Au début des années 1990, peu avant la signature du traité de Maastricht, Freddy Heineken avait exprimé son opinion sur l’intégration européenne. Le magnat de la bière néerlandaise avait émis l’idée de voir l’Europe se développer sur la base d’une nouvelle division de son territoire, régie non plus par les frontières des États nationaux,...Tel était le rève des fédéralisteseuropéens, une utopie porteuse de paix.
"Je propose une Europe unie de 75 Etats", écrivait-il dans un pamphlet publié à l'été 1992, "chacun avec une population de cinq à dix millions d'habitants".
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Europe des tribus, crise des nations, menace des extrémismes ... Nous payons aujourd'hui les erreurs de l'Europe monétariste et ce n'est que le début . IL Y A ENCORE DIX OU QUINZE ANS CERTAINS IMBECILES SE REJOUISSAIENT DE LA MONTEE DES PARTICULARISMES REGIONAUX; Ils y voyaient la condition nécessaire à la disparition des nations et à l'avènement del'Europe fédérale
Christophe BAUDOUIN en 2007 s'en prenait à juste titre au jeu dangereux de Jean QUATREMER
Nos historiens futurs trouveront peut-être quelques réponses sur le blog militant du correspondant européen de Libé, Jean Quatremer, qui depuis quelques jours à Bruxelles, se réjouit de l’explosion annoncée de la Belgique. Bien qu’un récent sondage indique que seulement 40 % des Flamands sont en faveur de l’indépendance, les responsables politiques néerlandophones souhaitent en effet la scission. La Belgique vit une crise de régime sans précédent, du fait de l’impossibilité depuis le 10 juin dernier de constituer un gouvernement fédéral, les partis flamands présentant des revendications autonomistes inacceptables pour les francophones.
Dans un article du 3 septembrejudicieusement intitulé L’Eclatement de la Belgique soluble dans l’Europe, M. Quatremer commence par rappeler avec force et justesse qu’"une éventuelle indépendance flamande ne serait nullement contraire à l’idée européenne". Mieux, il estime que "l’Union ne peut que soutenir la revendication flamande, celle-ci étant tout à fait légitime au regard des principes qui ont présidé à sa création".
Au-delà du fait qu’il est savoureux de voir Jean Quatremer en accord avec les nationalistes flamands, il faut admettre qu’il a raison au-delà même de la question belge : les autonomismes régionaux et l’européisme sont des alliés objectifs... du moins pour le moment. Tout ce qui peut travailler au détricotage des identités nationales - séparatismes, régionalismes, communautarismes multiples sans oublier l’immigration - devrait faciliter peu à peu l’effacement de ce qui reste d’identité, puis de souveraineté, en vue du grand basculement dans la "purée de marrons" supranationale.
Il s’agit d’un pari d’apprentis-sorciers. S’ils veulent d’ici à quelques décennies, que l’Europe soit devenue un véritable "pays" composé de véritables "citoyens" européens, il faut commencer par faire table rase en sciant doucement les racines, souvent profondes, des nations actuelles.
Plusieurs instruments européens concourent à favoriser ces séparatismes, dont nous nous gardons bien ici de juger la légitimité. Il y a la petite dizaine de conventions et chartes du Conseil de l’Europe (charte des langues régionales, etc.) qui tendent, derrière des apparences généreuses, à promouvoir une nouvelle carte politique de l’Europe dont ont disparu les frontières actuelles, à partir de fondements communautaristes ethniques et/ou linguistiques, bien analysés par l’historien Pierre Hillard. De même, le Comité des régions de l’UE créé par le Traité de Maästricht trouve sa raison d’être dans cette logique régionaliste favorisant l’éclatement des constructions politiques que sont les Etats nations, et dont la France est l’archétype. Bientôt d’ailleurs, les fonds structurels européens devraient être directement distribués et gérés par ces "régions"... Citons enfin l’exemple de la Charte des droits fondamentaux bientôt contraignante, qui ouvre la porte des tribunaux à toutes les revendications communautaires, balayant la philosophie des droits et libertés fondamentaux conquis depuis la Révolution. Comme le rappelle Alain Finkielkraut : « c’est contre le pouvoir des tribus que s’est constituée la pensée des droits de l’homme » (Le Monde, 25 octobre 1989).
Le 5 mai 1992, Philippe Séguin, qui fait campagne pour le « non » au référendum sur le traité de Maastricht prononce un discours à l’Assemblée nationale française, dans lequel il met en garde
L’Europe qu’on nous propose n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution
Craignons alors que, pour finir, les sentiments nationaux, à force d’être étouffés, ne s’exacerbent jusqu’à se muer en nationalismes et ne conduisent l’Europe, une fois encore, au bord de graves difficultés, car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin
On ne joue pas impunément avec les peuples et leur histoire. Toutes les chimères politiques sont appelées un jour ou l’autre à se briser sur les réalités historiques. La Russie a bel et bien fini par boire le communisme comme un buvard parce que la Russie avait plus de consistance historique que le communisme, mais à quel prix ?
Alors, si nous organisons l’Europe, organisons-la à partir des réalités. Et les réalités, en Europe, ce sont toutes les nationalités qui la composent.
Comment allons-nous articuler la construction de l’Europe avec ces données de faits qui plongent si profond dans le passé et dans l’inconscient collectif ? Comment allons-nous bâtir un système de coopération assurant la paix et la prospérité sans négliger ces réalités nationales dont les mouvements ne nous paraissent parfois imperceptibles que parce qu’ils appartiennent à la très longue durée ? Voilà qui devrait tout naturellement être l’objet d’un vrai et grand débat public.
Qu’on le veuille ou non, en effet, c’est l’idée qu’on se fait de la nation qui commande l’idée qu’on se fait de l’Europe. C’est pourtant une attitude fort répandue que de marteler le thème de l’Europe sans jamais même effleurer celui de la nation, comme si celle-ci n’était nullement en cause. Il est tellement plus commode de rester dans le flou, dans l’implicite ou le non-dit...
Car le pouvoir qu’on enlève au peuple, aucun autre peuple ni aucune réunion de peuples n’en hérite. Ce sont des technocrates désignés et contrôlés encore moins démocratiquement qu’auparavant qui en bénéficient et le déficit démocratique, tare originelle de la construction européenne, s’en trouve aggravé.
Dans ces conditions, un véritable fédéralisme, avec son Gouvernement, son Sénat, sa Chambre des représentants, pourrait demain apparaître comme un progrès, sous prétexte qu’il serait alors le seul moyen de sortir de l’ornière technocratique dans laquelle nous nous serions davantage encore embourbés.
C’est la raison pour laquelle je suis d’autant plus résolument opposé à cette solution d’un fédéralisme bancal qu’elle serait fatalement le prélude à un vrai et pur fédéralisme.
Or, soyons lucides, il n’y a aucune place pour des nations vraiment libres dans un Etat fédéral. Il n’y a jamais eu de place pour des nations réellement distinctes dans aucun Etat fédéral. Libre à certains de caresser l’illusion qu’il s’agit de créer une nation des nations : c’est là une contradiction dans les termes et rien de plus. Convenons plutôt qu’il y a quelque ironie à proposer à nos vieilles nations le fédéralisme comme idéal, au moment même où toutes les fédérations de nationalités sont en train de déboucher sur l’échec.
En vérité, le fédéralisme ne marche bien que lorsqu’il procède d’un Etat-nation, comme en Allemagne ou dans les États-Unis d’aujourd’hui, au Mexique, au Brésil, ou en Australie. Comment, dans ces conditions, peut-on raisonnablement croire possible de réunir sous une même loi, sous un même pouvoir, à partir d’une union conventionnelle un ensemble transnational qui se suffirait à lui-même et se perpétuerait sans contrainte ?
Dans cette affaire éminemment politique, le véritable et le seul débat oppose donc, d’un côté, ceux qui tiennent la nation pour une simple modalité d’organisation sociale désormais dépassée dans une course à la mondialisation qu’ils appellent de leurs vœux et, de l’autre, ceux qui s’en font une tout autre idée.
La nation, pour ces derniers, est quelque chose qui possède une dimension affective et une dimension spirituelle. C’est le résultat d’un accomplissement, le produit d’une mystérieuse métamorphose par laquelle un peuple devient davantage qu’une communauté solidaire, presque un corps et une âme. Certes, les peuples n’ont pas tous la même conception de la nation : les Français ont la leur, qui n’est pas celle des Allemands ni celle des Anglais, mais toutes les nations se ressemblent quand même et nulle part rien de durable ne s’accomplit en dehors d’elles. La démocratie elle-même est impensable sans la nation.
De Gaulle disait : « La démocratie pour moi se confond exactement avec la souveraineté nationale. » On ne saurait mieux souligner que pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité ! Et la nation c’est précisément ce par quoi ce sentiment existe. Or la nation cela ne s’invente ni ne se décrète pas plus que la souveraineté !
Le fait national s’impose de lui-même sans que personne puisse en décider autrement ; il n’est ni repli ni rejet, il est acte d’adhésion.
Car la nation ce n’est pas un clan, ce n’est pas une race, ce n’est pas une tribu. La nation c’est plus fort encore que l’idée de patrie, plus fort que le patriotisme, ce noble réflexe par lequel on défend sa terre natale, son champ, ses sépultures. Car le sentiment national c’est ce par quoi on devient citoyen, ce par quoi on accède à cette dignité suprême des hommes libres qui s’appelle la citoyenneté !
C’est assez dire que la citoyenneté non plus ne se décrète pas, qu’elle ne relève ni de la loi ni du traité. Pour qu’il y ait une citoyenneté européenne, il faudrait qu’il y ait une nation européenne.
Alors oui, il est possible d’enfermer les habitants des pays de la Communauté dans un corset de normes juridiques, de leur imposer des procédures, des règles, des interdits, de créer si on le veut de nouvelles catégories d’assujettis.
Nous en aurons du moins tiré parti pour nous souvenir que le sentiment national n’est pas le nationalisme, Car le nationalisme, avec ses outrances et, son égoïsme forcené a quelque chose de pathologique qui n’a rien à voir avec la nation ni, bien sûr, avec la République.
C’est dire combien la France, dont il nous faut préserver la souveraineté, en refusant de la dissoudre dans l’Europe fédérale, n’est pas la France des extrémistes de droite qui est en fait une anti-France.
Que peuvent d’ailleurs bien comprendre à la nation ceux qui, il y a cinquante ans, s’engageaient dans la collaboration avec les nazis pour bâtir l’ordre européen nouveau ; ceux qui, dans Paris occupé, organisaient des expositions sur la France européenne au Grand Palais, ceux qui prophétisaient qu’on parlerait de l’Allemagne et du Danemark comme on parle de la Flandre et de la Bourgogne, ou encore que dans une Europe où l’Allemagne tiendrait le rôle que l’Angleterre entendait s’arroger, ses intérêts et les nôtres se rejoindraient tôt ou tard ?
Je ne crois pas que ceux-là aient rompu avec ces penchants, malgré les efforts qu’ils déploient pour jouer sur l’égoïsme, tout en dissimulant l’idéologie qui les anime, qui dépasse d’ailleurs les frontières et qui est antirépublicaine parce qu’elle est viscéralement contre l’égalité des droits et la reconnaissance universelle de la dignité de la personne humaine.
Mais qu’on y prenne garde : c’est lorsque le sentiment national est bafoué que la voie s’ouvre aux dérives nationalistes et à tous les extrémismes !
J’ai parlé de république, de valeurs républicaines. Il faut à ce sujet bien nous entendre. En France, la République n’est pas seulement un régime institutionnel. Et s’il fallait lui trouver une date de naissance, je la situerais à Valmy, le 20 septembre 1792, avec le « peuple en armes », plutôt qu’à la Convention, le lendemain, quand les députés décidèrent d’abolir la monarchie. Car la République, c’est avant tout ce système de valeurs collectives par lequel la France est ce qu’elle est aux yeux du monde. Il y a une République française comme il y eut une République romaine. Depuis l’origine, sa maxime est la même : la souveraineté du peuple, l’appel de la liberté, l’espérance de la justice. Elle est inséparable de la dignité de la personne humaine et de son émancipation, de l’Etat de droit, de l’équité et de l’égalité des chances. Elle est inséparable de la solidarité nationale, de l’ambition collective nationale, de l’esprit national, de l’indépendance nationale, Elle est inséparable de l’Etat qui, en son nom, doit arbitrer, rendre la justice, attaquer inlassablement les privilèges, combattre les féodalités, accorder la primauté aux mérites et à la vertu. C’est dire que forgée dans le même moule, la République n’est pas séparable de la nation. Et tout cela, bien sûr, ne date pas d’hier !
A chaque étape de notre histoire, il y a déjà ainsi un peu de la République comme il y en avait quand Napoléon faisait rédiger le code civil et qu’il disait : « Ma maxime a été la carrière ouverte aux talents sans distinction de fortune. »
Comme il faut bien nous apaiser, voilà qu’on nous promet de respecter les identités nationales, en cherchant à nous convaincre que ces dernières sont trop fortes pour que le creuset fédéraliste les menace de disparition.
Des concessions nous seront faites, concernant - sait-on jamais ? - nos fromages et quelques-unes de nos coutumes parce que le folklore ne dérange personne, jamais un mouvement folklorique n’est devenu révolutionnaire. On nous laissera peut-être la Marseillaise, à condition d’en changer les paroles parce que ses farouches accents comportent des dangers et rappellent à notre peuple son histoire et sa liberté.
On nous abandonnera notre langue, quitte à nous laisser le soin de l’abâtardir alors que, pour tant de peuples, le français reste encore un synonyme de liberté. Déjà, nous nous rallions à cette idée folle que notre langue n’est rien de plus qu’une technique de communication.
Déjà, nous acceptons l’idée qu’il est peu rationnel de cumuler neuf langues de travail et qu’il y a là un vrai problème pour l’Europe.
Or cet utilitarisme à courte vue, auquel se convertissent nos élites et qui fait progresser à grands pas l’Europe fédérale, est de nature à détruire l’âme de la France.
Il est d’ailleurs tout à fait significatif d’avoir choisi le mot identité pour désigner ce qu’on consent à nous laisser. Cette assurance qu’on se croit obligé de nous donner est déjà l’indice d’un risque majeur.
On parle de l’identité lorsque l’âme est déjà en péril, lorsque l’expérience a déjà fait place à l’angoisse. On en parle lorsque les repères sont déjà perdus !
La quête identitaire n’est pas une affirmation de soi. C’est le réflexe défensif de ceux qui sentent qu’ils ont déjà trop cédé. En ne nous laissant que l’identité, on ne nous concède donc pas grand-chose, en attendant de ne plus rien nous concéder du tout !
Que veut-on mettre à la place de ce qu’il est question d’effacer ? A quoi veut-on nous faire adhérer quand on aura obtenu de nous un reniement national ? Sur quoi va-t-on fonder ce gouvernement de l’Europe auquel on veut nous soumettre ?
Sur la conscience européenne ? C’est vrai, cette conscience existe ; il y a même quelque chose comme une civilisation européenne au confluent de la volonté prométhéenne, de la chrétienté et de la liberté de l’esprit. Bien sûr, nous autres Européens avons un patrimoine et toutes sortes de similitudes, mais cela ne suffit pas pour forger un Etat.
S’il y a une conscience européenne, c’est un peu comme il y a une conscience universelle ; elle est de l’ordre du concept et n’a à voir ni avec l’âme du peuple ni avec la solidarité chamelle de la nation. La nation française est une expérience multiséculaire, La conscience européenne est une idée qui d’ailleurs ne s’arrête pas aux frontières de la Communauté. Et l’on ne bâtit pas un Etat légitime sur une idée abstraite, encore moins sur une volonté technocratique.
Ainsi, l’Etat fédéral européen manquerait de fondement réel et de justifications profondes. Ce serait un Etat arbitraire et lointain dans lequel aucun peuple ne se reconnaîtrait. Les plus lucides des fédéralistes européens le savent bien et ils ont une réponse toute prête. Il s’agit de l’Europe des régions, laquelle présente le double avantage de rapprocher, disent-ils, le pouvoir du citoyen et de mettre hors-jeu, ça c’est sûr, les Etats nationaux,
Seulement voilà : ce fédéralisme régionaliste signifierait à coup sûr la fin de notre République. Ce serait anéantir dix siècles de volonté d’unification du pays, dix siècles de rassemblement des provinces, dix siècles de lutte contre les féodalités locales, dix siècles d’efforts pour renforcer la solidarité entre les régions, dix siècles d’obstination féconde pour forger, de génération en génération, une authentique communauté nationale.
Qu’en adviendra-t-il à terme ? On remplacera les quelques frontières nationales existantes par une multitude de frontières locales invisibles mais bien réelles. On formera de petites provinces là où il y avait de grands Etats avec autant de communautés crispées sur leurs égoïsmes locaux. On laissera les régions riches devenir toujours plus riches et les pauvres devenir toujours plus pauvres.
On confiera les affaires à des notables que le gouvernement fédéral, du fait de son éloignement et de son manque de légitimité, ne pourra contrôler, pas plus que ne pourront le faire les gouvernements nationaux politiquement affaiblis et limités dans leurs compétences). Ce sera le grand retour des féodalités, lequel, je vous le concède, a déjà largement commencé.
Ce sera, pour le coup, cette Europe des tribus que nous dit tant redouter M. le Président de la République. Il n’y aura plus en France de redistribution, de péréquation, d’aménagement du territoire. Viendra la règle du chacun pour soi et de Dieu pour personne.
Se noueront des relations de région à région par-dessus la tête des Etats ; c’est déjà entamé ! Ce sera le contraire de la République et le contraire de la démocratie.
Ceux-là mêmes qui ont multiplié les échelons de l’administration nous disent maintenant qu’il y en a trop, qu’il faut en supprimer, pour rationaliser, pour simplifier. Il y a trop d’échelons, comme il y a trop de communes. Et même s’il n’y a pas de calcul, s’il n’y a pas de préméditation, même si M. Delors est probablement sincère quand il déclare qu’il ne veut pas faire disparaître les nations, l’engrenage qui se met en place est tel qu’au bout du compte ce n’est pas le choix entre le département et la région qui s’imposera dans la multiplicité des échelons du pouvoir : c’est l’escamotage de l’Etat-nation qui se dessinera !
Et l’idée fait subrepticement chemin : déjà les régions traitent directement avec Bruxelles pour quémander des subsides, déjà elles s’allient entre elles pour organiser des groupes de pression à l’échelon communautaire ; déjà voient le jour des politiques régionales qui ne tiennent plus aucun compte des impératifs nationaux.
Et voilà que se crée à Bruxelles un comité des régions qui n’a pas encore beaucoup de pouvoirs, mais qui se présente déjà comme organe de représentation. C’est la manifestation ouverte d’un dessein régionaliste qui ne prend même plus la peine de se déguiser, mais dont, comme toujours, on dissimule les véritables ambitions.
Là encore, si nous sommes tellement vulnérables, la faute en est due à notre propre renoncement, un renoncement qui se situe dans la dérive d’une décentralisation mal conçue et mal maîtrisée dont la perspective de l’Europe des régions fait apparaître tout à coup les immenses dangers !
Nous avions pourtant choisi la décentralisation, pas la désintégration !
Les choses vont-elles donc continuer à se défaire sans qu’a aucun moment le peuple français ne soit consulté ? [...]
Certains théoriciens de l’Europe fédérale, qui ont du moins le courage d’aller au bout de leurs idées, nous assurent que l’humanité entre désormais dans une ère nouvelle, où la nation n’aurait plus sa place, parce qu’elle n’était dans l’avancée des civilisations qu’une étape historique, une sorte de maladie infantile, une phase nécessaire et le temps serait enfin venu de la dépasser.
On retrouve là ces vieilles obsessions post-hégéliennes qui nous annoncent toujours pour demain la “fin de l’histoire”. Ces vieilles obsessions, c’est un comble qu’elles reprennent du service au moment même où les doctrines politiques qui reposaient sur le “sens de l’histoire” se dissolvent. Il s’agit d’ailleurs plus d’une idéologie que d’une philosophie de l’histoire, et d’une idéologie qui, comme toutes les autres idéologies, tourne le dos à l’observation du réel.
La réalité, c’est que, le plus souvent, les empires sont nés avant les nations et non après elles. Certes, on peut trouver des régions où les nationalités s’imbriquent trop pour qu’il soit possible d’organiser des Etats mais, partout ailleurs, les ensembles transnationaux qui ont précédé les nations ont dû leur céder la place quand les peuples, enfin, ont revendiqué leur droit à disposer d’eux-mêmes, car il est clair, il est avéré que, dans l’histoire du monde, l’émergence des nations est allée de pair avec l’émancipation des peuples.
Et puis les nations sont bien loin d’avoir été la cause principale de nos épreuves. Force est ainsi de reconnaître que, dans notre siècle, plus de malheurs nous sont venus des grandes idéologies et des impérialismes dominateurs que des ambitions nationales.
Donc, finissons-en avec cette vue naïve des choses qui voudrait nous faire croire que la disparition des Etats-nations signifierait la fin des conflits armés, “la paix perpétuelle”, pour reprendre cette fois la terminologie d’Emmanuel Kant, lequel ne la concevait d’ailleurs que comme une paix entre nations souveraines.
Et à ceux qui entendraient dauber encore sur les passions nationales et leur opposer la sagesse millénaire des commissions et autres conclaves technocratiques et supranationaux, je voudrais rappeler quelques exemples de l’histoire récente. Ils méritent qu’on s’y arrête avant de passer par pertes et profits la possibilité de conduire une politique étrangère nationale.
Chacun a en mémoire l’absence radicale de la Communauté de tous les événements majeurs de la fin des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingt-dix : libération de l’Europe de l’Est, éclatement de l’Union soviétique, guerre du Golfe, tout s’est passé sans elle, lorsque ce n’est pas malgré elle !
Même le conflit yougoslave qui, tant par sa situation géographique que par la dimension de son territoire, semblait constituer un terrain d’exercices idéal pour la diplomatie communautaire, s’est transformé en un stand de démonstration de l’impuissance et de la désunion, impuissance qui, dans ce cas, ne tenait pas à l’absence d’une organisation intégrée, mais aux légitimes différences d’approche entre les pays membres et je souhaite, s’agissant de la France, qu’elle puisse continuer à les exprimer,
La crise des euromissiles apporte une autre éclatante démonstration du poids d’un vieil Etat-nation dans des circonstances critiques.
Le président Mitterrand croit laisser sa marque dans l’histoire de ce pays comme le héraut de la cause européenne. Oserai-je dire qu’à mon avis, il s’agit d’un contresens ? Car, si cette empreinte historique existe, elle est à chercher plutôt dans son discours au Bundestag, qui a infléchi de manière décisive la position allemande devant la crise des euromissiles dans le sens de la fermeté ! Par là même était ouverte la voie aux événements de la fin des années quatre-vingts, qui ne le virent malheureusement pas faire preuve de la même lucidité.
Ce qui fit peser en 1983 la balance dans le sens de la résistance, et donc de la liberté, ce ne fut certes pas l’intervention d’une communauté hétéroclite, ce fut le représentant d’un vieil Etat-nation, sûr dans le cas d’espèce de sa légitimité et du soutien des citoyens français, fort de l’opposition résolue du corps social et politique aux sirènes pacifistes,
Qui ne voit, à la lumière de ce qui s’est passé lors de la crise du Golfe, que l’Europe de Maastricht, qui se serait probablement préférée plutôt rouge que morte en 1983, s’acceptera demain verte ou brune au gré des conjonctures, privée qu’elle est de ces garde-fous fondamentaux pour la démocratie que sont le sentiment national et la légitimité populaire.
L’histoire, loin d’être achevée, est plus que jamais en marche et elle demeure tragique.
Oui, nous sommes en guerre économique ! Oui, l’effondrement de l’Union soviétique ne signifie pas la paix mais la montée de nouveaux risques qui ont pour nom prolifération des armements nucléaires et classiques, multiplication des zones grises échappant à tout contrôle étatique, dangers technologiques, menaces majeures pour l’environnement, extension des trafics de stupéfiants !
Il serait vain et dangereux de continuer de répéter que la France se porte bien. Si l’on ne répond pas au désarroi des Français, ils continueront à se laisser aller vers les extrémismes et vers les intégrismes qui minent déjà le sentiment national. De renoncement en renoncement, nous avons nous-mêmes contribué à détourner le peuple de la chose publique et à ruiner le sens civique. A force de laisser entendre que tout se vaut et que l’action est impuissante face aux contraintes de l’économie et de la technique, nous avons accrédité cette idée dangereuse que la politique ne peut rien changer à rien, que ce qui arrive doit donc arriver et que nul n’en est responsable ni coupable.
Et c’est précisément parce que nous sommes pour l’Europe que nous sommes contre l’Europe de Maastricht.
Le meilleur service que nous pouvons rendre à l’Europe, c’est donc de nous engager résolument sur la voie du redressement national, c’est de restaurer la cohésion nationale et l’autorité de l’Etat.
Encore faut-il que nous gardions les mains assez libres pour cela.
Pour autant, il ne s’agit pas de rompre l’axe franco-allemand, qui est essentiel, mais au contraire de le consolider en le rééquilibrant, en redevenant un partenaire crédible, un associé influent, un interlocuteur valeureux. Un couple franco-allemand où l’Allemagne serait tout et la France plus grand-chose ne serait pas un couple heureux.
Derrière la question de savoir quelle Europe nous voulons, se pose donc fatalement la question cruciale de savoir quelle France nous voulons.
Bien sûr, la France est solidaire du reste de l’Europe, bien sûr, sa participation à la construction européenne est un grand dessein.
Bien sûr, elle se doit en particulier de rassembler l’Europe méditerranéenne. Bien sûr, elle se doit de retrouver ses responsabilités vis-à-vis de l’Europe danubienne.
Mais la France ne saurait avoir l’Europe comme seul horizon, comme seul projet, comme seule vocation. Il suffit de regarder la carte de la francophonie pour comprendre combien la vocation de la France va bien au-delà des frontières de l’Europe.
Tant pis pour les intellectuels de salon qui montrent dédaigneusement du doigt ceux “qui ont cette conviction obsessionnelle que la nation française est porteuse d’un message universel de valeur supérieure et d’une mission civilisatrice”. Oui, la France a une vocation messianique, elle doit “assumer et même y entraîner l’Europe, en particulier dans la coopération Nord-Sud pour prévenir les grands exodes que nous préparent la misère africaine.
Encore faut-il que, chez les hommes d’Etat, le visionnaire l’emporte encore un peu sur le gestionnaire, l’idéal sur le cynisme et la hauteur de vue sur l’étroitesse d’esprit. Car pour donner l’exemple aux autres, il convient d’être soi même exemplaire. Il faut, pour que la France soit à la hauteur de sa mission, qu’elle soit, chez elle, fidèle à ses propres valeurs.
Et la France n’est pas la France quand elle n’est plus capable, comme aujourd’hui, de partager équitablement les profits entre le travail, le capital et la rente, quand elle conserve une fiscalité à la fois injuste et inefficace, quand elle se résigne à voir régresser la solidarité et la promotion sociale, quand elle laisse se déliter ce qu’autrefois on appelait fièrement le creuset français et qui était au cœur du projet républicain.
Les défis que nous avons à relever sont immenses, Jamais ils n’avaient touché aussi profondément ce que nous sommes et ce que nous voulons devenir. Ils tiennent en une seule et même obligation : rompre enfin avec des schémas de pensée, des modes d’approche totalement dépassés du fait de l’évolution de nos sociétés. Et c’est parce que nous nous y accrochons contre toute raison que nous donnons cette impression d’impuissance. A nous de savoir nous en dégager au lieu de nous y résigner ! Quel meilleur service rendre à l’Europe que nous voulons construire !
Sachons, par exemple, prendre la vraie dimension de la crise. Elle n’est pas seulement économique et sociale. Elle est aussi et probablement surtout culturelle. Elle tient à l’incapacité de nos sociétés à s’adapter aux conséquences de la révolution technologique et de l’évolution des mentalités.
Ainsi la lutte contre le chômage passe-t-elle par une meilleure égalité des chances. La reproduction sociale quasiment à l’identique n’est plus seulement intolérable en termes moraux, elle est un handicap insupportable en termes d’efficacité !
La mutation de notre système éducatif est elle-même une clef essentielle, car le problème culturel, le problème des mentalités, le problème de l’adéquation de la modernité à son rythme trouveront leur solution d’abord dans les repères intellectuels et les modes de pensée que nous saurons donner à nos enfants.
La grandeur éducative des débuts de la IIIe République avait su donner à l’immense majorité des Français les moyens d’affronter le grand basculement de la modernité urbaine, industrielle et scientifique de la fin du XIXe siècle. Un siècle après, voilà la République à nouveau confrontée aux mêmes grands défis. Il n’y a plus aujourd’hui aucun grand projet politique qui ne commence par là.
Il est temps de comprendre aussi que la compétitivité d’une nation doit s’apprécier globalement et que la traditionnelle distinction entre l’économique, le social et le culturel est désormais caduque. Mais rien ne se fera sans rétablir l’équilibre entre une nécessaire décentralisation et le rôle absolument irremplaçable de l’Etat. Il faut en finir avec le développement inégal, rendre leur sens aux principes d’unité, de continuité, d’indivisibilité de la République et les inscrire dans la géographie.
Rien ne sera non plus possible pour la France sans reconstruire le creuset français pour assurer l’intégration des communautés accueillies. Sachons en particulier donner à ce qui est devenu la deuxième religion de France la possibilité d’être pratiquée hors des influences politiques étrangères et dans le cadre des lois de la République laïque. L’Islam est un des grands problèmes européens. Pourquoi la France ne montrerait-elle pas les voles de sa solution ?
J’ai assez dit que la nation doit redevenir ce qu’elle est : notre principe fondateur. Cela implique la restauration de l’Etat et la réhabilitation de la République. Nation, Etat et République, ce sont là les moyens de construire une Europe compatible avec l’idée que la France s’est toujours faite d’elle-même.
Régis Debray lui aussi voyait juste
Plus le monde s’unifie d’un point de vue technique, plus il se diversifie culturellement. Le risque qui nous guette au premier chef : la balkanisation.
A notre invitation, Régis Debray a fait le voyage de Paris, mardi matin, afin d’assister à notre réunion de rédaction, d’où il a commenté l’actualité du jour.
Un regard français sur la belgitude en déshérence ? Modeste, notre visiteur confesse qu’il ne maîtrise pas les subtilités du débat belgo-belge, ou flamando-francophone. Après quelques explications de notre part, le philosophe discerne toutefois, dans nos turpitudes, le paradigme d’un phénomène plus universel.
« Ce qui se passe en Belgique me semble à la fois grave, symptomatique et annonciateur d’un futur commun, attaque-t-il. Les temps modernes ne sont pas ce que Charlie Chaplin avait prévu dans son film : nous ne sommes pas des moutons sortant du métro pour se rendre en troupeau à l’usine. Le troupeau se fragmente de plus en plus. En fait, il n’y a plus de troupeau. Il n’y a dons plus de guide, ni de pasteur : il y a des réseaux, des réseaux de minorités culturelles. Le XXIe siècle sera l’époque des minorités culturelles. Le grand risque ne sera donc pas la dictature de la majorité, mais la dictature des minorités. Et cela, ce n’était pas prévu ! Tocqueville est un peu pris à revers … »
Selon Régis Debray, c’est la mondialisation technico-économique qui provoque cette balkanisation politico-culturelle : « Plus le monde s’unifie d’un point de vue technique, plus il se diversifie culturellement ». Ce phénomène contredit à la fois le « village global » cher à Mc Luhan et l’idéal néolibéral du « global shopping center », mais emporte dans la même vague la prophétie marxiste de la « République socialiste universelle ». Tout cela n’étonne cependant pas outre mesure le médiologue : « Je l’avais écrit dès les années 70 », glisse-t-il.
« En ce sens, enchaîne-t-il, ce qui arrive à la Belgique se produit et se produira sur toute la planète. Chez vous, la visibilité de la crise apparaît plus forte qu’ailleurs, car Bruxelles reste le centre de l’Europe. Au fond, la construction de l’Europe nourrit sa régionalisation et même, favorise la résurgence des séparatismes. En ce sens, l’Europe peut être considérée autant comme un facteur de division que comme facteur d’unification. Le rêve fédérateur européen est en tout ces en crise. »
Régis Debray étaye son raisonnement en évoquant le problème linguistique, sorte d’hologramme de nos réformes de l’Etat successives : « La langue représente quelque chose de plus fondamental qu’on ne croît, affirme-t-il. La langue n’est pas une superstructure, mais une infrastructure, comme la religion. Ceux qui ont construit l’Europe ont voulu l’ignorer. Ils ont conçu l’Union comme une entité centripète … et on la découvre centrifuge, où les extrêmes montent en puissance. A la limite, on en arrivera à l’Europe des régions, comme si l’on se retrouvait au XIVe siècle. L’histoire n’est pas circulaire, mais elle avance en spirale : elle repasse par les mêmes plans …
Quoi qu’en pensent les idéologies supranationales et les féodalités de toutes sortes, c’est bien l’État-nation qui est d’actualité. Lui seul est en mesure de relever les grands défis de l’heure en préservant la souveraineté nationale, les libertés et la dignité des citoyens, c’est-à-dire, en fin de compte, le bien commun sans lequel il n’y a pas de politique légitime.
Patrice Gibertie
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