuis les années 1990 un grand nombre de systèmes S-300 et en produit une version locale, le Hongqi HQ-10, augmentée dans une version HQ-15 par un système radar à antenne active (AESA) dont elle aurait pu aussi bénéficier en achetant en Israël des systèmes Patriot américains. Elle vient d’acheter par ailleurs des systèmes S-400 à la Russie et souhaite étendre sa bulle A2-AD aux îles de la Mer de Chine, objet d’un conflit latent avec les autres puissances régionales et … les États-Unis. Elle est enfin en train de constituer autour d’une large flotte de destroyers, un système équivalent au système Aegis américain, qui lui permettra de projeter ses capacités de déni d’accès bien au-delà de ses eaux territoriales.
Du côté américain, l’US Navy joue un rôle essentiel avec son système Aegis qui permet de relier l’ensemble formé par les 62 destroyers de classe Arleigh Burke et les 22 croiseurs de classe Ticonderoga équipés de missiles sol-air particulièrement performants (notamment le SM-2). Le cœur de ce système est un radar tridimensionnel à balayage électronique de détection et de poursuite automatique avancée, dénommé à l'époque de sa conception le AN/SPY-1 (la version actuelle est le AN/SPY-1D). Connu sous le nom de Bouclier de la flotte, ce radar haute puissance de quatre mégawatts peut exécuter en simultané des fonctions de détection, de recherche et de poursuite de plus de 200 missiles à plus de 200 milles marins de portée. Plusieurs navires ont été modifiés dans le cadre de la National Missile Defense dans la lutte anti-missiles balistiques dans les années 2000 avec comme armement spécifique pour cette mission le RIM-161 Standard Missile 3 (ou plus simplement SM-3) pouvant intercepter un missile à 200 milles de distance et à 100 milles d'altitude. Cette version appelée Aegis BMD 3.6. (BMD pour ballistic missile defense) équipait déjà dix-huit bâtiments en juillet 2009. Les SM-3 peuvent également cibler des satellites lorsque ces derniers sont en orbite basse. Par ailleurs, les efforts pour la défense anti-missile s’orientent aujourd’hui vers les armes laser et électromagnétiques dans la lignée des programmes KEW et DEW de la Guerre des Etoiles. Ainsi, en mai 2016, l’US Navy a annoncé - vidéo à l’appui - qu’elle venait de tester un canon railgun (les projectiles sont déplacés à grande vitesse par des champs électromagnétiques), quelques mois seulement après avoir testé un canon laser.
La mise en place de ce bouclier capable de frapper des aéronefs, des missiles de croisière, des missiles balistiques et des satellites s’accompagne de la Prompt Global Strike (PGS) ou « Frappe planétaire rapide » en français, avec pour objectif de pouvoir frapper n'importe quelle cible sur la planète en moins d'une heure, à l'image des ICBMnucléaires. La PGS serait aussi utile en cas de guerre nucléaire en remplaçant l'arme nucléaire sur presque 30% des cibles. Elle est donc dans la droite ligne de la doctrine NUTS et englobe de nombreuses technologies en cours de développement ou en service dont les origines remontent aux programmes de Guerre des Etoiles de Ronald Reagan. En effet, la plupart de ces technologies reposent d’une manière ou d’une autre sur la militarisation de l’espace. On citera notamment les projets de planeurs hypersoniques (HTV-2) ou de drone spatial (projet X-37 B). Russes et Chinois travaillent eux aussi sur des projets similaires.
L’existence d’armes capables d’atteindre des missiles balistiques sont aujourd’hui une réalité. L’arrogance technologique illustrée par la Guerre des Etoiles de Ronald Reagan est loin d’appartenir au passé et les critiques portées à l’époque contre cette utopie technicienne sont plus que jamais valables. D’autant qu’en 2002, à la suite des attentats du World Trade Center, le président George W. Bush a décidé que les Etats-Unis se retiraient du traité ABM, ce qui a entraîné de facto la caducité de ce dernier et a poussé encore davantage la course aux armements ABM entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie.
C’est dans ce cadre et seulement en ayant à l’esprit l’ensemble des ces paramètres qu’il faut observer le déploiement par l’OTAN du bouclier balistique en Europe, qui a franchi le 12 mai dernier une étape particulièrement importante.
Et l’Europe dans tout ça ? Au-delà des dilemmes de la dissuasion, assurer l’indépendance stratégique et industrielle des Etats européens
Le projet de défense balistique en Europe est ancien. Quand Ronald Reagan a annoncé son Initiative de Défense Stratégique (IDS) en 1983, les pays européens ont craint que celle-ci ne soit le signe annonciateur d’un repli isolationniste des Etats-Unis, recroquevillés sur leur bouclier miraculeux et peu soucieux de continuer à garantir lapax americana en Europe. Ronald Reagan a proposé en 1984 aux pays européens de s’y associer essentiellement pour obtenir le soutien politique des Etats européens et faire taire leurs inquiétudes et suspicions. La France notamment, par sa doctrine de dissuasion minimale, rejetait fermement le projet américain qui pourrait rompre l’équilibre salutaire de la « destruction mutuelle assurée ». En 1985, après consultation de ses conseillers Hubert Védrine et Jacques Attali, François Mitterrand lance le programme paneuropéen interétatique « Eurêka » destiné à concurrencer l’IDS américain sur le plan de l’innovation et de la compétitivité des entreprises. Il ne s’agit pas de lancer une autre Guerre des Etoiles : la plupart des spécialistes ont averti l’Elysée de l’impossibilité technique de parvenir aux résultats escomptés par Ronald Reagan et Mitterrand ne croit pas à la fin de la dissuasion nucléaire. Il s’agit avant tout de prendre en compte les sommes colossales que les Etats-Unis vont investir dans l’innovation et la recherche dans le cadre de l’IDS et de proposer une initiative européenne pour suivre le rythme de cette innovation. Initiative française à l’origine, le programme a ensuite reçu le soutien du chancelier allemand Helmut Kohl et comptait en 2012 près de 41 pays membres.
Mais, comme nous l’avons vu, le projet de « Guerre des Etoiles » américain s’est poursuivi après la Guerre froide, sous une forme légèrement différente avec le BPCO créé en 1993 sous l’Administration Clinton. Etendu à l’OTAN dans son ensemble pour englober l’Europe, cette extension commence à faire parler d’elle dès les années 1990. C’est au Sommet de l’Alliance à Prague en 2002 que le projet est véritablement lancé. Dès le départ, il s’articule autour de la mise en place de radars de détection pour quadriller le ciel européen, ainsi que de bases de missiles intercepteurs capables de détruire des missiles balistiques lancés contre tout pays membre de l’Alliance Atlantique. La justification fut celle clairement énoncée par Bill Clinton : il ne s’agissait en rien de rompre un quelconque équilibre stratégique avec la Russie, mais de répondre aux risques liés à la diffusion massive de missiles balistiques tactiques dans de nombreux Etats - dits voyous - comme l’Iran, l’Irak ou la Corée du Nord, voire à des groupes terroristes.
Comme le traité ABM avait été rendu caduc en 2002 par le retrait américain, le président russe Vladimir Poutine déclara que le projet remettait également en cause le Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), signé à Paris en 1990 par 22 membres de l’OTAN et du Pacte de Varsovie. La Russie a alors menacé de se retirer du FCE, ce qu’elle a fini par faire officiellement le 10 mars 2015. La tension était à son comble en 2008 alors que l’OTAN et la Russie se faisaient face militairement sur le théâtre géorgien.
En 2009, les présidents Barack Obama et Dimitri Medvedev avaient pourtant réussi à trouver un début de compromis : Washington abandonnait l’idée de déployer des missiles intercepteurs en Pologne et en République tchèque pour ne conserver qu’une composante navale avec des navires équipés du système Aegis ; en échange, Moscou renonçait à installer des batteries de missiles tactiques Iskander dans l’enclave de Kaliningrad en Mer Baltique. Le Secrétaire général de l’OTAN, le général Anders Fogh Rasmussen, en appelait même à l’instauration d’un partenariat stratégique avec la Russie, qui pourrait être associée au projet de bouclier européen.
Mais cet apparent esprit de conciliation atlantique n’était qu’un leurre, une pause nécessaire pour consolider les préparatifs de l’offensive en germe. Le 17 septembre 2009, le président américain Barack Obama lançait le projet nord-atlantique deEuropean Phased Adaptive Approach (EPAA) ou « approche adaptative phasée », se déployant en quatre phases distinctes. Si la première phrase prévue pour 2011, se limitait au déploiement de navires équipés du système Aegis et améliorés de capacités anti-missiles grâce aux missiles SM-3 Block IA, la suite était sans équivoque. La deuxième phase, prévue pour 2015, comprenait le déploiement sur mer (Aegis Offshore) et sur terre (Aegis Ashore) en Europe de l’Est de missiles intercepteurs SM-3 Block IB dotés de capacités anti-balistiques accrues contre les missiles de courte et moyenne portée. La troisième phase, à l’horizon 2018, prévoyait le déploiement sur mer et sur terre d’une version encore plus avancée du missile américain, le SM-3 Block IIAétendant ses capacités anti-balistiques aux missiles à portée intermédiaire. La dernière étape, à l’horizon 2020, n’avait plus rien à voir avec la promesse de Bill Clinton ! Il s’agissait du déploiement de l’ultime version du missile, le SM-3 Block IIB, prévu pour contrer potentiellement … des ICBM, c’est-à-dire des missiles balistiques intercontinentaux, ceux-là même qui sont au fondement de la dissuasion nucléaire et de l’équilibre stratégique américano-russe. Il ne s’agissait clairement plus de se protéger d’Etats voyous ou de groupes terroristes, mais de pousser les Russes à une nouvelle course aux armements. En effet, pour que la “dissuasion mutuelle assurée” survive à un tel décrochage, Moscou aurait dû adapter ses systèmes ou en augmenter très sensiblement le nombre pour contourner ou saturer le bouclier balistique.
Où en est-on de la mise en oeuvre de cette European Phased Adaptive Approach ? En 2009, de nouveaux destroyers américains de classe Arleigh Burke équipés du système SM-3 sont rattachés à la base navale espagnole de La Rota et n’ont de cesse depuis de frôler (surtout ces derniers mois) les eaux territoriales russes de l’enclave de Kaliningrad en Mer Baltique ou en Mer Noire. Imaginons symétriquement qu’un croiseur Slava russe équipé de systèmes S-300 à capacité antibalistique s’approche des côtes de Floride … On n’ose imaginer la réaction du Pentagone. Le 16 janvier 2012, la station radar de contrôle de Malatya en Turquie est rendue opérationnelle. Le 12 mai 2016, l’inauguration de la base de missiles intercepteurs de Deveselu en Roumanie (deuxième phase de l’EPAA) coïncidait avec le lancement des travaux de la base polonaise (troisième phase phase de l’EPAA) qui devrait être mise en service en 2018. Alors que l’Iran a fait son grand retour sur la scène internationale avec l’accord 5+1 du 14 juillet 2015 concernant son programme nucléaire et la levée encore partielle des sanctions internationales, l’actuel Secrétaire général de l’OTAN, le Norvégien Jens Stoltenberg, fut assez vague pour justifier la présence du bouclier destiné à prévenir à long terme les menaces d’attaques de missiles balistiques provenant de régions «externes à l’espace Euro-Atlantique ». Il s’est bien sûr empressé de préciser que la Russie n’était pas visée : «Nous sommes parfaitement transparents sur ce système antimissile, répète Jens Stoltenberg. Nous avons expliqué à maintes reprises que nos missiles intercepteurs sont trop peu nombreux et trop proches de la Russie pour que ce système puisse abattre des missiles balistiques intercontinentaux russes. Nous allons poursuivre notre dialogue avec la Russie ».
Jens Stoltenberg oublie-t-il la quatrième phase de l’EPAA destinée à pouvoir intercepter des ICBM (missiles balistiques intercontinentaux) grâce au futur missileSM-3 Block II-B ? Cette phase 4 serait alors principalement destinée à protéger les Etats-Unis en amont via l’Europe. Le patron de l’OTAN aura beau jeu de rappeler qu’en 2012, la phase 4 a été repoussée de 2020 à 2022 et qu’en 2013, elle fut officiellement suspendue. Car les raisons de cette prolongation/suspension ne se trouvent guère du côté d’une volonté d’apaisement de Washington, mais d’un problème beaucoup plus prosaïque : le SM-3 Block II-B n’existe que sur le papier et son coût prohibitif a vu sa mise en oeuvre pratique repoussée aux calendes grecques ! Même sans regarder son coût, les Américains ne sont pas certains de pouvoir mettre au point un tel missile. Là encore, c’est la technologie qui imprime son rythme à une stratégie claire dans ses objectifs ultimes, non l’inverse, incitant à une course aux armements sans limites avec la Russie et surtout la Chine. La Guerre des Étoiles lancée par Ronald Reagan n’est pas terminée, même si ses manifestations et ses justifications varient au fil des présidents américains.
Dans cette version sauvage du jeu du chat et de la souris, qui met en scène des faucons, un ours et un panda, l’Europe est l’heureux dindon de la farce, acceptant sans mot dire de fournir un levier supplémentaire aux Américains pour pousser toujours plus loin la course aux armements.
Qu’il fallût pour l’Europe développer des armements ABM tout en rappelant le danger d’un déséquilibre croissant de la dissuasion fondée sur la “destruction mutuelle assurée”, les circonstances l’exigeaient certainement dans la mesure où, sous l’impulsion première des USA, le monde se couvre de facto de “bulles de déni d’accès” de plus en plus imperméables, y compris aux missiles balistiques. Mais un projet proprement européen de bouclier ABM aurait été une toute autre chose que le projet d’EPAA américain. C’est la triste preuve d’une inhibition voire d’une mollesse stratégique des Etats européens qui se refusent à se penser comme acteur majeur de l’histoire du monde et d’abord de leurs propres destins. Ce renoncement stratégique est aussi un grand gâchis industriel : loin d’avoir associé les industriels de défense des pays membres de l’OTAN, le bouclier antimissile est à 99% américain, si l’on prend en compte la mise en oeuvre de quelques radars anglais et la mise en service de frégates hollandaises et danoises fabriquées de manière indigène mais équipées du … système Aegis américain. La participation des industriels européens est quasi fantomatique alors que la France dispose par exemple de l’excellent missile anti-aérien MBDA Aster (15 ou 30) disposant dans certaines versions de capacités antibalistiques et déjà mis en service sur les frégates françaises de classe Aquitaine (FREMM) ou Horizon et sur les destroyers anglais de classe Daring (Type 45).
La France seule conserve une attitude méfiante à l’endroit des technologiques ABM, mais fait de facto preuve de résignation quand il s’agit de dénoncer le leadership voire le monopole américain du bouclier ABM en Europe. Dans la nouvelle édition du Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale, la France a ainsi précisé sa position : «Conformément à la déclaration du Sommet de Chicago du 20 mai 2012, la France participe, dans le cadre de l’OTAN, au programme de développement commun d’un système de commandement visant à coordonner les moyens concourants à la défense contre les missiles balistiques. Cette capacité, purement défensive, ne saurait se substituer à la dissuasion. Sous un strict contrôle politique et au terme d’un effort raisonnable et partagé avec nos alliés, elle pourra, contre une menace balistique limitée, jouer un rôle complémentaire. À cet égard, la France considère comme une priorité la défense antimissile de théâtre et l’alerte avancée. Elle entend favoriser l’implication de l’industrie européenne dans ce projet ». Tout est dans la formule “strict contrôle politique et au terme d’un effort raisonnable et partagé avec nos alliés” qui n’est dans le faits qu’un vieux pieux face à l’écrasant complexe militaro-industriel américain et au contrôle politique inentamé de l’Alliance par notre Grand allié. Mais encore une fois, il s’agit de résignation de la volonté plus que d’impuissance ou de manque de capacités concrètes.
Le Washington Post s’est d’ailleurs fait l’écho de fortes réticences du ministère français de la Défense sur ce point. Selon le journal américain, des officiels français auraient annoncé le souhait de Paris de repousser la décision de mise en oeuvre opérationnelle par les pays de l’OTAN du centre de commandement du bouclier ABM situé en Allemagne, qui devrait avoir lieu normalement lors du sommet de l’Alliance à Varsovie en juillet. Le journal américain explique encore que les officiels américains seraient effrayés d’un blocage français qui serait interprété par les Russes comme un signe de faiblesse (preuve que Moscou n’est pas si absent des préoccupations ABM de Washington …). La raison de la réticence française d’après les sources américaines ? Les Français ne seraient pas sûrs que le centre soit véritablement sous commandement coopératif des pays de l’Alliance, mais soupçonneraient qu’il demeurerait en réalité sous contrôle américain. Ita missa est ! Un officiel français se serait ainsi exprimé : “ce n’est pas seulement une question technique, c’est une affaire politique”. Bob Bell, chef de la mission américaine auprès de l’OTAN, aurait ainsi ironisé en avril au Royal United Services Institute à Londres : “Les Français aiment dire “ça marche en pratique, mais cela marche-t-il en théorie ?””
On ne peut pourtant pas mieux le dire : la question n’est pas de savoir si techniquement le bouclier ABM fonctionne et contre quelles cibles, mais plutôt d’interroger les racines du projet pour comprendre que, quel que soit sa technicité, le bouclier ABM est un objet politique américain, qui prive les Etats d’Europe de leur indépendance stratégique, notamment dans leurs relations de court et long terme avec la Fédération de Russie, principale cible de la vindicte américaine. Car le bouclier ABM américain obéit à la vieille règle impériale de la “fabrication de l’ennemi” sous la forme de prophéties auto-réalisatrices. Les Américains ne se priveront pas, après le déploiement de leur SM-3, de regretter que les Russes déploient des missiles tactiques Iskander et accélèrent la mise en service du système balistique S-500. Les Américains procèdent avec le bouclier ABM comme ils ont procédé avec l’extension de l’OTAN : ils veulent pousser les Russes à la faute et à la course dans un jeu d’autant plus dangereux qu’il ne s’agit pas seulement de forces conventionnelles mais potentiellement de forces nucléaires.
Tandis que le bouclier ABM se met en place en Europe, les États-Unis, faussement affolés par la menace nord-coréenne - Pyongyang a encore raté fin mai un essai de tir balistique -, installent de plus en plus de missiles SM-3 en Asie, directement ou indirectement via leurs alliés régionaux indéfectibles Japonais et Sud-Coréens. Pékin fulmine de moins en moins discrètement. Vladimir Poutine quant à lui, a montré qu’il connaissait assez bien ses propres faiblesses et a préféré jusqu’à maintenant adopter une stratégie particulièrement défensive, même si certaines de ses actions tactiques et de pure opportunité, en Ukraine ou en Syrie, ont bien été offensives (et singulièrement efficaces) et fait hurler “au loup!” les Néoconservateurs. La Chine pourrait bien ne pas éternellement pratiquer une telle retenue. Pékin, dont le produit intérieur brut (PIB) en parité de pouvoir d’achat (PPA) et malgré son fort ralentissement économique, a dépassé celui des Etats-Unis, se prend au jeu de la course aux armements avec beaucoup plus de sérieux et d’audace que la Fédération de Russie, dont les évidentes limites financières la rapprochent d’ailleurs des autres Etats européens. La Guerre des Etoiles de Ronald Reagan n’en finit pas d’être le mythe agissant de l’hubris technologique quand une puissance - si grande et complète fut-elle - croit pouvoir se prémunir par son génie national de l’impact d’une bombe nucléaire. Pire qu’un Docteur Folamour impulsif maniaque du “bouton rouge”, c’est un froid et mégalomane scientifique qui pourrait aujourd’hui incarner à l’écran la folie du monde. L’utopie technologique est à l’oeuvre en de multiples domaines. Le vertige transhumaniste qui entend parvenir à “la mort de la mort” en est une très inquiétante illustration. En matière de sécurité et d’équilibre international, ce vertige de la dominance technologique sert plus que jamais le fantasme intact de la toute puissance que fâche la multipolarité récalcitrante du nouveau monde. Une multipolarité de fait qui devrait plutôt inciter les grands acteurs à rechercher les voies d’un apaisement mutuellement avantageux et protecteur.
Post scriptum : pour illustrer la course aux armements entre les USA, la Russie et la Chine, voici quelques chiffres (sources : SIPRI). Il me semble qu’ils sont suffisamment explicites pour ne pas nécessiter davantage de commentaires.
1988
États-Unis : 587
Union soviétique : 344
Chine : 20
1996
États-Unis: 410
Russie : 30
Chine : 28
2004
États-Unis: 582
Russie : 38
Chine : 72
2015 (estimations)
États-Unis: 596
Russie : 91
Chine : 215
[1] Charles-Philippe David, « L’évolution de la doctrine nucléaire américaine de contreforce », in Études internationales, vol. 17, n° 1, 1986, p. 5-31.
[2] Alain JOXE, Le cycle de la dissuasion (1945-1990), éd. La Découverte/Fondation pour les études de la défense nationale, 1990.
[3] Michael Howard, « On Fighting a Nuclear War », in International Security, 5, printemps 1981, p. 14.
[4] Arthur Schlesinger, « Foreign Policy and the Amercian Character », in Foreign Affairs, 62, Automne 1983, p. 11.
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