Jean Goychman nous propose une relecture de la géopolitique mondiale depuis 1945. Tout se passe, en effet, comme si les Occidentaux n'avaient pas voulu envisager 1989-1991 comme une fin de cycle
(la guerre froide) mais comme un simple jalon dans une histoire inachevée, celle de la destruction de la puissance russe et de la marche des USA vers la domination en Eurasie.
Dans son discours du 30 septembre, Vladimir Poutine est allé au fond des choses. Depuis plus d’un siècle, un plan longuement élaboré pour arriver à mettre toute la
population mondiale sous l’autorité d’un gouvernement unique. La première impulsion a été donnée par un groupe de jeunes lords anglais, conscient que l’élite britannique avait vocation à diriger
le monde « pour le plus grand bien de l’humanité ». La puissance de la marine britannique, conjuguée à leur puissance financière au travers de la livre Sterling leur a permis
de réaliser le Commonwealth.
Leur échec devant la Chine et les guerres de l’opium les ont conduit à s’appuyer sur l’industrie américaine, après que les banquiers de la City aient pris le
contrôle du dollar en créant en 1913 la Réserve Fédérale. La première guerre mondiale, suivie de la seconde, ont eu raison de l’isolationnisme américain consécutif à l’application de la
doctrine de Monroe.
En 1945, le monde n’était pas encore prêt à la « grande bascule ». La guerre de 14 avait entraîné la disparition des empires monarchiques, celle de 40-45
avaient mis un terme aux empires coloniaux.
Restaient donc à la surface de la planète, les nations.
Or, dans dans un monde « monopolaire », dirigé par un gouvernement mondial, les nations n’ont plus leur place et doivent disparaître.
La nécessité de la guerre froide
La souveraineté des nations, même si elle figure dans la Charte des Nations-Unies, était un obstacle majeur à l’accomplissement du projet mondial. L’idée était de passer du national au supranational, puis de fondre tout cela ensemble.
Il fallait « contourner » les peuples des démocraties afin de leur ôter progressivement leur souveraineté avant de les fondre dans le creuset mondial.
Dès lors, les objectifs intermédiaires apparaissaient clairement :
Imposer la démocratie partout où c’était possible et faire ensuite un partage du monde entre le camp de la démocratie, appelé « Camp du bien » et le reste
du monde.Le seul adversaire véritablement capable de s’opposer à l’hégémonie américaine était l’Union Soviétique. Je ne sais comment ce qui précède à influencé les accord de Yalta, mais peut-être
le saura-t-on un jour ?
Le monde étant partagé en deux blocs, à quelques exceptions prés, il fallait passer à l’étape suivante
nécessaire pour la suite. La « guerre froide » fut le moyen choisi.
De Gaulle perturbe le jeu
De Gaulle avait compris depuis longtemps quel était le projet Anglo-Américain de domination mondiale. Cela explique en grande partie sa politique internationale et
notamment le rôle de « puissance d’équilibre » qu’il voulait faire jouer, non pas à la France uniquement, comme on le voit souvent écrit, mais à l’Europe issue du « Marché
Commun ».
Pour restaurer une indépendance européenne, et non une souveraineté, c’est important de le souligner, il fallait s’affranchir de l’OTAN, d’où le Traité de l’Élysée de 1963 proposant à l’Allemagne d’étendre la protection nucléaire de sa « force de dissuasion » à cette dernière.
Cette proposition a naturellement (et pour cause) été torpillée par les États-Unis qui tenaient à imposer l’OTAN. Cette dernière, et on le constate aujourd’hui,
faisait partie intégrante du plan.
Pour la petite histoire, ce fut même une des raisons qui ont conduit à créer le « Club des Bilderberg » en 1954, dont le côté « mondialiste »
apparaît évident. Le fait que de Gaulle se soit toujours fermement opposé à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun procède de la même raison.
Le refus de l’Allemagne a conduit de Gaulle à « l’enjamber » pour tendre la main au camp adverse en proposant des accords techniques et commerciaux avec
l’Union Soviétique et en reconnaissant la Chine communiste, au grand dam des États-Unis.
Également conscient du jeu de ces derniers qui voulaient étendre la doctrine de Monroe à l’Amérique du Sud, il y effectua une vaste tournée afin de leur proposer la
« 3ème voie », celle des pays non-alignés. La France y gagna en notoriété, d’autant plus que le Discours de Phnom Penh l’avait déjà positionné comme initiateur de ce concept.
Mais de Gaulle n’était pas éternel et il faut constater que ses successeurs à l’Élysée n’ont pas suivi ses traces.
Le passage à l’acte en Europe et l’encerclement de la Russie
En 1991, l’URSS disparaissait, minée de l’intérieur par des nations qui voulaient retrouver leur indépendance et, il faut bien le dire, poussée par les Etats-Unis dans le piège Afghan. La Chine ne s’était pas encore éveillée et ils restaient seuls en lice. Le plan de domination pouvait rentrer dans sa phase
ultime. Le terrain choisi fut celui des accords de « libre-échange » qui devaient progressivement s’étendre à la planète entière, bien entendu sous le contrôle des grandes
multinationales d’origine américaine, elles-mêmes soutenues par les banquiers internationaux.
Le livre de Zbignew Brzezinski décrit tout à fait les stratégies géopolitiques qui allaient se mettre en place pour « dissoudre la Russie » et mettre le
continent asiatique sous la domination américaine.
Entre temps, l’US Navy s’était développée et pouvait intervenir, comme son illustre aïeule Britannique, sur les cinq continents.
L’Union Européenne ayant ratifié les traités qui, tous sans exception la conduisait au supranationalisme, ressemblait de plus en plus à « l’appartement-témoin
du mondialisme », il suffisait de laisser les choses s’accomplir de leur libre cours. L’Euro, calqué sur le dollar, liait d’une façon réputée irréversible les différents pays de la zone et
l’entrée dans l’OTAN des pays du pacte de Varsovie était pour eux une sorte d’antichambre de l’Union Européenne.
L’UE s’agrandissait ainsi au rythme où s’amenuisait la zone tampon résultant des discussions de 1991 sur la réunification allemande, où tous les participants
avaient accepté que l’OTAN ne s’étende pas au-delà de l’Elbe.
Les événements de 2014
Comme l’avait prédit Brzezinski, l’Ukraine allait, de par sa position, jouer un rôle-clé dans l’opération d’encerclement de la Russie. Il fallait dorénavant la
faire basculer dans l’Union Européenne et dans l’OTAN. Les stratèges américains, qui n’avaient pas compris, ou qui voulaient passer outre les conseils de prudence, ont pensé qu’ils
pouvaient « passer en force » et que la Russie n’avait ni les moyens, ni le désir, de s’opposer à eux.
Georges Friedman, patron de la Stratfor, officine très écoutée au Pentagone et à la CIA, dans un article publié en 2015, avait bien résumé la situation et mis en garde ces stratèges.
La suite est connue et nous pouvons revenir au discours de Moscou du 30 septembre.
Vladimir Poutine pose les termes du choix
La presse mainstream et les dirigeants politiques Occidentaux veulent résumer la situation actuelle autour de la guerre en Ukraine en un choix entre la
démocratie et la liberté contre le retour aux régimes totalitaires. Ce narratif est nécessaire pour justifier, notamment auprès des peuples occidentaux, l’engagement de leur pays en faveur de
l’Ukraine. C’est une guerre menée contre la liberté, la démocratie et la souveraineté nationale de l’Ukraine, donc nous devons aider ce pays.
En droit international, si cela a encore un sens, rien ne nous y oblige. Les dirigeants européens ont fait ce choix, mais n’ont-ils pas outrepassé leur
pouvoir ?
Et que se passerait-il si, finalement, un processus de paix était trouvé aux termes d’un accord entre les deux belligérants ? Après tout, tout le monde
pourrait s’en satisfaire.
Je doute fort que cela soit le cas. Au delà de cette guerre en Ukraine, c’est tout le devenir géopolitique de la planète qui semble en jeu.
Quelle différence entre un monde « monopolaire » et un monde « multipolaire » ?
Bien que personne ne veuille l’exprimer clairement, un monde monopolaire est un monde dirigé par une seule entité, et peu importe qu’on l’appelle gouvernement
mondial ou d’un autre nom. Une chose apparaît cependant certaine, c’est que ses dirigeants ne seront pas élus au suffrage universel. Un tel monde serait-il alors démocratique ? Assurément
non. Et c’est cette contradiction que relève Vladimir Poutine dans son discours. Nous sommes à l’heure du choix entre ce monde monopolaire et un autre, réputé multipolaire. Les deux peuvent a-priori se concevoir. Le
premier suppose une domination de l’ensemble par une oligarchie qui devrait en permanence défendre sa position hégémonique et dont en constate les effets actuellement alors que le second débouche
plutôt sur un monde « Westphalien » dans lequel aucun pays ne pourrait imposer sa domination aux autres. Seul ce dernier pourrait prétendre à une paix d’équilibre, comme le fut
la « Paix de Westphalie » de 1648 en Europe.
Il apparaît alors clairement que le choix appartient non pas à un seul état, fût-il le plus puissant, mais bien à l’ensemble de la Communauté mondiale. C’est ce
message que veut faire passer le Président Russe:
« L’Occident est prêt à franchir toutes les limites pour
préserver le système néocolonial qui lui permet de vivre aux crochets du monde, de le piller grâce à la domination du dollar et de la technologie, de percevoir un véritable tribut de l’humanité,
d’extraire sa principale source de prospérité imméritée, la rente versée à son hégémonie »
Cette phrase, qui vise l‘élite anglo-saxonne est surtout destinée à éveiller les esprits qui ne voient jusqu’à présent que les « bons sentiments » mis en
avant par cette oligarchie qui, selon lui, ne veut pas renoncer à ce qui a fait sa fortune sur le dos des autres. Il leur dit en substance :
Voici longtemps que vous avancez sous un « faux nez », mettez vos actions en regard de vos principes en disant :
« Les pays occidentaux disent depuis des siècles qu’ils apportent la liberté
et la démocratie aux autres nations. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. Au lieu d’apporter la démocratie, ils ont réprimé et exploité, et au lieu de donner la liberté, ils ont
asservi et opprimé. Le monde unipolaire est intrinsèquement anti-démocratique et non-libre ; il est faux et hypocrite de bout en bout »
Les choses sont plus claires
Il est clair que Vladimir Poutine s’adresse, comme de Gaulle l’avait fait en son temps, aux pays non-alignés, et particulièrement ceux qui ont eu à pâtir des
agissements de l’État Profond américain. Il sait que la démographie mondiale est pour lui car l’Occident ne compte plus que pour 12% dans la population mondiale. Il leur dit sans ambages que le
choix entre ces deux mondes, l’un unipolaire et sous domination occidentale et l’autre, multipolaire et organisé différemment, dans lequel chaque nation pourra exercer sa
souveraineté :
«Le monde est entré dans une période de transformation
fondamentale et révolutionnaire. De nouveaux centres de pouvoir émergent. Ils représentent la majorité – la majorité ! – de la communauté internationale. Ils sont prêts non seulement à
déclarer leurs intérêts mais aussi à les protéger. Ils voient dans la multipolarité une occasion de renforcer leur souveraineté, ce qui signifie obtenir une véritable liberté, des perspectives
historiques, le droit à leurs propres formes de développement indépendantes, créatives et originales, à un processus harmonieux.
Comme je l’ai déjà dit, nous avons beaucoup de personnes partageant les mêmes idées
en Europe et aux États-Unis, et nous sentons et voyons leur soutien. Un mouvement essentiellement émancipateur et anticolonial contre l’hégémonie unipolaire prend forme dans les pays et les
sociétés les plus divers. Sa puissance ne fera que croître avec le temps. C’est cette force qui déterminera notre future réalité géopolitique »
On peut souscrire ou non à la vision de Vladimir Poutine. Pour ma part, j’avoue préférer un monde qui ressemble le moins possible au « meilleur des mondes » d’Aldous Huxley, c’est-à-dire sans « grand incubateur » ni transhumanisme, qui me paraît être dans la logique d’un monde
« globalisé ».
Il reste à savoir si l’élite mondialiste acceptera ce changement ou s’y opposera par tous les moyens à sa disposition.
Je suppose que vous l’avez remarqué, mais certains commentateurs insistent lourdement sur le caractère civilisationnel du conflit entre l’OTAN et la Russie.
Entre un monde occidental « progressiste » et un monde slave « conservateur », il y aurait une sorte de confrontation morale et sociale, voire un antagonisme
irréductible aux allures de « choc des civilisations ».
Entre les partisans du laisser-faire sociétal et les tenants de l’ordre naturel, entre un monde orthodoxe attaché à ses traditions et un monde occidental
dominé par l’individualisme jouisseur, l’affrontement serait inévitable. Bien sûr, cette grille de lecture n’est pas totalement fausse. Si elle l’était, le conservatisme russe n’en ferait
pas habilement son cheval de bataille, et cette attitude ne lui vaudrait pas la sympathie des milieux traditionalistes en Europe.
Mais il se pourrait aussi qu’elle soit l’arbre qui cache la forêt. Car l’affrontement entre l’Est et l’Ouest, en réalité, est une tendance lourde de la
politique mondiale depuis la guerre de Crimée (1853-1856). C’est le résultat du patient travail de sape entrepris par les puissances maritimes, depuis le XIXe siècle, pour contenir la
puissance eurasiatique. Tellement profonde qu’elle en épouse les plis géologiques, cette rivalité continentale ressemble davantage à la tectonique des plaques qu’à une sombre querelle sur
les systèmes familiaux.
C’est d’ailleurs ce qu’a montré l’accentuation du conflit russo-occidental à partir de 1917, la haine du communisme soviétique prenant aussitôt le relai de
la peur de l’ogre tsariste, de même que, depuis trente ans, le rejet de la Russie moderne a pris le relai de l’antisoviétisme hérité de la Guerre froide. En matière de russophobie,
qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse !
En bref, que Moscou soit sous la coupe du Tsar, des bolcheviks ou de Vladimir Poutine, la russophobie occidentale est une constante historique. Et si la
Russie a toujours été dans le collimateur de l’impérialisme, c’est tout simplement parce que la domination planétaire du monde anglo-saxon est incompatible avec l’existence d’un pôle de
puissance concurrent.
À ce titre, l’hostilité occidentale envers la Russie relève bel et bien de la structure et non de la conjoncture. Mais est-ce pour autant une guerre de
civilisation ? L’Occident veut-il régler son compte à la Russie parce qu’elle interdit la Gay Pride ? L’OTAN menace la Russie parce qu’on y pratique une « sexualité
reproductive » alors que l’Ouest pratique une « sexualité récréative » ?
Si l’opposition entre les valeurs « traditionnelles » et les valeurs « modernes » a quelque réalité – il faudrait être aveugle pour le
nier, et ce quelles que soient ses préférences subjectives en la matière – , je doute néanmoins qu’elle ait la portée explicative qu’on lui attribue volontiers des deux côtés.
Malheureusement pour la compréhension des ressorts du conflit, ce penchant pour le paradigme culturaliste est partagé, à la fois, par le nationalisme russe
slavophile, par les milieux de droite européens et par leurs adversaires occidentaux qui, de leur point de vue, y trouvent matière à incriminer la prétendue arriération de la
Russie.
Pour tenter de comprendre ce qui se passe dans cette partie du monde, en résumé, il me semble que nul n’est tenu d’adhérer à cette grille de lecture, et
encore moins d’en faire LA grille de lecture. Ce qui ne préjuge en rien de la sincérité avec laquelle les uns et les autres adoptent un point de vue qui occupe une place croissante, à
tort ou à raison, dans les discours sur le conflit en cours.
...par Daria Volkova, Olesya Otrokova, Mikhail Moshkin - Le 12/12/2022.
Varsovie a développé un mécanisme d'annexion des régions occidentales de l'Ukraine. Cela est devenu connu des services de renseignement russes. Pour cela, il a été
décidé d'organiser un plébiscite dans la région de Lviv sur la sécession de l'Ukraine. Pourquoi le sujet de la restitution des territoires historiques est-il
redevenu d'actualité à Varsovie, et quel rôle peuvent jouer dans l'annexion deux nouvelles divisions militaires formées près des frontières de l'Ukraine ?
Cet article initialement publié en russe sur Politika-ru n’engage
pas la ligne éditoriale du Courrier.
Les dirigeants polonais ont l’intention d’organiser des référendums dans l’ouest de l’Ukraine pour justifier leurs
revendications sur les territoires ukrainiens. C’est ce qu’a annoncé mercredi le directeur du Service de renseignement extérieur (SVR) de Russie, Sergueï
Narychkine : « Afin d’assurer la légitimité des acquisitions territoriales prévues, les dirigeants polonais ont
décidé d’utiliser l’expérience russe réussie de restitution des territoires ancestraux en organisant des référendums à leur sujet ».
La préparation de référendums, comme dans le Donbass
Selon le chef du SVR à RIA Novosti, le président polonais Andrzej Duda a chargé les départements concernés de préparer
rapidement une justification officielle des revendications de Varsovie sur les terres de l’ouest de l’Ukraine.
Le massacre de Volyn de 1943 est devenu le point de départ de la recherche dans les archives polonaises. Rappelons qu’il
s’agit des massacres de civils parmi les Polonais de souche, qui ont été organisés par l’OUN (« Organisation des Nationalistes Ukrainiens » fondée en
1929) et l’UPA (« Armée Insurrectionnelle Ukrainienne » formée en 1942) dans les territoires des actuelles Volyn, Rivne et les parties nord des
régions de Ternopil en Ukraine.
Selon Naryshkin, comme « ballon test », les services spéciaux polonais ont divulgué des informations à la presse ukrainienne sur
la prétendue préparation d’un plébiscite dans la région de Lviv en Ukraine, sur le thème de l’adhésion à la Pologne. Varsovie entend organiser des
référendums dans ces territoires afin de « s’assurer de la légitimité des acquisitions envisagées », a
indiqué le directeur du SVR. Celui-ci estime également que les autorités polonaises prévoient d’agir de manière proactive et persistante en raison des craintes
que leurs « partenaires principaux de l’OTAN » tentent de négocier avec la Russie cet hiver. Dans le même temps, l’accord pourrait ne pas
prendre en compte les intérêts des Ukrainiens et des Polonais.
Une forme de rétribution pour l’aide militaire apportée à l’Ukraine
Varsovie estime que la Pologne mérite une compensation pour l’assistance militaire à l’Ukraine, pour l’hébergement des réfugiés
ukrainiens, ainsi que pour le récent incident avec la chute de missiles ukrainiens dans la région frontalière de la voïvodie de Lublin. Cet incident, a
noté Naryshkin, Varsovie a dû l’« avaler » sur l’insistance des États-Unis et des partenaires de l’Union européenne.
En conclusion, le directeur du Service de renseignement extérieur a mis en garde la Pologne contre les tentatives d’annexion des
territoires ukrainiens. En effet, Naryshkin a rappelé que l’histoire « est remplie d’exemples amers
d’affrontements entre nationalistes polonais et ukrainiens » et a exhorté « à ne pas marcher une nouvelle
fois sur le même râteau ».
Le député de la Douma d’État de Crimée, Mikhail Sheremet, estime que le message du patron du SVR semble plausible, compte tenu,
entre autres, de la manière dont les dirigeants de Kiev eux-mêmes livrent l’Ukraine à leurs partenaires étrangers : « Je pense que Volodymyr Zelensky a conclu certains accords avec Andrzej Duda… Je ne doute pas que la chute de missiles ukrainiens sur
le territoire de la Pologne soit le résultat d’un accord entre Varsovie et Kyiv. L’objectif est d’autoriser les processus qui pourraient éventuellement
conduire au transfert des territoires ukrainiens occidentaux à la Pologne. L’essentiel est que tout soit décidé sans la participation des résidents
ukrainiens ».
Selon Sheremet, Zelensky, agissant à la demande de l’Occident et de Varsovie, peut permettre que les plébiscites nécessaires à
la Pologne se tiennent en Galice et en Volhynie. « Il y aura beaucoup de représentations évènementielles. En la
matière, M. Zelensky est devenu très doué », estime le député.
Un projet ou plutôt un rêve de longue date
De toute évidence, la Pologne a l’intention de profiter du chaos en Ukraine pour reprendre les « biens perdus », a
indiqué la source. Il a rappelé que, même lorsque l’Ukraine a signé les accords d’association avec l’UE, Varsovie a commencé à soulever la question d’une
éventuelle restitution des biens perdus après la perte de l’Ukraine occidentale et de la Biélorussie occidentale en 1939.
Pour la Pologne, le sujet du retour des « croix en germination » sur la périphérie orientale de la Pologne n’a pas
perdu de sa pertinence, a déclaré Oleg Khavych, directeur de l’Institut d’études ukrainiennes occidentales. Il a rappelé la « doctrine
Giedroyts » qui est importante pour la politique polonaise – elle est née dans l’environnement des émigrés d’après-guerre et a été nommée d’après
l’analyste Jerzy Giedroyts -. La doctrine implique la transformation de la « zone ULB » – Ukraine – Lituanie – Biélorussie – en une sorte de
tampon entre la Pologne et la Russie. Il est de coutume d’attribuer les régions ukrainiennes actuelles de Lviv, Ivano-Frankivsk, Ternopil et Rivne
directement aux « biens perdus ».
Il est possible également de citer des projets antérieurs d’avant-guerre pour l’unification de l’Europe de l’Est sous les
auspices de la Grande Pologne, comme la renaissance réelle du « Commonwealth polonais-lituanien ». L’idée « jagellonne,
« Intermarium », « Prométhéisme » impliquait l’unification des territoires de la Baltique à la mer Noire sous domination
polonaise.
Début novembre, le président russe Vladimir Poutine avait rappelé les projets de grande puissance de Varsovie :
« Nous connaissons les idées de créer un grand État d’une mer à l’autre dans une partie du beau monde politique de la
Pologne. On en parlait beaucoup avant la Seconde Guerre mondiale. C’était une idée fixe, depuis le de la mer Baltique à la mer Noire. Nous voyons maintenant
l’étreinte des dirigeants de la Pologne et de l’Ukraine ». De fait, l’idée d’absorber l’Ukraine est vivante, elle n’a pas disparu.
Oleg Khavych, déjà cité, rappelle qu’après 1991, les politiciens polonais, à l’exception des nationalistes, ont marqué leur
refus de réclamer ouvertement la restitution des terres ukrainiennes occidentales. Mais il souligne » : « Cette idée n’est allée nulle part au sein du peuple, et ce d’autant plus que plus de 800.000 Polonais ont été réinstallés depuis les
territoires de l’Ukraine occidentale ».
Le politologue et historien de Donetsk Volodymyr Kornilov précise : « En fait, la
constitution polonaise dit que le nom officiel de l’État, s’il est traduit littéralement, est le troisième « Rzeczpospolita ». Donc, restituer
les terres de l’Ukraine occidentale est, pourrait-on dire, un rêve à la fois de la société polonaise et des politiciens polonais, qui est profondément enraciné
dans l’histoire, qui est activement et vivement discuté aujourd’hui ». Le début de l’opération spéciale russe en Ukraine a conforté ce projet
dans la vie sociale et politique polonaise.
Des préparatifs multiples en accord avec les Etats-Unis
Des projets concrets pour restaurer le contrôle de Varsovie sur les territoires Ukrainiens de l’Ouest sont devenus connus dans
les premières semaines de l’opération spéciale (NWO).
En avril, selon le SVR, les États-Unis et la Pologne élaboraient des plans pour établir un contrôle militaro-politique de
Varsovie sur les « possessions historiques » en Ukraine. Toujours selon le SVR, « la première étape de la « réunification » devrait être l’entrée des troupes polonaises dans les régions occidentales du
pays sous le slogan de leur « protection contre l’agression russe ». Il convient de noter qu’au même moment, en avril, le ministre des Affaires
étrangères Sergueï Lavrov avait souligné que les pays occidentaux, en fournissant des armes à l’Ukraine, « déclarent que la question de l’envoi de troupes
de l’OTAN est exclue ». La seule exception est la Pologne, avait indiqué le chef de la diplomatie russe.
Selon Naryshkin, en avril, l’administration Joe Biden a discuté avec Varsovie « des
modalités de la mission à venir ». Les accords préliminaires prévoient qu’elle se tiendra sans mandat de l’OTAN, mais avec la participation
« d’États volontaires ». Mais le coordinateur du renseignement polonais, Stanislav Zharin, a catégoriquement nié les intentions de Varsovie
d’établir un contrôle sur l’ouest de l’Ukraine.
Toutefois, en mai dernier, un événement s’est produit qui témoigne en faveur de la version de « l’annexion rampante ». Le
président ukrainien Volodymyr Zelensky, s’exprimant à la Rada avec le dirigeant polonais Andrzej Duda, a annoncé l’octroi d’un statut juridique spécial aux
citoyens polonais en Ukraine. Comme l’ont noté les experts, cela témoignait déjà du renoncement de Kyiv à une partie de sa souveraineté. Il convient
de noter que les « initiatives fraternelles » de Varsovie se sont accompagnées du mouvement massif de matériel militaire dans les zones frontalières avec
l’Ukraine, et qui d’ailleurs ont fait l’objet d’une déclaration officielle du ministère polonais de la Défense.
Il est également révélateur, qu’en même temps, le gouvernement polonais proposait de centraliser à Varsovie les flux financiers
en provenance d’autres pays et destinés à Kyiv. Le président Duda a déclaré qu’« il n’y aura plus de frontières
entre nos pays ». Pour Nikolay Patrushev, secrétaire du Conseil de sécurité russe, cela démontre que « selon toutes les apparences, la Pologne passe déjà à des actions pour s’emparer des territoires ukrainiens occidentaux ». A
la mi-juillet, selon RIA Novosti rapportant les propos de Naryshkin, la Pologne tentait de dissimuler ses « préparations méthodiques pour la saisie des terres ukrainiennes » en lançant dans ce but une opération camouflée de
propagande massive.
Toujours selon les mêmes sources, parallèlement à l’accord des autorités de Kyiv, la Pologne a hébergé le Centre de traitement
des données du service des impôts ukrainien. Ce centre est géré par des sociétés proches des services de renseignement polonais, avec le soutien des
firmes américaines Dell, IBM et Cisco. La chaîne Telegram de l’agence Sputnik notait en août dernier la volonté de la Pologne de racheter les actifs du
complexe agro-industriel ukrainien, y compris des terres agricoles.
De même, le fait que la Pologne soit devenue la base principale pour la formation de 10.000 militaires ukrainiens – dans le
cadre de la mission militaire spéciale de l’Union européenne qui a commencé ses opérations ce mois-ci – va dans le même sens. Ainsi, souligne Khavych, du SRV,
« Varsovie met également en œuvre son propre programme de formation de l’armée ukrainienne. Nous parlons d’au moins un
millier de soldats et d’officiers qui sont conditionnés à l’idée que la Pologne et l’Ukraine ont toujours été des peuples frères ». Mais en réalité,
lorsque l’on connait l’histoire, on sait que c’est loin d’être le cas.
D’autres éléments complètent ces constats. Ainsi, à la frontière, la Pologne a presque achevé la formation de deux nouvelles
divisions. Ces forces peuvent être utilisées pour le « rattachement des territoires ukrainiens »,
estime Khavich. « Au cours des huit dernières années, 50.000 jeunes Ukrainiens ont été scolarisés en
Pologne. La plupart de ces personnes viennent de l’ouest de l’Ukraine. Ainsi, la structure de la future administration polonaise est en fait
prête. Les mêmes Ukrainiens peuvent être utilisés pour organiser et tenir des référendums sur le rattachement d’une partie des territoires ukrainiens à la
Pologne », estime l’expert.
Le retour des terres « historiquement polonaises » rencontre aujourd’hui
une réelle adhésion populaire
Des Polonais ethniques vivent également dans l’ouest de l’Ukraine, qui, grâce à des subventions de Varsovie, mettent en œuvre
localement divers programmes polonais. « Ces personnes sont en minorité, mais grâce à l’argent, elles ont une
influence sur les autorités ukrainiennes », souligne Khavitch.
Toutefois, comme le remarque l’historien et politologue déjà cité, Kornilov rien n’est mentionné dans les médias polonais ou
dans les discours des politiciens concernant le projet d’organiser des plébiscites dans l’ouest de l’Ukraine : « Je pense que si les Polonais ont l’intention de rendre leurs territoires, alors les événements d’il y a cent ans seront un papier
calque pour réaliser ce projet. En 1920, le gouvernement de l’Ukraine en exil, comme il s’appelait alors, et dirigé par Symon Petlyura, avait signé un
accord qui vendait en fait l’Ukraine occidentale aux Polonais. Les Polonais ont annexé « leurs territoires » mais à feu et à sang, et par
trahison. Un tel scénario est activement de nouveau discuté aujourd’hui ».
Kornilov observe que ce sujet du retour des terres historiquement polonaises de l’ouest de l’Ukraine rencontre aujourd’hui une
réelle adhésion populaire, notamment grâce à des compatriotes polonais qui, en raison des événements du Donbass, ont quitté l’Ukraine pour la Pologne. L’historien rappelle qu’en effet « de nombreux représentants du peuple polonais
vivaient sur le territoire de l’Ukraine occidentale, tout en ayant reçu un passeport Polonais. Vous avez ainsi des racines polonaises, via des
parents. Beaucoup d’entre eux se sont installés en Pologne aujourd’hui. N’oubliez pas que la Pologne, selon diverses estimations, a accueilli environ un
million et demi de citoyens ukrainiens. Ils vivent déjà en Pologne, y gagnent de l’argent, paient des impôts et s’y installent. Par conséquent, pour
le moment, le sujet du retour des terres polonaises a été remis à jour, actualisé. Pour ces personnes, ainsi que pour les Polonais eux-mêmes, il existe
une occasion unique de restituer les « terres historiques ». C’est extrêmement important pour eux ».