Terrorisme dans l’Union européenne  - Quelles menaces ? Quelles réactions ?

...par Alain Chouet - le 29/12/2016.

 

Ancien chef du service de renseignements de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure.




Si la menace terroriste a toujours existé en Europe, le continent a été particulièrement touché ces dernières années, notamment par le terrorisme islamiste, et le niveau de la menace actuel est considéré comme particulièrement élevé. Quelle est la réalité de la menace terroriste aujourd’hui en Europe ? Et quels en sont les principaux acteurs ? 


A. Chouet : La menace est aussi réelle qu’elle est mal appréhendée. En premier lieu, les Européens en général et les Français en particulier ont tendance à voir le monde à travers leur propre prisme. Et celui-ci est « déformant ». La violence terroriste islamiste s’exprime d’abord et prioritairement dans des pays musulmans avec des attentats, massacres, enlèvements, voitures piégées, etc. qui font des dizaines de morts et des centaines de blessés chaque jour dans des pays comme l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan, le Pakistan, la Somalie ou le Nigeria. La presse en parle peu et, faute d’images, les chaînes télévisées d’information continue n’en rendent compte qu’à travers de courts bandeaux déroulants en bas de l’écran.
Au-delà de l’émotion légitime que suscitent les attentats djihadistes en Europe, il faut constater cliniquement qu’ils restent peu nombreux et sont loin de toucher l’ensemble des pays d’Europe, pour se concentrer majoritairement sur la France et la Belgique, et dans une moindre mesure le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Allemagne. 
Quant aux acteurs, force est de constater que les principales attaques que nous avons connues en relation avec la violence salafiste n’étaient pas le fait de militants exotiques des mouvements djihadistes formés sur le terrain moyen-oriental spécifiquement pour nous attaquer – d’ailleurs, il n’y a pas besoin de formation spécifique pour "révolvériser" des enfants à la sortie d’une école comme l’a fait Mohammed Merah. Elles étaient le fait de gens qui n’ont reçu que des formations très sommaires, au point de se tirer dans le pied comme Sid Ahmed Ghlam ou de mal engager son chargeur comme l’attaquant du Thalys. 
Et, surtout, ce ne sont pas des éléments d’une « armée étrangère » – comme l’étaient les membres des commandos du 11-Septembre aux États-Unis – qui ont frappé sur notre sol, mais des produits de notre propre société, nés sur notre territoire, élevés – ou plutôt mal élevés – dans nos structures éducatives, culturelles, familiales et sociales. Et, comme le note avec justesse le juge Marc Trévidic : « Tous ces jeunes soi-disant terroristes qui sont passés dans mon bureau seraient de toute façon passés à la violence, djihadisme ou pas. » Ce qui conduit le chercheur Olivier Roy à penser qu’« il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité » (1)


En mai dernier, le directeur général de la Sécurité intérieure déclarait que la France était le pays le plus menacé par le terrorisme (2). Quels sont d’après vous les États européens les plus menacés ?


Ce n’est pas l’Europe en tant que telle qui est visée. Ce sont un certain nombre de pays européens qui le sont quand ils pré- sentent les caractéristiques suivantes :
- être impliqué dans une politique interventionniste active dans le monde arabo-musulman,
- et/ou entretenir sur son sol une communauté musulmane conséquente et bien pénétrée par l’idéologie salafiste des agents d’influence wahhabites, de la Confrérie des Frères musulmans ou des oulémas revanchards déobandis du Pakistan, 
- avoir une législation tolérante en matière de libertés individuelles jointe à une faible « censure sociale » et laisser à ce titre se développer des zones de non-droit ou de droit « communautaire » sur le sol national.
À partir de là, on peut essayer de dresser une carte des « pays à risque » en Europe. La France y figure en bonne place. Si l'on évalue actuellement le risque sur une échelle de 1 (risque majeur) à 3 (risque mineur), on trouvera : en risque 1, la France et la Belgique ; en risque 2, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Allemagne, le Danemark et l’Italie ; en risque 3, la Suède, la Grèce, les Pays-Bas et l’Autriche. C’est une classification qui peut changer du jour au lendemain en fonction des rapports de chaque pays avec la sphère arabo-musulmane à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières.
L’Europe est, en matière de sécurité face à la violence djihadiste, le « ventre mou » de l’Occident. On ne réédite pas tous les mois le coup du 11-Septembre. Le brontosaure américain met du temps à se réveiller, mais une fois en route, il est redoutable. Les salafistes en général et, parmi eux, les Frères musulmans en particulier, sont des pragmatiques et des opportunistes. On frappe là où c’est le plus facile, parce que le terrain s’y prête, et là où on est sûr d’avoir le maximum de résultats – surtout de résultats médiatiques – avec le minimum de moyens.
Si les pays européens les plus menacés par la violence terroriste islamiste à court terme sont incontestablement la France et la Belgique, c’est que ces pays présentent plusieurs points de similarité. La France est d’abord menacée en raison de son engagement sur différents théâtres d’opérations militaires contre les bandes armées djihadistes, et d’une politique arabe assez peu lisible. Mais ces deux pays partagent surtout la caractéristique d’avoir, pour des raisons diverses et parfois par un angélisme mal placé, laissé se développer sur leur propre sol des zones de non-droit livrées au contrôle de bandes délinquantes violentes et d’avoir concédé sans précaution l’encadrement de l’islam local à des structures et personnalités d’inspiration salafiste wahhabite qui ne se privent pas d’essayer d’influencer de leur discours les importantes communautés musulmanes qui y résident.
Aucun pays européen n’est vraiment à l’abri de la violence, mais certains sont peu concernés, soit parce qu’ils ne constituent pas des cibles médiatiques intéressantes pour l’islamisme militant, soit parce qu’ils ont concédé de larges espaces d’autonomie au communautarisme musulman avec les risques que cela implique à long terme, soit parce que – au contraire –, ils assurent un maillage serré et un fort encadrement de leurs communautés à problèmes.


Alors que la sécurité est un domaine qui relève avant tout de la sphère nationale et que les récents attentats ont mis au jour une certaine carence en matière d’échange d’informations, quel est l’état de la collaboration entre les différents services européens de lutte antiterroriste ?


S’il existe un domaine où les services de renseignement – qu’ils soient intérieurs ou extérieurs – ne rechignent pas à la coopération, c’est bien celui de l’antiterrorisme. À titre personnel, je n’ai jamais constaté de réticences à ce sujet. Encore faut-il avoir quelque chose à échanger. Comme on l’a vu plus haut, tous les attentats djihadistes commis en Europe depuis une dizaine d’années ont été le fait de ressortissants ou de résidents des pays ciblés, donc supposés identifiés, surveillés et suivis par les services de leurs pays respectifs. Dans ces conditions, qu’y a-t-il à échanger ?
À l’inverse, quand des opérations violentes ont été préparées sur une base transfrontalière, comme le projet d’attentat contre le marché de Noël à Strasbourg il y a quelques années, on s’aperçoit que la coopération et les échanges entre pays voisins permettent de les anticiper et de les neutraliser. Mais nous avons eu de la chance. Car, pour entretenir des échanges efficaces en cas de menace transnationale, encore faut-il avoir des services motivés par les mêmes problèmes dans chacun des États membres et une réelle volonté politique collective de résistance et de lutte.

En août dernier a été nommé un nouveau commissaire européen à la Sécurité, le britannique Julian King – ce qui n’a pas été sans déclencher une certaine polémique juste après le vote du Brexit. Qu’est-ce qui est fait, ou va être fait, au niveau de l’Union européenne pour lutter contre la menace terroriste ?

La nomination d’un Britannique au poste de « M. Antiterroriste européen », de même que la nomination de ressortissants britanniques aux principaux postes de responsabilité d’Europol, peuvent effectivement sembler étranges à la veille de la sortie annoncée du Royaume-Uni de l’Union européenne… Mais le véritable problème est que M. King se heurtera sans doute aux mêmes difficultés que ses prédécesseurs depuis Gijs de Vries, le premier d’entre eux : manque de personnel, manque de moyens, manque de considération des États membres, absence de volonté de mutualiser des services considérés comme dernier pré-carré de souveraineté régalienne, multiplicité effarante des interlocuteurs.
En France, une réunion des services contribuant à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) n’aligne pas moins de 22 représentants d’administrations différentes. Chiffre à multiplier par 27 si l’on veut avoir une idée du nombre d’interlocuteurs avec lesquels les collaborateurs de M. King devront s’entretenir au quotidien….
Et surtout, malgré l’infatigable dévouement de ses membres depuis sa création, si cette structure antiterroriste européenne s’est trouvée réduite à l’impuissance, c’est qu’on a pris le problème à l’envers. L’antiterrorisme n’est que l’un des aspects de la défense contre les menaces stratégiques non militaires contemporaines, qui incluent également l’espionnage, la criminalité transnationale, les trafics, la prolifération, etc. Le traitement communautaire de ces différentes menaces supposerait au préalable la définition d’une politique collective de défense et de relations extérieures. On en est très loin. On en est d’autant plus loin que l’Otan reformatée après la dislocation du bloc soviétique a « vampirisé » toute initiative de défense collective sous drapeau européen au profit d’un ensemble plus vaste et peut-être plus dissuasif, mais moins corrélé aux problématiques spécifiques du « Vieux Continent ».

Il existe déjà des structures européennes qui intègrent dans leurs missions la lutte contre le terrorisme. Or, à chaque attentat ressort la proposition de la mise en place d’une agence de renseignement européenne. Pour certains, l’accumulation de nouvelles structures administratives n’est pas la solution. Qu’en pensez-vous ? Les structures existantes sont-elles efficaces ?

En créant « l’espace Schengen », les Européens ont voulu se doter d’un espace juridique unique censé faciliter la libre circulation des personnes sans pour autant accepter de se doter de règles juridiques communes. Chaque État membre reste crispé sur sa propre conception des libertés publiques, du droit pénal, des instruments de procédure criminelle, des mesures de sûreté et de prévention. Dans un tel contexte collectif mais non collectivisé, il va de soi que le niveau de sécurité de l’ensemble s’aligne mécaniquement sur le niveau du plus faible ou du moins motivé.
À titre d’exemple, et puisque la mode est à l’imitation scrupuleuse de nos alliés américains, les Européens, qui ne voulaient pas être en reste de « listes de suspects », ne sont même pas arrivés à se mettre d’accord sur une transcription commune de noms écrits en alphabet arabe ou cyrillique, ce qui rend illusoire la fiabilité du fameux « PNR » (Passengers Name Record) supposé recenser les déplacements de tous les passagers par voie aérienne sur le continent européen. De même, face à la considérable vague de migrants issus du Moyen-Orient, aucun État européen n’a été capable de mettre à la disposition des gardes frontières grecs des collaborateurs arabophones susceptibles de distinguer dans le flot des réfugiés de la mer Égée ceux qui provenaient bien des théâtres d’affrontement du Moyen-Orient des activistes souvent originaires du Maghreb infiltrés parmi eux.
On peut donc empiler autant de couches que l’on veut au mille-feuille existant. On ne fera que contribuer à la complexité du système tant que n’auront pas été définis des objectifs et des procédures collectives dans le cadre d’une politique commune de défense et de relations extérieures dotée des personnels et des moyens adéquats.


Vous avez déclaré que « nous sommes alliés avec ceux qui sponsorisent depuis 30 ans le phénomène djihadiste » (3) et que l’Europe « ne se protégera pas du risque terroriste en conservant une prudente neutralité ou en refusant de s’impliquer militairement et politiquement » (4). Quel doit être le rôle politique et militaire de Bruxelles selon vous ? Qu’est-il fait au niveau de l’Union européenne pour lutter contre le financement du terrorisme ?

Privée du consensus unanime de tous les membres de l’Union en matière de défense et de relations extérieures, Bruxelles ne peut pas faire grand-chose, y compris en matière de financement du terrorisme.
Une part importante de l’arsenal législatif et réglementaire interne, international ou communautaire récent est consacrée à juste titre à l’identification et à la répression du financement du terrorisme. Le concept est évidemment essentiel à condition – ce qui est loin d’être le cas – de déterminer où commence le financement du terrorisme. S’il s’agit en effet du financement des opérations violentes stricto sensu, les mesures édictées n’auront que peu d’effet. Le financement des opérations terroristes en elles-mêmes ne coûte pas cher – quelques milliers de dollars ou d’euros – et leur montant peut circuler discrètement à l’abri de tout contrôle. Ce qui coûte cher dans la violence islamiste, c’est la préparation « culturelle » à l’action, la propagande et le recrutement par le biais des mosquées, centres caritatifs, culturels et sportifs, la formation idéologique par des imams spécialisés, la rétribution des agents d’influence, la prise en charge à vie des familles des candidats au martyre, etc. Or les différents corpus juridiques élaborés depuis le 11-Septembre n’attribuent pas un caractère délictueux à ces financements, dont le caractère « dual » ne permet pas d’affirmer qu’ils ont la violence comme objectif direct. C’est particulièrement vrai en matière de droit anglo-saxon qui, pour retenir la qualification de financement du terrorisme, exige que soit apportée la preuve d’un transfert de fonds aux auteurs de l’action violente, mais aussi la preuve que le donateur avait l’intention que ces fonds servent spécifiquement à une action violente. Reste le cas des financements et du soutien politico-militaire aux organisations combattantes comme Daech, Jabhat alNosra, Aqmi ou autres. Certaines pétromonarchies ont plus ou moins officiellement assumé ce soutien jusqu’à l’été 2013. Pour des raisons différentes, elles ont renoncé depuis à tout soutien public à ces organisations, mais les soutiens de personnes ou d’institutions privées d’Arabie, du Qatar et du Koweït subsistent en quantités importantes. Comme l’a noté à juste titre le chercheur François Burgat au cours d’une récente audition parlementaire (5), l’Arabie des Saoud ne soutient pas le djihadisme par affinité idéologique ou volonté missionnaire. Elle le fait par pragmatisme. Elle soutient quiconque dans le monde arabe et musulman – y compris les communautés émigrées – peut mettre la famille Saoud à l’abri du regard critique de l’Occident, à l’abri de la concurrence impériale de l’Iran, à l’abri de la contestation, en particulier de la contestation démocratique, et elle encourage quiconque est susceptible de relayer la doxa théocratique et réactionnaire sur laquelle elle a construit sa légitimité contestable. Et il ne manque évidemment pas de candidats pour essayer de profiter de la rente que génère cette stratégie puisque, faute de moyens culturels et humains, l’Arabie est bien contrainte de la mettre en œuvre par une tactique du chéquier.
L’Europe doit donc prendre conscience qu’en s’attaquant à juste titre aux criminels qui frappent sur son sol et aux bandes armées djihadistes qui dévastent des zones entières du monde musulman, nous ne faisons que nous attaquer aux effets de l’islamisme politique violent et non à ses causes. Il faut en tirer les conséquences car – quels que soient nos éventuels succès militaires et sécuritaires – la menace sera permanente, aussi longtemps que la matrice salafo-wahhabite qui l’engendre existera, en particulier dans les zones grises d’États faillis ou les zones de non-droit de nos propres pays.

 

Entretien réalisé par Thomas Delage le 29 octobre 2016


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