Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.
Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.
Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis,
2014).
Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui
dessinent le monde d'aujourd'hui.
Carte du projet chinois de Nouvelle Route de la Soie
Un Empire, plus étendu et décentralisé que toute autre entité politique, doit reposer pour exister sur un immense maillage de routes, de ports, d’aéroports, de voies énergétiques –
autrefois aqueducs, aujourd’hui des pipelines transportant gaz et pétrole. Ces réseaux d’infrastructures civiles sont comme les veines et les artères du corps impérial et doivent être
protégés par d’importantes capacités de projection militaire. Tel fut le cas de l’Empire romain, qui comptait près de 89 000 kilomètres de routes pavées et d’aqueducs, protégés par des
légions romaines à la fois très structurées et dispersées aux quatre coins de son étendue. Tel fut encore le cas de l’Empire britannique au 18e et au 19e siècle, “où le soleil ne se
couchait jamais”. C’est la supériorité navale longtemps incontestée de la Couronne britannique qui permit à cet exploit de durer aussi longtemps. Aux 19e et 20e siècles, les États-Unis et
la Russie s’appuyèrent sur les chemins de fer pour permettre la circulation des biens et des personnes à travers l’immensité de leurs territoires respectifs .
C’est aujourd’hui au tour de la Chine de réaliser cette impériale prouesse. La presse fourmille de projets chinois visant à racheter tel port ou aéroport européen, à prendre le contrôle
de tel ou tel territoire africain riche en matières premières ou fossiles, ou à déployer de croissantes forces de projection militaires, notamment navales, en Mer de Chine méridionale.
Tous ces projets sont rarement mis en perspective les uns par rapport les autres. Ils forment pourtant un ensemble cohérent et ne sont nullement le fruit d’un développement chinois
vibrionnant et désordonné laissé au hasard. Tout au contraire : l’orchestration chinoise de cet oeuvre structurant pour le déploiement de la puissance et de l’influence de Pékin est
magistrale. Le dessein l’est tout autant : créer un vaste réseau d’infrastructures capable de d’innerver un empire commercial s’étendant sur tous les continents et soutenu par une
puissance militaire sinon incontestée, en tout cas suffisante pour dissuader le peer competitor américain.
Ce projet impérial apparaît dans toute son envergure avec le projet titanesque d’une « Nouvelle Route de la Soie » qui permettra notamment de lier l’Asie et l’Europe, mais aussi
l’Afrique, via des voies terrestres et maritimes. Cette Route de la Soie sera l’axe de communication principal de l’Empire chinois et
passera notamment par un Moyen-Orient complexe et meurtri. Pékin sait que, par essence, l’empire, pour durer et se déployer, impose de consolider un centre puissant et résilient mais
aussi des points d’appui nombreux et conciliants parmi les “sujets”. Le pouvoir chinois dispose d’un puissant outil pour réaliser ses ambitions planétaires : la Banque asiatique
d’investissement pour les infrastructures (AIIB en anglais), concurrente de la Banque asiatique de développement, contrôlée majoritairement par les États-Unis et le Japon, mais plus
largement rivale encore implicite mais déterminée de la Banque mondiale, bien trop occidentale au goût de Pékin. Lancée en 2014, l’AIIB fonctionne de conserve avec la « Nouvelle banque de
développement » des BRICS, lancée la même année. De quoi permettre à Pékin de nourrir ses ambitions avec l’aval et la coopération de ses voisins.
Cette visée impériale de Pékin est nécessaire à sa survie, tant pour grossir le flux de ses exportations industrielles dans le monde entier, notamment en Europe, que pour lui permettre de
sécuriser ses approvisionnements énergétiques.
Le présent dossier propose un panorama non exhaustif mais assez étendu de ce projet impérial chinois et des développements récents de la Nouvelle Route de la Soie (NRS). On mesurera
rapidement l’étendue de leurs ramifications au-delà de l’axe principal qui passe par l’Asie centrale et le Moyen-Orient pour atteindre l’Europe. En effet, l’emprise chinoise atteint
l’Afrique, l’Amérique du Sud et lorgne vers l’Arctique – pour ses ressources énergétiques encore inexploitées, mais surtout pour l’atout qu’offre une route commerciale du Nord
sensiblement plus courte que celles du Sud (via le Canal de Suez ou celui de Panama) que ce soit à l’Ouest pour rejoindre les
États-Unis via la frontière nord du Canada ou à l’Est pour rejoindre l’Europe en longeant la Sibérie russe.
Nouvelle route de la Soie : une grande voie terrestre de Pékin à Bruxelles
En septembre 2013, le nouveau président chinois Xi Jinping était en visite à Astana, capitale du Kazakhstan pour formaliser un contrat de 5 milliards de dollars portant sur le pétrole de
Kashagan, l’un des plus importants gisements au monde. C’est à l’occasion de ce voyage énergétique que Xi Jinping révéla le projet d’une « Nouvelle Route de la Soie » terrestre et
maritime, intitulée formellement « One Belt, One Road », mais qui prit rapidement le nom actualisé de la très ancienne « Route de la Soie » instituée il y a plus de 2000 ans entre
Chang’an (actuellement Xi’an) et Antioche.
La route terrestre partant de Xi’an rejoindrait l’Europe via un réseau de routes, d’autoroutes et de réseaux ferrés de plus de 13 000 kilomètres allant jusqu’à la Belgique. Une autre
route partirait de Kashgar en passant par le Pakistan pour rejoindre le port de Gwadar (de sorte à contourner la Mer de Chine méridionale où les tensions montent avec Washington). Enfin,
une route plus régionale partirait de Kunming, capitale de la province de Yunnan, pour rejoindre le Laos puis le Cambodge, la Malaisie, la Birmanie, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam.
Dans la mesure où de nombreuses routes et chemins de fer existent déjà, il s’agit moins pour Pékin de tout construire ex nihilo que de
relier entre elles toutes ces infrastructures par des d’intersections importantes formant des hubs. Il s’agit encore de permettre des coopérations avec un certain nombre de pays dont les
structures étatiques sont pour le moins affaiblies (Syrie, Irak, Afghanistan) ou de coopérer avec des Etats dont les relations sont entachées de différends historiques (Arabie Saoudite et
Iran). Ce souci du maintien des structures étatiques pousse Pékin à adopter une politique étrangère pragmatique et réaliste du type « win
win », assez proche en cela des principes de la diplomatie russe. Nous avons récemment publié un court article sur ce point à propos des manoeuvres de la Chine à Kaboul.
Le contrôle des mers et des océans pour assurer la viabilité du versant maritime de la Nouvelle Route de la Soie
Sur les mers, la NRS partirait de la Mer de Chine méridionale (ou Mer de Chine du Sud) pour rejoindre les océans Indien et Pacifique. Ceci est particulièrement délicat pour Pékin qui
craint, en cas d’exacerbation des tensions avec Washington, qu’un blocus maritime ne ferme son accès à la mer à cet endroit (d’où l’importance de la route terrestre passant par le
Pakistan pour avoir accès à l’Océan indien et au Golfe Arabo-Persique via le port pakistanais de Gwadar). Au regard de l’importance
stratégique de la Mer de Chine méridionale, Pékin joue clairement une partie de bras de fer avec les autres pays de la région qui contestent la délimitation des eaux territoriales et
indirectement avec les Etats-Unis, dont le “pivot vers l’Asie” vise l’endiguement de la Chine, politique qui n’est pas sans rappeler la doctrine du « containment » du président Truman à
l’égard de l’URSS. Cette stratégie chinoise passe aujourd’hui par une militarisation des îles (naturelles ou artificielles) de Mer de Chine méridionale, notamment via l’installation de systèmes anti-aériens et anti-missiles capables de créer un « dôme invulnérable » au-dessus de ces territoires (les anglo-saxons
parlent de bulle A2-AD pour Air Access Air Denial). Elle passe également par un développement d’ampleur de sa marine de guerre, avec le
lancement d’un grand nombre de destroyers modernes de Type-052D, équivalents chinois des destroyers américains de classeArleigh Burke mettant
en œuvre le système d’armes naval « Aegis », ainsi que de grands navires amphibies de débarquement de Type-071 en attendant la construction de plusieurs porte-avions. Ainsi, depuis
quelques années, la marine chinoise connaît une croissance exponentielle à laquelle nous avons d’ailleurs consacré un dossier entier. Au-delà du contrôle militaire des mers et des océans,
le trajet maritime de la NRS nécessite pour Pékin d’investir dans les ports et les infrastructures des villes côtières qui se trouvent le long du trajet passant par le Canal de Suez,
notamment Gwadar au Pakistan, comme nous l’avons vu, mais également à Djibouti, où la présence chinoise s’intensifie considérablement et où Pékin pourrait même créer une base navale
militaire.
One Road, One Belt : des financements colossaux et tous azimuts
Dans la constitution de ce vaste réseau d’infrastructures, Pékin fait face à la difficulté du financement et de la coordination institutionnelle de son projet impérial.
D’un côté, la Chine met en avant ses grandes entreprises publiques, notamment leChinese Railway Group, mais elle est aussi consciente de la
nécessité de partager les bénéfices de ces investissements avec des entreprises locales pour obtenir l’assentiment et la confiance des États concernés. Déléguer auprès des pays intéressés
est aussi un moyen pour Pékin de limiter la facture car l’étendue de ses ambitions entraîne une note de frais qui pourrait dépasser ses capacités financières. D’autant plus qu’avec la
crise économique et financière que la Chine connaît, les immenses réserves monétaires du pays ont fondu, passant de 4000 milliards de dollars en juin 2014 à 3200 milliards en avril 2016.
C’est dans cette optique de rationalisation et de mutualisation des participations à la NRS qu’il faut comprendre le lancement en 2014 de la Banque asiatique d’investissement pour les
infrastructures (AIIB), composée de 57 membres fondateurs, mais largement dominée par Pekin. Cette structure internationale dont le capital de départ est de 100 milliards de dollars
permet à Pékin de concurrencer la Banque asiatique de développement (BAD), voire la Banque mondiale, toutes deux largement dominées par les États-Unis (et par le Japon pour la première).
Quels sont donc les moyens de Pékin pour financer son nouvel empire commercial ? Le montant exact n’est pas connu précisément dans la mesure où il s’agit moins d’un seul et unique
ensemble que de la coordination d’une myriade de projets différents. Il est revanche certain que les sommes en jeu sont aussi considérables que les sources de financement sont nombreuses.
En premier lieu, la Chine a lancé un « Fonds Route de la Soie » de 40 milliards de dollars, opérationnel depuis 2015. Mais ce n’est pas tout. A partir de son capital de 100 milliards de
dollars et qui pourrait augmenter rapidement avec le temps, l’AIIB sera en mesure de lever des sommes considérables pour participer à des projets spécifiques inclus dans la NRS. C’est
également le cas de la « Nouvelle Banque de Développement » des BRICS (Brazil/ Russia/ India/ China/ South Africa), lancée elle aussi en 2014 et dont le capital de 100 milliards de
dollars est détenu à 41% par la Chine. C’est sans compter encore les investissements des grandes entreprises et des banques chinoises qui, s’ils n’entrent pas officiellement dans le
projet global « One Road, One Belt », participent indirectement de celui-ci et du projet impérial chinois. C’est la particularité de ce projet : il n’est pas seulement le fait de la
volonté unilatérale et verticale d’un Etat, mais ressemble davantage à un gigantesque réseau, y compris dans ses financements.
Extension du modèle de développement chinois à une grande partie du monde
La Chine a longtemps tenu sur le modèle d’une économie exportatrice de biens industriels innombrables mais de piètre qualité. Le président Xi Jin ping amorce depuis son arrivée au pouvoir
un virage décisif vers un nouveau modèle de croissance interne appuyé en premier lieu sur la consommation des nouvelles classes moyennes chinoises. Mais les difficultés économiques
actuelles de la Chine illustrent la gageure d’un tel changement de paradigme. C’est précisément là que le projet impérial trouve son explication économique. Pékin sait que ces
innombrables investissements dans les infrastructures des pays qui l’intéressent produiront une croissance économique forte chez ces derniers. Or, ces pays, notamment les BRICS, mais
aussi l’Iran ou le Pakistan, voient leurs classes moyennes respectives et leur propension à consommer se développer rapidement. On commence à voir poindre la stratégie chinoise : en
lançant une politique de puissance massive vers les pays de la NRS, Pékin espère exercer une influence suffisante pour capter une part importante de la consommation de ces pays et réduire
sa dépendance aux pays occidentaux en matière d’exportation. D’autant que les niveaux de développement de ces derniers atteignent un seuil de stagnation qui pèse négativement sur la
croissance chinoise. Via la NRS, Pékin souhaite ainsi étendre à une grande partie du monde son modèle de développement à la fois
politique et économique.
Zones géographiques : les méandres du labyrinthe
A ce stade, voici ce que l’on peut savoir concernant la nature et l’ampleur des projets en fonction des zones géographiques :
Un premier ensemble(1) est formé par les pays d’Asie du Sud-Est pour
tenter de les arracher à l’imperium américain et de réduire les tensions en Mer de Chine méridionale ;
Un second ensemble (2) suit l’axe immense qui relie l’Asie à l’Europe, en passant notamment par le Pakistan et l’Iran, deux pays
clefs de la NRS ;
Un troisième ensemble (3) concerne l’Afrique pour ses vastes richesses en matières premières et un possible réveil de la
croissance économique d’un continent en pleine expansion démographique ;
Un quatrième ensemble (4) concerne l’Amérique du Sud, relais de croissance vers l’Est et moyen habile d’entraver les États-Unis
sur leur continent ;
Un cinquième ensemble (5) est formé par la Russie et les anciennes républiques d’Union soviétique dans ce qui apparaît comme une
étrange alliance stratégique, à la fois solide et condamnée à plus long terme. Dans cette zone, l’Arctique fait l’objet d’ambitions chinoises de plus en plus manifestes.
(1)Asie du Sud-Est
Outre un réseau ferré à grande vitesse en Malaisie, à Singapour et au Laos, Pékin a prévu le creusement d’un canal à travers l’isthme de Kra en Thaïlande, ce qui permettrait de gagner 1000 km par rapport à la route commerciale actuelle passant par le détroit de Malacca infesté de
pirates. Les grandes entreprises publiques chinoises Liu Gong Machinery et XCMG, ainsi que
le groupe privé Sany Heavy Industry sont d’ores et déjà en pleins préparatifs de ce projet de canal.
Pékin étend le spectre de sa convoitise bien au delà de ses proches voisins pour s’aventurer plus avant dans le Pacifique. Ainsi, aux Îles
Fiji, la Chine développe une centrale hydroélectrique pour 158 millions de dollars ; dans l’archipel des Samoa, elle construira un hôpital de 100 millions de dollars à Apia et mènera
l’agrandissement de l’aéroport de Faleolo pour 40 millions de dollars.
A travers tous ces investissements, la Chine entend affaiblir l’influence américano-japonaise et espère réduire par ses largesses économiques les tensions en Mer de Chine méridionale.
(2)De la Chine à la Grèce : l’axe central de la Route de la Soie
Pour rejoindre l’Europe, la Route de la Soie passe notamment par le Pakistan, l’Iran et la Grèce, trois pays qui font l’objet d’une attention toute particulière.
Ainsi, en 2015, Pékin a prévu 42 milliards de dollars d’investissements au Pakistan, son allié historique. Il y a deux raisons majeures à ce choix. Il s’agit d’une part de contenir les
tentations séparatistes de la communauté des Ouïghours de la province du Xinjiang en favorisant le développement de celle-ci via les
relations entre la Chine et le Pakistan. D’autant que les Ouïghours disposent de bases arrières en Afghanistan et au Pakistan. On comprend mieux les efforts importants de la Chine pour
participer aux négociations avec les Talibans alors que l’islamisme radical se développe rapidement dans le Xinjiang. La seconde raison vient des tensions en Mer de Chine méridionale : en
créant une route commerciale terrestre et ferroviaire au Pakistan jusqu’au port de Gwadar, la Chine accède à l’Océan indien en contournant ainsi la mer de Chine et particulièrement le
détroit de Malacca entre la Malaisie et l’Indonésie. Car, en cas de montée aux extrêmes dans cette région, la Flotte américaine pourrait bien bloquer l’accès de ce détroit alors que
l’écrasante majorité du trafic commercial chinois emprunte ce passage.
Au-delà du Pakistan, la Chine s’intéresse beaucoup à l’Iran, passage obligé de la route terrestre de la Soie et rare Etat du Moyen-Orient à conserver pour l’instant une grande solidité.
Par ailleurs, l’Iran est un marché considérable pour l’exportation de produits chinois et une source sûre d’importation d’hydrocarbures pour la sécurité énergétique de la Chine. Un moyen
encore de diversifier ses sources d’approvisionnement et de dépendre moins de l’Arabie Saoudite et de Moscou. Ainsi, en janvier 2016, le président chinois s’est rendu à la fois en Iran,
en Arabie Saoudite et en Egypte. A Téhéran, il a souhaité avec le président iranien Rohani, créer un partenariat stratégique pour porter à 600 milliards de dollars les échanges
commerciaux entre les deux pays d’ici 10 ans (ils sont pour l’instant de 50 milliards chaque année). Selon un communiqué officiel, Pékin et Téhéran « se sont engagés à mener des négociations pour la signature d'un accord de coopération élargie sur 25 ans » et ont décidé « de coopérer
et d'avoir des investissements réciproques dans les différents domaines, notamment les transports, les ports, l'énergie, l'industrie et les services ». La Chine envisage aussi des «
investissements et des financements dans les industries de l'énergie en Iran ». Ceci est intervenu une semaine après le début de la mise en œuvre de l'accord nucléaire conclu entre l'Iran et les grandes puissances, prévoyant la levée
d'une large partie des sanctions internationales contre Téhéran. D’ores et déjà, 36 % du commerce extérieur de l'Iran s'effectue avec la Chine, premier client du pétrole iranien. Toujours
selon un communiqué commun, « la Chine a salué le rôle constructif de l'Iran dans la lutte contre le terrorisme et en faveur du maintien de la paix et de la stabilité dans la région". Car
au-delà des avantages économiques, la Chine considère l’Iran comme l’un de seuls Etats capable de maintenir un certain équilibre géopolitique au Moyen-Orient. Dans le conflit syrien,
Pékin soutient discrètement mais activement l’arc chiite dirigé depuis Téhéran, ainsi que la Russie. Un soutien accepté bon gré mal gré par l’Arabie Saoudite, respectueuse du cadre
général de la politique étrangère chinoise fondée sur le respect de la souveraineté des Etats et sur la non-ingérence. Car il est clair que la difficulté majeure pour la Chine dans son
projet de NRS sera d’obtenir une stabilisation suffisante du Moyen-Orient pour déployer ses investissements économiques. Une autre raison pour les États-Unis d’entretenir au Levant un
équilibre précaire, voire un chaos savamment organisé. Mais le pragmatisme de Pékin visant à s’appuyer sur les structures étatiques existantes sans se montrer regardant en matière d’Etat
de droit ou de droits de l’homme pourrait s’avérer payant, surtout si la Chine peut s’appuyer au Moyen-Orient sur la puissance, notamment militaire, de Moscou.
En Europe, la Chine a choisi de s’intéresser particulièrement à la Grèce. Ainsi, la Route de la Soie dans sa forme navale aboutira au port du Pirée, privatisé par le gouvernement du
Premier ministre Tsipras, racheté par la Chine et pour lequel Pékin prévoit d’investir 260 millions de dollars. A partir de là, la Route de la Soie rejoindra le service ferroviaire
européen et traversera les Balkans. La Chine observe avec attention les coups de menton des instances européennes contre l’Etat grec priant sans doute secrètement pour que la faiblesse
d’Athènes favorise ses projets et lui permette de racheter ainsi de précieux actifs utiles à son projet impérial. L’Europe malheureusement, toute à son tropisme comptable indigent, semble
aveugle ou indifférente au déploiement méthodique de cette stratégie chinoise sur notre continent.
(3)Afrique
Le plan chinois pour l’Afrique est colossal, justifié par la source de main-d’œuvre peu chère et abondante, ainsi que par les ressources énergétiques et minières du continent. Ces
richesses humaines ou matérielles nécessitent cependant pour être utilisées à bon escient, de consacrer des investissements massifs aux infrastructures. Ainsi, en janvier 2015, Pékin a
signé un mémorandum avec l’Union africaine pour constituer un réseau de transport commun entre les 54 pays
du continent, qui sera composé de lignes de chemin de fer, y compris à grande vitesse, d’aéroports, de routes et d’autoroutes. Ce plan est déjà engagé avec la signature d’un contrat de 13
milliards de dollars portant sur un réseau ferroviaire au Nigéria, de 3,8 milliards au Kenya, de 4 milliards en Ethiopie et de 5,6 milliards au Tchad. La Chine envisage également de
construire des ports modernes à Dar es-Salaam (Tanzanie), à Maputo (Mozambique), à Libreville (Gabon), à Tema (Ghana) et à Dakar (Sénégal).
La China National Petroleum Corporation (CNPC) met par ailleurs en oeuvre desprojets considérables au
Tchad et au Mozambique tandis que les industriels chinois se ruent en Ethiopie pour y construire de nouvelles usines, déployant une
main d’oeuvre à prix imbattable tout en étant relativement proches du continent européen pour y vendre leurs produits.
(4)Amérique du Sud
La Chine n’oublie pas le continent sud-américain. Un peu comme l’URSS pendant la Guerre froide, cet activisme sur le sol américain est un bon moyen de répondre aux manoeuvres américaines
d’endiguement en Asie.
L’un des défis du projet impérial chinois touche l’étendue de ses relations avec la Fédération de Russie. A moyen et long terme, celles-ci seront prises probablement dans une
contradiction peut-être insoluble. Aujourd’hui, conformément à la philosophie du «win win » qu’affectionnent tant Xi Jin ping que Vladimir
Poutine, la Russie a besoin de la Chine et la Chine a besoin de la Russie. Pékin utilise en effet les technologies militaires russes, mais lorgne surtout vers les immenses ressources
énergétiques de la Russie, ainsi que vers celles des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale. De l’autre côté, en froid avec l’Occident, la Russie a besoin des flux financiers
de la Chine pour développer son économie. La transition de l’époque soviétique à une économie de marché développée piétine, en premier lieu du fait d’un manque de financements et donc
d’investissements. L’axe du Mal formé par l’Ours et le Panda, tant décrié dans les médias occidentaux, repose essentiellement sur cette convergence tactique. A plus long terme, l’alliance
de Pékin et de Moscou risque de mal tourner car Moscou craint plus que tout l’expansion chinoise en Sibérie et en Extrême-Orient, régions où les quelques millions de Russes ne font pas le
poids face aux centaines de millions d’habitants du Nord de la Chine. Et la tentation de Pékin pourrait être grande de submerger cette immense région voisine presque vide d’habitants et
riche en ressources énergétiques et minières. Même l’eau douce intéresse aujourd’hui Pékin ! La Russie a annoncé qu’elle pourrait très prochainement exporter 70 millions de mètres cubes d’eau douce chaque année en Chine. On assisterait au retour des aqueducs romains…
Entre temps, Moscou fait le pari de profiter des investissements chinois de la NRS pour développer sa partie orientale, notamment via la
construction d’une immense
ligne de TGV reliant Pékin à Moscou en deux jours (contre sept actuellement pour la ligne « Express Trans-mongolien »). Un projet pharaonique estimé à 242 milliards de dollars
pour plus de 7000 kilomètres de rails ! En contrepartie, Moscou se lance dans laconstruction de deux gazoducs géants qui pourraient représenter 1/5 des importations gazières de la Chine (contrat estimé à près de 400 milliards de dollars). La
construction de ces deux gazoducs devrait commencer dans les mois qui viennent. Ils compléteraient ainsi l’expansion énergétique de Pékin en Asie centrale, où l’influence russe tend à se
réduire au profit de celle de la Chine. Le Turkménistan fournit aujourd’hui près de lamoitié des importations chinoises de gaz grâce à trois gazoducs, qui pourraient bientôt être
complétés par un quatrième, notamment grâce à Galkynysh, le deuxième plus grand gisement gazier au monde. Pékin a
également signé un contrat de 5 milliards de dollars pour obtenir le pétrole de Kashagan au Kazakhstan et un contrat de 15 milliards de dollars avec l’Ouzbékistan pour y acheter gaz et
uranium.
Mais la Chine ne s’arrête pas aux républiques d’Asie centrale : elle lorgne également vers l’Arctique, dont elle considère qu’elle est un « Etat proche » depuis qu’elle est devenue en
2013 un observateur du Conseil de l’Arctique, organisation intergouvernementale créée en 1996 et dont les
membres permanents sont les pays riverains du pôle Nord. En Arctique, Pékin s’intéresse tant à la voie du Nord-Ouest qui permet de rejoindre l’Amérique vers l’Ouest en longeant le nord du
Canada et l’Alaska qu’à la voie du Nord-Est, qui permet de rejoindre l’Europe en longeant l’immense Sibérie russe. L’Arctique est un sujet brûlant et stratégique, qui pourrait faire
l’objet d’un dossier complet. Nous ne ferons ici qu’esquisser quelques grandes lignes en précisant qu’il y a pour Pékin (et bien d’autres acteurs) deux raisons principales à cet
engouement polaire. La première concerne les richesses énergétiques et minières encore inexploitées de l’Arctique. Certains experts avancent les chiffres de 90 milliards de barils de pétrole et de 30% des réserves mondiales de gaz naturel. La baisse du prix des
hydrocarbures et des matières premières tend à décourager les grandes entreprises de s’engager dans de tels projets pour lesquels les conditions climatiques extrêmes engendrent des coûts
importants et nécessitent donc des prix relativement hauts. Mais personne ne saurait insulter l’avenir. En effet, l’effondrement des prix du pétrole a eu pour effet de geler le niveau des
investissements dans les hydrocarbures. Or, bien des zones de production, notamment dans le pétrole conventionnel peu cher, vont immanquablement se tarir. De nombreux spécialistes
suggèrent ainsi que l’effondrement des investissements, suivant celui les prix, engendrera un choc qui fera remonter violemment ces mêmes prix. L’avenir le dira ... mais personne ne peut
encore dire ce qu’il adviendra de l’eldorado énergétique de l’Arctique dans les prochaines décennies. La deuxième raison est peut-être encore plus importante. Avec le réchauffement
climatique et la fonte des glaces, l’Arctique pourrait devenir dans les prochaines décennies la meilleure route commerciale d’Asie vers l’Europe (passage du Nord-Est) ou vers les
Etats-Unis (passage du Nord-Ouest). En effet, avec la courbure de la Terre (qui n’est pas une sphère !), le trajet maritime Rotterdam-Tokyo est long de 14 100 km par le passage du Nord-Est, de 15 900 km par le passage du Nord-Ouest,
de 21 100 km par le Canal de Suez et 23 300 km par le Canal de Panama. La route maritime du Nord permet de réduire les délais d’acheminement, de réduire les coûts en carburant (distance
moindre) et en main d’œuvre (durée moindre), de réduire enfin les coûts d’assurance liés à la piraterie. Tout n’est pas rose cependant ! Le cercle polaire n’est pas de tout repos. Dans
l’hypothèse où la route serait ouverte toute l’année (ce qui n’est pas encore le cas), les navires pourraient avancer à vitesse réduite et seraient nécessairement accompagnés par un
brise-glace. Les risques d’accident liés aux icebergs seraient réels, faisant exploser les frais d’assurance. Enfin, aucune infrastructure n’existe encore pour emprunter ces deux routes,
surtout celle du Nord-Ouest, car, par rapport aux Etats-Unis et au Canada, la Russie dispose d’une longueur d’avance en Sibérie : quelques millions d’habitants s’y trouvent déjà
implantés, répartis dans quelques ports, de même que les infrastructures liées aux exploitations d’hydrocarbures, comme les fameux et gigantesques brise-glaces nucléaires Arktikad’origines soviétique, qui seront secondés bientôt par de plus gros navires encore. De manière générale, la Russie compte beaucoup sur le
développement du Passage du Nord-Est dans les prochaines décennies. En 2011, le pétrolier Vladimir Tikhonovdevenait le plus grand bateau dans
l'histoire de la navigation à relier l'Atlantique et le Pacifique par le Nord. Vingt-six grands navires l'avaient suivi cette même année. LeBaltika, un autre pétrolier qui a fait le trajet en trois semaines (au lieu de quarante jours par le Canal de Suez), a permis à la compagnie qui l'a affrété
d'économiser un million de dollars de fuel et 250 000 dollars de taxes (celles dues au gouvernement égyptien pour le passage du Canal), et accessoirement, d'éviter les pirates somaliens.
La Chine n’a pas manqué d’observer ces évolutions du climat, prélude peut-être à un changement géostratégique majeur à venir dans les prochaines décennies. La compagnie énergétique
chinoise possède la majorité des parts du champ de gaz naturel et de pétrole de Dreki en Islande. Pékin a également créé l’Arctic Yellow River Station, un centre de recherches permanent sur l’île norvégienne du Spitzberg. Le partenariat stratégique avec la Russie commence à
porter sur les investissements en Arctique. Déjà, le principal groupe de fret chinois, COSCO, a annoncé qu’il allait établir un service "régulier" via le passage du Nord-Est. Le Figaro note que « l’entreprise, sous contrôle étatique, a déjà par
deux fois emprunté la route maritime du Nord-Est, qui longe les côtes septentrionales de la Sibérie : une première fois à l'été 2013, et de nouveau ce mois-ci (octobre 2015 ndlr), selon
des médias officiels chinois ». Par ailleurs, legigantesque projet « Yamal » de gaz naturel liquéfié (GNL) en Arctique mené entre le russe Novatek
et le français Total, gelé (c’est le cas de le dire …) à cause des sanctions occidentales, a finalement trouvé les 12 milliards nécessaires à sa poursuite grâce au concours de….
l’Export-Import Bank of China et de la China Development Bank. Et l’un des actionnaires qui
possèdent 9,9% du consortium chargé de « Yamal » est justement … le Fonds Silk Road !
“La fin de l’Histoire” chère à Francis Fukuyama a bel et bien vécu. Ce dernier semble d’ailleurs avoir compris l’inanité de son utopie et adopte
désormais une approche bien plus réaliste. Les grands équilibres stratégiques du monde se reconfigurent et l’ambition impériale chinoise se dévoile. Ses proportions sont pharaoniques, ses
ramifications denses et les moyens qui lui sont consacrés sans limites. Ce maillage extrêmement serré d'infrastructures et de relations politiques de coopération/infoéodation commerciale
laisse augurer une domination en nappe, douce mais irrépressible.
L’Amérique l’a déjà fort bien compris et met en place ses contre-feux pour retarder la confrontation, notamment normative, de ce grand dessein
chinois avec sa propre ambition planétaire. Mais qu’en pense l’Europe, que fait-elle face à cette offensive, que veut-elle ? Quel rôle pour notre continent encore riche mais dépourvu
d’une colonne vertébrale politique et d’une ambition collective à jouer et compter dans ce nouveau “très Grand jeu” ? Pour l’heure, la simple prise de conscience des bouleversements
géo-stratégiques et géo-économiques que va entraîner la mise en musique de cette “Nouvelle Route de la Soie” serait déjà un premier pas salutaire pour l’UE. Un prélude à la définition –
enfin ! – d’une politique de puissance et d’influence digne de notre passé et à la hauteur de la glorieuse destinée promise autrefois par nos Pères fondateurs.
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