Pourquoi les démocraties virent à droite ?

...par Brice Couturier - le 02/12/2016.

 

Producteur de radio, écrivain, journaliste


 

Plus que sur des oppositions économiques, les clivages politiques reposent sur des enjeux culturels : la famille, la sexualité, les questions d'identité.

 

Source : http://www.lepoint.fr/editos-du-point/sebastien-le-fol/brice-couturier-pourquoi-les-democraties-virent-a-droite-02-12-2016-2087383_1913.php


"C'est quand les choses sont arrivées qu'on voit combien elles étaient faciles à prévoir", écrivait Albert Thibaudet dans La République des professeurs. En effet. La séquence historique que nous vivons – depuis le Brexit jusqu'à l'émergence au premier rang du "quatrième homme", François Fillon, lors de la primaire de la droite et du centre, en passant par la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine – était prévisible. Comment expliquer que les présages de ces chambardements politiques soient demeurés invisibles aux observateurs spécialisés ? Que les signaux précurseurs, innombrables, aient échappé à leurs radars ? Cessons d'accabler les sondeurs. Depuis 2008, c'est toute la caste des "sachants" qui est ainsi prise au dépourvu. Journalistes, sociologues, politologues, ils n'avaient rien vu venir. Le tsunami les a surpris et les surprendra encore.

 

La seule boutique où l'on pouvait obtenir des données utiles sur le mouvement des plaques tectoniques sur le point de provoquer un tremblement de terre politique, c'était celle des géographes. En France, nous avons : Laurent Davezies ; il a montré que des territoires entiers avaient été vidés de toute activité économique productive et ne subsistent plus qu'à travers les emplois publics et la redistribution. Jacques Lévy, avec ses "gradients d'urbanité", qui permettent de mesurer le degré d'ouverture d'un espace à la diversité culturelle. Christophe Guilluy, qui a eu la curiosité d'aller regarder, par-delà les banlieues, du côté de la "France périphérique", celle qui n'intéresse pas les médias et qui se venge de ce désintérêt dans l'isoloir.

 

Affectés par la mondialisation

 

Mais l'épicentre du bouleversement politique en cours a lieu aux États-Unis. Et si l'on veut tenter d'en comprendre les causes, il faut, là aussi, regarder les cartes en compagnie de géographes. Joel Kotkin montre ainsi que les démocrates tiennent solidement les États du Nord-Est et, en profondeur, toute la côte pacifique. Trump, lui, domine dans le Sud et dans les États compris entre les Appalaches, à l'est, et les Rocheuses, à l'ouest : l'Amérique profonde. Il a dû sa victoire au basculement en sa faveur d'un certain nombre d'États industriels, à forte proportion de cols bleus, et donc traditionnellement démocrates : Pennsylvanie, Michigan, Wisconsin.

Kotkin a mis en lumière une véritable loi : les États qui votent républicain sont spécialisés dans la production de biens tangibles - secteur manufacturier, agro-industrie, énergie, construction. Ceux qui sont stratégiquement situés sur l'économie de l'immatériel (Silicon Valley, Hollywood, communication, université, banque et finance...) votent démocrate. Or les premiers, terriblement affectés par la mondialisation, sont en déclin.

 

Le même phénomène est à l'œuvre au Royaume-Uni : ce sont les anciennes villes industrielles du nord de l'Angleterre qui ont fourni aux Brexiters leurs gros bataillons électoraux. Et chez nous, en France, combien de supporteurs de Marine Le Pen dans le Nord sont les enfants ou les petits-enfants d'anciens militants du PCF et de la CGT dont on a fermé les mines et les usines ?... Ces catégories sociales voient les emplois s'évaporer. Elles en rendent responsable la mondialisation qui provoque les délocalisations.

 

Poussées de fièvre

 

Ce sont donc les classes ouvrières et moyennes en voie de déclassement dans les régions en déclin qui produisent ces poussées de fièvre droitières, si surprenantes pour les spécialistes. Car ceux-ci attendaient la révolte du côté gauche. Au plus fort de la crise des subprimes, on a accordé bien du crédit et beaucoup d'heures d'antenne aux éternels prophètes de la fin du capitalisme. La très sérieuse revue Le Débat publiait des articles de personnages aussi extravagants que Paul Jorion ! Nos confrères journalistes attendaient, en Allemagne, une poussée de Die Linke, et on a l'AfD. La caste prêchi-prêcheuse nous a rebattu les oreilles durant des semaines des pauvretés intellectuelles de Nuit debout. Mais lorsque cette bulle a éclaté, elle n'a produit que du vent. Pendant ce temps, la colère gonflait les voiles de la droite. Ce que François Fillon, lui, avait compris.

 

Comment s'étonner que ceux que la reprise a laissés sur le bas-côté de la route, les left-over people, les laissés-pour-compte, se tournent vers la droite ? Quand, en outre, ils se font traiter d'arriérés et de racistes (the deplorables, selon Hillary Clinton), qu'on leur explique qu'ils sont destinés à disparaître, on conçoit qu'ils le prennent avec mauvaise humeur. Contrairement à ce que croit la gauche, ces classes moyennes paupérisées ne réclament pas davantage de transferts sociaux, une augmentation des minima de survie, mais des opportunités de carrière. Pas l'aumône, mais la dignité par le travail. "Les moyens de contrôler sa vie économique", comme l'écrivait récemment le Prix Nobel d'économie 2013, Robert Shiller. Ils sont spontanément libéraux. Pas socialistes.

 

Les experts n'ont pas vu venir le phénomène parce qu'à leurs yeux, un pauvre, ça vote à gauche. S'il ne le fait pas, c'est qu'il est aliéné. C'est une tout autre histoire que raconte l'étude publiée aux États-Unis, en août dernier, sous le titre Trump, le Brexit et la montée du populisme. Défavorisés et backlash culturel, par deux chercheurs, Ronald Inglehart et Pippa Norris. Ce qu'ils démontrent, c'est que les clivages politiques ne reposent plus sur des oppositions économiques, mais sur des enjeux culturels. Ce qui est devenu déterminant, c'est ce que les Anglo-Saxons appellent les life politics : la famille, la sexualité, les questions d'identité et de genre. À l'heure des grands flux migratoires, c'est une réalité politiquement déterminante.

 

"Vertucrates"

 

À l'origine de cette montée en puissance du sentiment identitaire, les "mouvements de libération", issus de l'échec du gauchisme politique, au début des années 1970 : féminisme, droits des homosexuels, Black Power. Modes d'expression de soi, vecteurs d'authenticité, ils ont conquis progressivement des positions de force dans l'université et les médias. Ils ont fourni les bases de la nouvelle idéologie dominante : l'"ouverture" contre la "France moisie" (ou la "Little England"). Le critique littéraire américain Joseph Epstein avait forgé le néologisme "vertucrate", pour désigner quelqu'un qui estime que ses opinions politiques ne sont pas seulement correctes, mais qu'elles sont profondément morales. C'est cette arrogance qui est devenue insupportable à nombre de nos concitoyens qui se débattent au bord du gouffre.

 

C'est dorénavant dans le domaine de la culture au sens large – celui des croyances, des valeurs et des modes de vie – que se livrent les combats politiques décisifs. Regardez du côté de l'instrumentalisation de l'Histoire au nom des "mémoires" – et leur surenchère victimaire. Car la culture a été politisée en profondeur. Elle est devenue le mode d'expression des "identités" (ethniques et sexuelles, en particulier). C'est l'un des effets inattendus de l'entrée en société multiculturelle. Celle-ci n'est pas la coexistence pacifique de cultures juxtaposées, comme le prétendent les théoriciens du "vivre-ensemble". Elle est un conflit social pour le partage des biens et la prééminence, mené sur le terrain des modes de vie, des hiérarchies de valeurs et de la consommation culturelle.

 

Albert Thibaudet estimait qu'à partir des années 1830 la vie politique de notre pays avait suivi un "mouvement sinistrogyre". Le parti du mouvement (la gauche) l'emportait, à chaque moment du cours de l'histoire sur le parti de l'ordre ou de la "résistance". Tout semble indiquer que les grandes démocraties sont engagées depuis quelque temps dans un mouvement dextrogyre.

 


Partager : 

Écrire commentaire

Commentaires: 0